Mes orteils s’enfouissent dans le sable, mes doigts se perdent entre mes paumes. Je gratte et je gratte encore, sous mes ongles je devine les lignes de mes mains, la pulsation de mes veines. Des sillons, des tas de sillons dans lesquels s’enfoncer. Je rêve de me replier en moi-même, devenir coquille, m’abriter. Se serait tellement plus simple. Il n’y a que la chaleur du sable pour me rappeler où je suis, pas en moi mais dehors, sur cette plage éloignée.
C’est le matin. L’endroit est presque désert. Tout le monde trouverait ça beau, une plage, la mer. L’été et la sérénité. Mais l’horizon s’acharne à rester droit. Les vagues ne menacent rien, ne promettent aucun renversement. Le ciel est bleu sans l’ombre d’un nuage, un bleu plat, lisse. Ennuyant. On y passerait un doigt et on ne récolterait rien, pas une seule aspérité. Quelques goélands tracent des traits blancs par-ci par-là, empêchant la monotonie de gagner.
Non, vraiment. Tout n'est que traits, ordre, pureté. Fatigue, répétition et tristesse. Ces formes et ces couleurs n’existent que dans les imaginaires, les souvenirs ou les cartes postales. Elles ne sont pas réelles. On ne peut pas les toucher. Et je n’y ai, moi, définitivement pas ma place. Je ne suis rien de tout cela. Je suis un amas de lignes entremêlées entre elles, des rigoles plongées les unes dans les autres dans un jeu étouffant de vases communicants. Je suis autre, le dos rond, les coudes carrés par-dessus mes genoux, difforme. Les membres mal reliés entre eux, les articulations disjointes, les chairs gonflées de crasse.
Non, vraiment. Tout me chasse.
Et il y a le soleil. Toujours le même.
Dans un élan de rage je le fixe, plante mes yeux dans ses feux. Mon corps réclame que je me détourne mais je tiens bon. Têtue. Je me plisse, me fais fente, si je deviens une ligne je pourrai combattre la sphère. Les contours du soleil se mettent à tourner. Mes rétines brulent, mes tempes palpitent. Pourquoi je me donne autant de peine, je me demande. Pourquoi combattre des moulins à vent, donner des coups d’épée dans l’eau. De guerre lasse, je ferme les yeux. Sous mes paupières, l’obscurité, enfin. Malmenée par des taches, des cercles qui éclatent et que je ne peux éviter. Une larme coule le long de chaque joue.
Il faudrait redessiner le paysage. Lui donner de la cohérence, de l’aplomb et de la joie. Un coup de crayon bien dirigé aux bons endroits, réhausser l’horizon, raviver les couleurs. Ajouter du vert, du pourpre. Accueillir les formes, toutes les formes, créer des entrelacs de courbes, de lignes et de points qui se marieraient avec gaieté. Je me frotte les yeux, sèche mes joues, jette un regard embué sur la plage, la mer. Et je décide, oui : si on me donnait mes outils, quelques pinceaux, je saurais comment remodeler tout ce gâchis.
— Tu marches vite, t’as failli me semer.
Je sursaute, reconnais cette voix. Je me contorsionne tandis que ma grand-mère, un brin essoufflée, agrippée à sa canne, s’assoie à côté de moi.
— Mais j’ai deviné où tu voulais aller, explique-t-elle, alors… Je t’aurais de toute façon retrouvée.
Mon expression ahurie expose toute ma surprise. Nellie m’offre un clin d’œil.
— Faut croire que je suis dans un bon jour, ma Vivi. Alors je t’ai suivie, comme une grande. T’es pas allée bien loin. Et puis c’est vrai qu’il est joli, ce coin.
Elle écarte les jambes, ses genoux font deux virgules sur le sable. Je ne peux m’empêcher de penser à un bébé, un gros bébé, assis pour la première fois dans un lieu qu’il ne connait pas. Ma grand-mère se tient pourtant droite, l’œil vif arrêté sur la mer. Ça me fait plaisir, je lâche, trop abasourdie pour parvenir à coudre d’autres mots. Elle laisse échapper un profond soupir, sourit. A l’air d’aller bien. Elle pose une main sur ma cuisse, me donne des petites tapes d’affection. Je lui dis :
— Je suis contente que tu sois là.
Et je lui rends son sourire.
— Ça doit pas être facile pour toi en ce moment, s’excuse-t-elle. Ces trucs que je fais…
Elle balaie le paysage du bout des doigts, comme si sa vieillesse et les violences étaient incrustées dans la mer et le ciel.
— Au fond, je sais bien que j’ai tué personne. Ce garçon, là… Il va bien. Tout va bien.
Elle soupire une nouvelle fois. J’ai envie de me laisser aller, moi aussi, à respirer un bon coup. À me soulager d’un poids que je ne comprends pas. Je n’ose rien ajouter, la laisse dérouler le fil de ses pensées.
— Enfin, je le sais. Mais je le ressens pas.
Elle appuie sur ce verbe comme elle s’appuierait sur sa canne. Les deux syllabes s’étirent, se dilatent, le bois et les sons pourraient craquer sous le poids des significations. Je me demande ce que ressens sous-entend, quels entremêlements d’émotions se cachent sous cette fraction de secondes glissée hors de sa bouche. Mais, au lieu de creuser plus profond, elle se met à rire. Un rire jaune et noir, qui ne respire pas la joie.
— C’est quand même ridicule, tout ça… admet-elle entre deux hoquets. Ma pauvre Vivi…
Je ne vois pas ce que j’ai de pauvre. Je ne suis pas la plus à plaindre. J’ai mon corps à ma disposition, ma tête sur les épaules – même si la fatigue la fait trop souvent pencher sur le côté. Et que mes mains sont déjà creusées par le ménage toujours refait.
— Je te l’ai déjà dit, mais tu devrais vivre ta propre vie. Te barrer. Faire… faire comme ta mère.
Elle tente un regard en coin mais n’ose pas poser ses yeux sur moi. Son sourire s’éteint tout à fait, ses lèvres s’affaissent. Un pont d’une joue à l’autre, qui traverse la peau distendue, les rides du nez, avant de retomber sur son menton froissé. La disparition de sa fille, je pense, sa fille, ma mère, a disparu on ne sait où, et voilà que cette évidence se glisse dans les interstices de Nellie – dans ce qu’il reste d’elle, les moments de lucidité. À croire qu’il n’y a aucun répit possible.
— Au fond, poursuit-elle, je la comprends. J’ai pas toujours été tendre avec elle. Il y a des mères, comme ça… comme moi… qui sont pas taillées pour. Si on m’avait dit… Tu sais, si on m’avait dit tout ce qui me tomberait dessus, j’y serais pas allée. Les disputes, les grossesses, les problèmes d’argent, le manque de place. Les morts. Avant, quand on tombait enceinte, on tombait enceinte. Pas de retour en arrière.
— C’était pas la même époque.
— C’est vrai, mais j’en ai fait partie, de cette époque. J’ai ma part de responsabilité. Et puis, va pas me dire que c’est si simple aujourd’hui. Les gosses, ça pousse toujours comme du chiendent.
Elle a raison. Tellement de mauvaises herbes. J’imagine une plante frêle et fragile jaillir de sous les grains de sable. Percer la plage et s’étirer, lentement, péniblement, vers le soleil. Accompagnée bientôt d’une autre plante, mauvaise herbe elle aussi, qui tranche le sol, s’extirpe du bout de ses feuilles décharnées. Puis d’autres plantes, un pré, une forêt entière naîtrait sur la plage, et une rage me brûle les mains. Tout ce qui pousserait ici grandirait au prix d’efforts colossaux. Des êtres vivants qui ne bourgeonnent pas vraiment, occupés à survivre. J’enfonce mes doigts dans le sable. Les grains s’agrègent sous mes ongles, la plage me repousse – trop chaude, trop dense. Je force, gratte comme je peux, parviens à ensevelir ma paume entière. La gêne atténue la rage.
Ma grand-mère passe du coq à l’âne :
— Ta mère, je me souviens très bien, quand elle était au lycée elle traînait avec tout un tas de garçons. J’aimais pas ça, je les regardais de travers, tous. Elle avec. Elle rentrait des cours avec ses tenues dépravées et sa musique et je lui hurlais dessus. Faut bien que je l’admette, maintenant, je lui hurlais dessus. Et le bâton est sorti quelques fois. Je l’entends encore, qui court dans toute la maison pour aller se barricader dans la chambre. Avec elle, surtout, j’ai été sévère. C’était ma première. Tes oncles et tantes, ils ont eu leurs coups eux aussi, mais ils en sont pas morts. Enfin… Façon de parler.
Elle émet un son étrange, une sorte de reniflement ironique qui me glace les sangs. Elle continue :
— J’ai essayé d’être là dans les moments importants. De l’équilibre, c’est ce que je me suis toujours dis : il faut de l’équilibre entre tout, les choses, les gens. Si je suis capable de hurler, je dois être capable de… l’inverse. Le mieux que j’aie pu faire, je crois, c’est quand ta mère s’est séparée de son premier petit copain. Elle avait dix-huit ans, pour elle tout était très nouveau. J’imagine que c’était avec lui, son premier… sa première nuit… Enfin, tu me comprends. J’aime pas penser à ces détails-là, mais je veux pas me voiler la face. Comment il s’appelait, encore… Bref. Il faisait partie de sa bande de copains et je l’ai toujours trouvé un peu à part. Je saurais pas dire, il m’enquiquinait. Il faisait rien de grave, toujours poli, courtois, mais… je sais pas. Sa seule présence me dérangeait. Il pouvait se tenir dans la cuisine, on discutait et puis ça me prenait d’un coup, je me disais « je peux pas le sentir ». Vraiment, c’est la bonne expression, son odeur me revenait pas. Mais pas moyen de comprendre pourquoi. La vie continue, Mathilde qui devient adulte – c’est le moment où elle a tenté la fac, elle a trouvé un premier chez-elle mais le loyer était trop cher, elle a dû revenir la queue entre les jambes. Je la voyais de temps en temps le week-end, d’abord c’était son air triste. Qui m’a mis la puce à l’oreille. Et puis des silences gênants. Tu sais, quand quelqu’un se sent trop fatigué de parler, tu sens que ça ne va pas mais impossible de creuser. Et puis un samedi, il faisait grand beau, c’était l’œil au beurre noir.
Elle se tourne d’un coup vers moi :
— Tu connais cette histoire ?
J’hésite, oui mais je n’ai jamais entendu sa version des faits.
— J’ai pas envie de radoter, ma Vivi. Et puis je sens que je déraille, les anecdotes s’entrechoquent.
— Continue de raconter, on verra bien. Tu as réagi comment, quand tu as vu l’œil au beurre noir ?
Elle hausse les épaules.
— J’ai rien fait. Rien dit. À quoi tu t’attendais ? Si elle m’en parle pas, qu’est-ce que… Mais son odeur à lui m’est revenue, comme s’il avait jamais quitté cette satanée cuisine. Et j’ai eu cette sensation étrange, à croire qu’il était bel et bien là. Mieux, qu’il était encore plus là en étant absent. Comme si son odeur avait traversé les maisons, la ville, s’était enracinée dans mon nez et dans mon esprit. Gravée. Il existait partout, chez moi, sur l’œil de ma fille, dans ma tête. Et il ombrageait tout. Tu vois ? Pourquoi je… Oui, c’est là où je voulais en venir. Mathilde ne m’a rien dit, elle ne s’est jamais plainte. Quand elle l’a quitté, elle est revenue vivre à la bicoque et je l’ai accueillie. C’est ça que je voulais te raconter. J’ai pas fait ce que les autres attendaient de moi, je l’ai pas sermonnée. Je l’ai pas humiliée. Je l’ai accueillie. Comme si de rien n’était.
Elle hoche la tête, la mine ferme et fière.
— Ça, c’est quelque chose que personne n’a jamais fait pour moi. Mais toi, aujourd’hui, tu agirais différemment. J’en suis sûre. Comment on fait pour aider les autres ? Quand on sait pas s’aider soi-même, qu’on sait pas ce qu’il se passe ? Parce qu’en définitive, ça non plus j’ai pas peur de l’admettre aujourd’hui : mes enfants, je les connais pas.
Elle me donne tellement de grains à moudre, je ne sais plus que penser. Je revois ma grand-mère dans la bicoque – au fond, je ne la place jamais ailleurs que dans cette cuisine, cette véranda. Elle se courbe par-dessus les fourneaux, un torchon en main. Elle discute avec ma mère, mes oncles et tantes. Les voix s’élèvent. Parfois, ça rit. Souvent, ça crie.
— Enfin, voilà que je baragouine de ces trucs… Trois secondes de lucidité et qu’est-ce que je te propose ? Des vieilles histoires sordides. Qui te concernent même pas. Ça me ressemble pas… C’est comme si, je sais pas. Comme si un soleil me sortait de la bouche. Un soleil bleu. C’est comme ça que je me vois.
Elle prend ma main, l’empoigne fort et la secoue.
— Je sais bien ce qu’il se passe. Que je suis malade. Je regrette beaucoup la moi d’avant. Plus gaie, plus… délurée. Je m’excuse. Le jour où je meurs, je veux rien de lugubre ! Pas de bondieuseries, pas d’assemblée en noir ! Promets-le-moi.
Je le lui promets. Rien de plus simple, en cet instant, que d’acquiescer bêtement.
— Parle-moi un peu de toi, me demande-t-elle tout à coup.
— Qu’est-ce que t’aimerais savoir ?
— Tout. Rien.
Je reste interdite. Tout et rien se passent généralement dans ma tête, je me sens incapable de les mettre en voix. Et puis, pour dire quoi ?
— Parle-moi de ta BD, tiens. Celle que tu écris.
[Ici, je dois faire une pause dans mon récit. Le moment est trop douloureux. J’ai oublié ce que je faisais. J’ai oublié que ceci, là, ce mot-ci et puis celui-là, n’étaient pas un roman mais mon histoire. Je me suis égarée dans la mise en fiction de moi-même. J’utilise des mots beaux, doux ou cruels, des images littéraires et bientôt graphiques, pour raconter, créer une mise en perspective. Mais je dois bien me l’avouer, repenser à ma grand-mère – je veux dire, vraiment penser à elle, ce qu’elle était, comment et qui elle était, les sensations qu’elle créait chez moi et qui se répercutaient comme des vagues dans mon corps, ma psyché – me fait mal.
Bientôt, je la dessinerai.]
Alors je lui en touche deux mots rapides, de cette BD encore, inlassablement, en cours de fabrication. Elle me tient toujours la main. À la voir m’écouter, je comprends qu’elle sait, qu’elle voit les carnets, les feuillets et les planches qui s’accumulent dans ma chambre, quand je m’isole. Elle est donc parfois là, dans cet espace que nous partageons. Une partie d’elle avec moi, quoi qu’il en soit.
Je continue de parler. Je me perds en détails, j’ouvre des pans entiers de ma maigre vie, des pans qui s’agglutinent les uns aux autres sans liant particulier. Nellie acquiesce de temps en temps. Et puis, je ne saurais dire quand, son œil s’éteint. Ses traits s’affaissent. Sa main desserre la mienne. Elle tourne doucement la tête, son regard creux s’étend par-dessus le sable, la mer, dépasse sans doute ce trait d’horizon qui m’ennuie tant. Disparaît.
Sa main retombe mollement sur le sable. Je l’interpelle, lui demande si tout va bien. Mais elle ne répond plus.