… dans sa combinaison blanche. Il sourit à Noya avant de se volatiliser dans un halo de lumière, tout comme son voisin de gauche aux yeux tristes et au sourcil blanc. Sur l’Île du Dernier Souffle, Ubata Jecks et ses deux gardes s’évaporent à leur tour. Les paupières de Noya s’alourdissent. On la déconnecte du Cosmosos.
— C’est génial, s’exclame 103C en éteignant l’écran de la salle blanche. Mon fils va être tellement heureux !
— En plus y’a du beau monde, ajoute son camarade. J’ai hâte que Nkata se fasse trucider en mode hardcore.
La lumière de Jalkazam aveugle Noya.
— Dire qu’on ne va bientôt plus voir ta sale gueule mutilée, Nkata. Tu vas presque me manquer.
Le poing du gardien s’enfonce dans l’abdomen de Noya. Elle crache sous la violence du coup. Takkul khara•. Si elle n’était pas attachée à la table d’examen, elle lui casserait les dents. Encore éblouie par la blancheur de la salle, elle grogne, gesticule, en vain, sous les rires du gardien. L’immatriculé 103C intervient. Le ton monte. Alors que Noya retrouve sa vue et sa respiration, la porte s’ouvre derrière elle. Les deux hommes se redressent promptement et saluent solennellement les nouvelles personnes entrantes.
— Bonjour messieurs, lance une voix claire et imposante.
Des bruits de talons résonnent sur le sol, suivis de près par des pas plus discrets.
— Tout va bien ?
— Rien à signaler, s’empresse de répondre 103C non sans jeter un œil agacé à son collègue bagarreur.
— Laissez-nous.
La porte se referme derrière les geôliers. Un parfum aux notes végétales embaume la pièce et les narines de Noya qui manque d’éternuer. Une femme s’assoit devant elle, sur un tabouret à roulettes. Ses longues nattes africaines, coiffées en chignon par deux pics à cheveux, encadrent son visage fin à la bouche charnue et au nez retroussé. Noya distingue à peine sa pupille dans ses yeux sombres, vifs et impénétrables. Échauffée par le coup de poing du gardien, la prisonnière la regarde avec méfiance, tel un félin prêt à bondir sur sa proie.
— Bonjour Noya. Je suis Ixi Imdinn, ta productrice dans Karma Arena.
La prisonnière l’inspecte de bas en haut. Le port de tête altier, Ixi dégage une certaine élégance avec le foulard argenté noué autour de son cou et la chemise satinée qui met en valeur sa peau d’ébène. Ses talons aiguilles rehaussent son pantalon taille haute qu’elle époussette avec délicatesse.
— Et voici Odèle Ansink. C’est le cyber-spécialiste qui m’assiste dans Karma Arena.
Un jeune homme se rapproche, impressionné de voir la célèbre Noya Nkata, The Red Rift, en vrai. Il passe une main dans ses cheveux épais, frotte nerveusement son grand nez et remonte ses lunettes rondes derrière lesquelles brillent des yeux clairs soulignés par un subtil trait de mascara.
— Bonjour, enchanté, dit-il presque automatiquement en se grattant l’arrière du crâne.
— En tant que productrice, précise Ixi, c’est moi qui t’accompagne durant toute la durée du cybkill.
Elle pose délicatement sa tête dans sa main gauche en continuant ses explications, plongeant ses yeux noirs dans ceux de Noya avec une intensité déroutante qui transforme sa méfiance en curiosité.
— Je te briefe, je t’entraîne et je gère tes apparitions publiques.
Ses longs doigts aux ongles vernis tapotent sa joue pendant qu’elle parle. Tiens…
— Avant toute chose, annonce Ixi dont la voix résonne dans la pièce avec une clarté cristalline, reprenons ensemble les bases de Karma Arena.
Elle lance un signe de tête à Odèle, qui retire aussitôt une capsule informatique de sa poche pour la connecter au grand écran. Celui-ci s’allume, affichant plusieurs écrans holographiques qui montrent des images d’archives. Pendant qu’Ixi présente Karma Arena, Noya note chaque inflexion, chaque geste, chaque pause de son interlocutrice.
— Karma Arena est le tout premier cybkill de Turshali. Cette année, c’est la 7e édition.
Une infographie présente les points importants pendant qu’Ixi réajuste son chignon. Un deuxième signe…
— Comme tous les cybkills, Karma Arena se déroule dans le Cosmosos. Grâce à un cyber-équipement de pointe, les jowers, c’est-à-dire les joueuses et joueurs connecté.es, sont en parfaite synkrom avec leurs corps et leurs mouvements.
Un groupe de personnes en hologrammes, aux tenues toutes plus anachroniques que les autres, se battent autour de Noya. Un cow-boy avec un bras mécanique et une femme des cavernes avec un pistolet bondissent sur les murs de la salle comme si la gravité n’existait plus. Noya ne quitte pas Ixi des yeux, fascinée malgré elle par ses gestes délicats et son magnétisme naturel.
— Karma Arena se déroule en trois parties. On commence par six jowers, puis trois et enfin deux pour la finale. Chaque partie a son univers et ses règles. Toutefois, l’objectif reste le même : gagner.
Avec son gigantesque marteau, l’un des hologrammes frappe violemment les autres qui se désintègrent dans un nuage de particules, enveloppant Ixi d’un manteau chatoyant.
— Chaque jower a son propre personnage. Cette année, IAka, la toute nouvelle intelligence artificielle de Karma Arena, réalise à elle seule le travail d’une équipe de production. Elle s’occupe notamment du character design•.
L’hologramme change de tête, puis de corps, puis de jambes, puis d’arme dans un méli-mélo d’apparences incongrues, contrastant avec la sobriété élégante d’Ixi.
— IAka travaille en collaboration avec IAja, l’intelligence artificielle de Jalkazam, afin de récolter des données et de créer des designs adaptés à chaque détenu. Tu auras donc le plaisir d’avoir plein de jolis skins•.
L’hologramme porte maintenant des épines sur son torse. Ce détail sort un instant Noya de sa contemplation et elle s’imagine avec des cornes sur la tête en train de culbuter ses ennemis avec.
— Les skins, c’est avant tout commercial. Ils n’ont aucune conséquence pour toi. Pour chaque partie, tu as un skin de base et des skins bonus : les cywers peuvent les acheter pour habiller différemment les jowers qui apparaissent sur leur écran.
L’hologramme passe d’un corps bodybuildé à celui d’une femme plantureuse et courtement vêtue pendant qu’Ixi caresse du bout des doigts le foulard autour de son cou.
— C’est superficiel, mais nos investisseurs y tiennent beaucoup.
Sans blague.
Ixi se tourne vers l’hologramme qui se divise en deux personnes différentes, chacune avec une lignée de cœurs au-dessus de la tête. La première assène un coup de poing à l’autre qui contre-attaque aussitôt.
— Une notion à connaître, c’est la santé. Tes cœurs se vident en fonction des dégâts que tu reçois. Si tu n’as plus de santé, tu perds une vie. En fonction des règles, tu possèdes un nombre de vie infinies, un nombre de vies limité ou une seule vie, ce qui correspond à une mort immédiate si tu perds celle-ci.
L’un des hologrammes désemplit tous les cœurs de son adversaire. Celui-ci tombe dans les pommes tandis que son assaillant gonfle ses biceps. Noya parle pour la première fois.
— Combien a-t-on de vie ? Comment est gérée la santé ? Qui définit que telle attaque diminue tant de points de vie ?
Ixi pivote de nouveau vers Noya, surprise d’entendre sa voix.
— Excellentes questions. Tous les jowers ont le même nombre de cœurs et le même nombre de vies. Toutefois, aucun n’a la même résistance, ni la même force d’attaque, ni la même vitesse ou agilité. IAka veille à ce que ça soit équilibré.
De nombreuses fiches de personnages surgissent, montrant des jowers avec leurs différentes caractéristiques. Un rôdeur possède une plus grande dextérité que sa camarade gladiatrice, qui, elle, bénéficie d’une meilleure force pure. Ixi ajuste le col de sa chemise argentée tout en poursuivant ses explications.
— IAka mesure également la puissance de chaque coup en fonction de l’attaquant et de sa cible : est-ce qu’elle a réussi à parer, à l’éviter de moitié, ou se l’est-elle prise de plein fouet ? L’attaque enlève des cœurs en fonction de tous ces paramètres. C’est un savant mélange de calculs que je ne saurais te détailler.
— Si je décapite un jower, questionne Noya, est-ce qu’il meurt sur le coup ?
La gladiatrice tranche le cou du rôdeur, qui perd de nombreux points de vie, mais garde littéralement sa tête sur les épaules.
— Non. Le jower meurt uniquement si cela lui retire ses derniers points de santé et qu’il n’a plus de vie pour revenir. De plus, on ne peut couper ou arracher des membres dans Karma Arena, sauf au le coup final. Nous sommes dans un jeu vidéo où des attaques mortelles dans la vraie vie diminuent seulement ta santé. Si on te lacère par exemple, tu sentiras une grande douleur, ton personnage saignera, mais tu n’en mourras pas.
Quelle bonne nouvelle.
— Voici les grandes lignes de Karma Arena. Nous verrons les spécificités plus tard. Je vais terminer avec les grands changements de cette année.
Odèle, si discret que Noya en avait oublié l’existence, se redresse subitement. Ixi se gratte la gorge. Oh, s’exclame la Voix. Là, il n’y a plus de doute possible…
— Dans Karma Arena, indique la productrice, chaque jower possède un ditus dolus, c’est-à-dire une botte secrète. Ces compétences spéciales sont utilisables une seule fois dans chaque partie. La nouveauté de cette année, c’est qu’à chaque fois que tu exécutes définitivement un autre jower, tu absorbes sa compétence spéciale. Ensuite, tu choisis entre ton ditus dolus de départ ou celle que tu viens de recevoir.
Noya cligne plusieurs fois des yeux, l’air surpris, mais n’émet pas le moindre son. Si tu tues Zufia Somento, tu pourras donc troquer ta mauvaise humeur contre un magnifique culo•.
Ixi, les mains posées sur ses genoux, se tait. Elle fixe la prisonnière de son regard perçant, attendant patiemment que son interlocutrice prenne la parole. Elles se toisent toutes les deux pendant de longues secondes, immobiles, maintenant le contact visuel avec un air de défi. Odèle, pris au dépourvu par cette tension palpable, se gratte nerveusement le nez.
— Et mis à part devenir Criminel Légal, qu’est-ce que je gagne à remporter Karma Arena ? finit par demander Noya.
— Comment ça, purger notre belle cité de la délinquance ne te suffit pas ?
Quelle horreur.
— Sache que le statut de Criminel Légal est éphémère. Pour toi, il se renouvellera chaque nouvelle saison de Karma Arena. Si tu gagnes, tu es sauve jusqu’à la prochaine édition. Cette année, ce sont les criminels légaux Lozentu et Lenzek Hoam qui remettent leur titre en jeu.
Ixi laisse un nouveau silence s’installer, mais cette fois, Noya ne demande plus rien. Elles se dévisagent encore quelques secondes, puis, Odèle, pressé de sortir de cette ambiance électrique, déconnecte la capsule informatique. L’écran et les hologrammes s’éteignent.
— Bien, nous avons terminé pour aujourd’hui, conclut la productrice en étirant ses bras avec grâce. Nous nous reverrons pour ton interview et tes séances d’entraînement en vue de la première partie. Merci de ton attention.
Ixi lui adresse un mystérieux sourire. Elle se lève du tabouret et quitte la salle, ses talons aiguilles claquant sur le sol. Son passage laisse une empreinte dans la pièce, subitement terne malgré sa blancheur éclatante. En inspirant, Noya sent encore son parfum végétal qui semble avoir imprégné les murs, les meubles et les tissus. Elle reconnaîtra cette fragrance à chacune de leurs prochaines rencontres. Odèle salue timidement la prisonnière d’un signe de main que Noya ne remarque même pas, et emboîte le pas de sa cheffe. La productrice et les gardiens échangent brièvement dans le couloir.
Noya n’écoute pas leur discussion, trop concentrée sur ses propres pensées. Elle se remémore rapidement la scène et les différents signes qu’elle et la Voix ont perçus. Ixi Imdinn est membre de SEISM.
Elle ne prête plus attention aux gardiens qui la détachent, ni même à son corps qui se lève mécaniquement de la table d’examen pour sortir de la salle et emprunter les couloirs de Jalkazam. Elle ne voit plus les murs immaculés qui s’étendent autour d’elle, ne ressent plus l’oscillation désagréable quand les corridors se lèvent et s’abaissent dans les airs. Accaparée par Ixi, Noya réalise qu’elle se trouve dans sa cellule plusieurs minutes après y être entrée. Elle s’allonge sur son lit, caressant inconsciemment son cou où était attaché le Kill Ring, avant que 103C ne l’enlève quelques instants plus tôt. Les réflexions se bousculent dans son esprit, relatant les événements de cette journée qui paraît plus longue que ces cinq dernières années.
Pour que Karma Arena commence, récapitule la Voix, il faut que le nombre maximal de personnes emprisonnées soit atteint. Généralement, iels sont exécuté.es avant que ça arrive. Oui. La Haute Providence les incarcère pour une durée précise et déterminée, le temps de leur soutirer un maximum d’informations...enfin, de les torturer. Noya pince ses lèvres d’un air pensif.
Dès que le temps d’incarcération touche à sa fin, l’exécution a lieu. Soit de manière classique, sur l’échafaud virtuel, soit dans un cybkill. Toi, tu allais être exécutée… Le décompte sur la vitre de sa cellule, le même que celui de ce matin, s’affiche en lettres et en chiffres lumineux… dans 42 jours. Et voilà que la prison atteint son quota. Et qu’apparaît Ixi Imdinn.
Noya repasse en boucle les mots et les gestes de la productrice dans sa tête, comme un refrain qui ne la quitte pas. Sa combinaison blanche exhale le parfum d’Ixi, lui rappelant chaque détail de leur conversation. Est-ce que l’on est bien sûres ? demande la Voix. A-t-elle bien réalisé tous les signes de reconnaissance dans le bon ordre ? Dans le temps imparti ? Elle a tapoté trois fois sa joue, se rappelle Noya. Au début. Avec sa main gauche. Trois fois. Pas une de plus ou de moins. Et après… Elle a touché son crâne. En se recoiffant. Et enfin… Elle s’est gratté la gorge. Tout ça en moins de dix minutes.
Elle ne peut se tromper. C’est impossible. Les signes de reconnaissance de SEISM sont établis dans un ordre précis, tout en gardant un aspect naturel qui les rendent invisibles aux non-initiés. Ils se noient d’ailleurs dans un tas d’autres gestes anodins afin de mieux brouiller les pistes. De plus, ils diffèrent selon les interlocuteurs. Les actions d’Ixi étaient choisies pour communiquer spécifiquement avec Noya.
Pour montrer que tu as bien reçu le message, se souvient la Voix, tu as cligné rapidement trois fois des yeux. À un bon timing, en plus. Ixi s’est bien débrouillée aussi. Même s’il y a des caméras partout dans cette prison, personne ne fera attention. Noya fronce les sourcils. Sauf si la Haute Providence connaît le truc, mais il y a peu de chance. Il existe plusieurs enchaînements de signes pour communiquer avec moi, mais je suis la seule à les connaître tous. SEISM n’en communique qu’un seul par personne et ce type de communication reste une mesure exceptionnelle, la rassure la Voix. Ne t’inquiète pas.
Noya fixe le plafond comme si elle cherchait une réponse au-delà des murs. Si Karma Arena commence aujourd’hui, c’est sous l’impulsion d’un plan savamment orchestré. Le dernier prisonnier, nécessaire pour atteindre le quota de jowers nécessaire, a sûrement été placé volontairement. La Voix acquiesce. Il y a de fortes chances que ces émissions soient truquées. Le gouvernement choisit les vainqueurs, jamais quelqu’un de SEISM n’entrera légalement dans leurs rangs.
Noya secoue la tête. Je ne deviendrais jamais Criminelle Légale. Ce n’est donc pas l’objectif. Peut-être que SEISM fait diversion. Pour camoufler un autre projet en parallèle ? Peut-être que SEISM a décelé une faille dans le cybkill ou dans la prison. Ou peut-être que ça n’a rien à voir avec tout ça.
Noya pousse un profond soupir. Sa poitrine explose dans un bourdonnement d’angoisse et d’excitation. La prisonnière ferme les yeux pour se calmer. Mais, même dans l’obscurité de ses paupières, les idées fusent et se cognent dans un tourbillon infernal. Elle grimace, prise d’une nouvelle migraine qui tambourine les deux mêmes noms. Ixi. SEISM. Ixi. SEISM. Ixi…