Ellie avait déjà assisté à un bal. Une fois.
La seule, à la vérité, où tante Laura avait décidé de la mener l’été de ses dix-neuf ans dans l’espoir de lui trouver un époux.
Elle n’y avait jamais remis les pieds.
La faute à une succession de maladresses mêlant une cruche d’eau, un lustre aux bougies basses et une perruque hors de prix aux boucles… chatoyantes, dirons-nous. Ellie en gardait un souvenir plutôt plaisant, si l’on mettait de côté les cris et le chaos qui avait suivi la première danse.
Une sale odeur de brûlé l’avait suivi pendant près d’une semaine. Semaine qu’elle avait passé à rédiger des lettres d’excuse à la totalité des membres de la famille Broomsby dont la matriarche avait vu ses cheveux et une partie de ses jupons partir en fumée.
Marton Manor n’avait définitivement rien à voir.
La salle de bal était grandiose. Plus encore que tout ce qu’Ellie avait pu imaginer en se préparant avec sa cousine.
Tout était démesurément grand à Marton Manor, à commencer par son hall et l’imposant lustre de cristal qui s’y déployait comme la plus troublante des roses.
— Cesse de tripoter ton ourlet, gronda Laura en donnant une discrète tape sur la main de sa fille. Tu vas froisser ta robe.
Ce qui ne l’empêcha pas de recommencer sitôt la main de la matrone revenue à sa ceinture.
Anabeth avait l’air ailleurs depuis leur arrivée et observait alentour avec une anxiété croissante.
— Il y a tant de monde… souffla-t-elle en se tordant les mains.
Ses doigts agités menaçaient de réduire en lambeau la dentelle de son éventail. Ellie y posa une main rassurante, attirant à elle l’attention de sa cousine. Anabeth était si pâle d’appréhension qu’on aurait pu la confondre avec le clair de lune. Ou l’une des statues de marbre qui décoraient l’entrée. Sans la veine qu’Ellie voyait pulser dans son cou, elle aurait pu s’y méprendre.
Annie avait commencé à montrer des signes d’anxiété peu de temps après leur départ d’Ivory House. Si la perspective d’un véritable bal l’enthousiasmait, y parvenir enfin l’intimidait plus qu’elle ne l’avait imaginé.
— Il ne peut rien t’arriver ici, lui assura-t-elle en tapotant sa main gantée. Et s’il devait t’arriver quelque chose, je me chargerai de ce quelque chose.
Anabeth tourna si vivement la tête qu’Ellie craignit qu’elle ne se brise la nuque.
— Promis ?
— Promis, jura la jeune femme en crochetant leurs petits doigts.
Anabeth lui offrit un pâle sourire.
— Y allons-nous ? demanda gentiment sa cousine alors que la vicomtesse les avait depuis longtemps devancée.
Anabeth opina avec détermination et suivit Ellie dans la grande salle.
Il ne lui fallut pas une minute. Une unique minute avant de s’extasier sur un nom parfaitement inconnu à Ellie.
— Par toutes les étoiles, s’affola-t-elle en se cachant derrière son éventail, n’est-ce pas le comte d’Orlune ? Je croyais qu’il ne comptait pas venir !
Ellie jeta un coup d’œil dans la direction qu’indiquait sa cousine et haussa vaguement un sourcil. Le jeune homme dont il était question était plutôt commun, sans doute pas beaucoup plus âgé qu’Eliabelle et certainement pas aussi beau qu’il voulait le penser. Surtout avec ces favoris d’un brun lustré qui lui mangeaient les joues.
Ellie n’avait jamais compris cette mode ridicule qui leur donnait l’air d’homme-bêtes primales comme dans les contrés lointaines. Bien qu’avec le recul, c’était peut-être l’effet escompté.
Le comte s’entretenait avec une joyeuse petite cour composée aussi bien de jeunes filles aux rires de cannes que de messieurs désireux de leur plaire. Un coq dans une bassecour, songea sombrement Ellie au moment de se détourner.
— Encore une connaissance à toi ? lança-t-elle malicieusement.
— Loin s’en faut, répondit Anabeth avec bonhomie. Mais d’après les Chroniques d’Aurore, il en est déjà à ses quatrièmes fiançailles. On dit qu’il est un fieffé coureur de jupons, ajouta-t-elle plus bas.
Ce qui n’étonna nullement Ellie. La plupart des hommes « de haut lignage » aimaient courir les jupons. C’était d’ailleurs pour cette raison qu’il y avait tant d’enfants illégitimes dans les plus hautes sphères. Plus ces messieurs se croyaient spéciaux, plus ils se pensaient irrésistibles et donc, tout permis.
— Dans ce cas, chère cousine, murmura-t-elle en se penchant légèrement sur elle, je te prierai de ne pas tomber sous son charme.
— Aucun risque, s’amusa Annie. Les dandys libertins ne sont pas mon genre.
— Quelle heureuse nouvelle, sourit sincèrement Ellie avant d’ajouter avec espièglerie : il me tarde de découvrir quel est ton genre.
Anabeth piqua un fard et s’apprêtait de toute évidence à botter en touche lorsque tante Laura les appela. Elle avait déjà traversé la salle pour rejoindre le buffet où elle s’entretenait avec ce qui devait être la comtesse de Marton et l’un de ses fils.
La pauvre en avait cinq, et seul l’aîné avait accepté de se marier. Ellie la plaignait. Marier une fille était nettement moins compliqué que marier un fils, alors cinq !
— Allons-y avant qu’elle ne vienne nous chercher, s’amusa la jeune femme en entrainant sa cousine.
— Je ne marche pas trop bizarrement ? s’inquiéta Anabeth alors qu’elles approchaient du petit groupe.
— Tu marches parfaitement normalement, lui assura Ellie avec sérieux. Qu’en est-il de la douleur ?
— Elle est tenable, répondit Annie après un instant, mais la grimace qu’elle offrit disait tout l’inverse. Du moins, pour le moment. J’ignore si je pourrais danser plus d’une fois, avoua-t-elle tout bas.
— Compte sur moi pour te trouver des excuses, lui souffla Ellie à l’oreille.
— Même les pires ? chuchota Annie en retour.
— Surtout les pires, s’amusa sa cousine. Ce sont les meilleures.
Elle pouffa.
— Anabeth, ma chère, la reprit sa mère avec un froncement de sourcils.
— Mes excuses, maman.
La vicomtesse se radoucit en la découvrant plus détendue. Elle ignorait que la main qui s’accrochait au coude d’Ellie était si raide qu’on aurait pu la croire faite du même grès que les gargouilles enchantées de l’entrée.
— Laissez-moi vous présenter, continua-t-elle, ravie. Anabeth, Eliabelle, voici lady Marton et son fils cadet, Edward Marton.
— Mesdemoiselles, les salua-t-il d’une simple révérence.
Le fait qu’il ne tente pas de lui voler sa main pour y déposer un baiser plu instantanément à Ellie qui s’inclina humblement.
— M. Marton.
Annie mit un instant de plus avant de réagir, subjuguée qu’elle était par ce monsieur et ses jolis yeux noisette. Elle se rattrapa juste à temps, pour la plus grande fierté d’Ellie car sa cousine ne bredouilla ni ne vacilla au moment de se présenter.
— C’est un honneur de vous rencontrer, assura-t-elle avec le doux sourire qu’on attendait à voir sur son visage.
La comtesse parut apprécier et se lança aussitôt dans une longue conversation avec tante Laura, laissant à Anabeth toute la latitude pour discuter avec M. Marton. Le silence entre eux dura un moment, jusqu’à ce qu’il aborde le thème préféré d’Annie : la littérature.
Ellie fut plus qu’heureuse de faire tapisserie et se permit même d’observer un peu mieux alentour.
Il y avait tant de merveilles dans celle seule salle, ç’aurait été criminel de passer à côté.
Ce qu’Ellie remarqua le premier, et qui l’avait déjà frappé à son entrée, ce fut la taille de cette salle si ridiculement grande qu’on voyait à peine les peintures enchantées qui tapissaient le plafond.
Trois imposant lustres de cristal s’alignaient pour éclairer de tous leurs feux la centaine d’invités qui continuait d’arriver. Bientôt il lui serait bientôt impossible de discerner le joli dallage miroitant du sol.
Ellie avait entendu dire que les Marton avaient fait fortune grâce à l’exploitation de carrières de grès. Les pierres qu’ils en excavaient avaient la particularité d’être extrêmement résistante à la magie et permettait ainsi la création des meilleures gargouilles du pays. Raison, sans doute, pour laquelle les Marton en avaient placé deux de belle taille à l’entrée de leur résidence.
Ellie n’avait pu résister à l’envie de les étudier à son arrivée. Leurs regards étaient si perçants qu’ils avaient fait défaillir une dame d’un grand âge. Ellie avait dû se mordre les joues pour ne pas éclater de rire devant pareille comédie. Les gargouilles ne risquaient pas de s’éveiller par un simple regard.
Au demeurant, la jeune femme en avait remarqué deux autre, plus petites, gardant la salle. Si petites, en fait, qu’elles avaient plus l’air de chats ailés que de véritables lions.
Eliabelle brûlait de les approcher pour mieux les observer, mais Annie lui serrait si fort le bras qu’elle ne s’imaginait pas l’abandonner à son sort, même pour des êtres aussi fascinants.
Elle se concentra donc sur les peintures qui jalonnaient les murs ivoires, tantôt fresques anciennes, tantôt portraits de maitres. Chacun de ses décors enchantés lui donnaient l’impression d’un millier de fenêtres s’ouvrant sur des mondes miniatures. À tel point qu’Ellie se demanda si sa main en traverserait le canevas si elle s’aventurait à toucher la surface.
La jeune femme se désolerait plus tard de ne pas avoir pu admirer comme il se devait les nombreuses toiles exposées. Son regard avait tout de suite été attiré par la peinture d’une mer démontée où un navire s’apprêtait à sombrer sur des rochers saillants. Une sirène y chantait, portée par une mélodie qu’elle seule entendait mais que l’on devinait aux discrets mouvements de sa gorge.
De l’eau ruisselait un peu au bord du cadre, comme si la tempête peinait à être tout à fait contenue. Un valet se dépêcha de l’essuyer et réprimanda la sirène avant de s’en aller. Vexée, cette dernière alla rejoindre les profondeurs de ses eaux.
Dans le cadre, la tempête tomba et le bateau put continuer à voguer au loin sur un horizon tout juste visible.
— Qu’en penses-tu Ellie ? demanda abruptement sa tante.
Elle cilla.
— De quoi donc ? demanda-t-elle en détachant les yeux de la peinture.
Lorsqu’elle revint à sa tante, ce fut pour découvrir quatre paires d’yeux braqués sur elle, dont une qui semblait bien peu amène. Je vais encore me faire taper sur les doigts, songea-t-elle aussitôt. Tante Laura s’apprêtait à la houspiller quand la comtesse la devança.
— Vous admiriez nos peintures, ma chère ? demanda-t-elle doucement.
— En effet, avoua Ellie avec toute l’honnêteté qui la caractérisait. Je trouve celle de la sirène particulièrement belle. Est-ce normal qu’elle laisse échapper de l’eau ?
Tante et cousine ouvrirent de gros yeux alors que la comtesse souriait.
— Tout à fait. Certaines de nos toiles enchantées s’amusent de notre réalité. Mon mari en est féru, je suis ravie de constater qu’au moins une de nos invités s’y est suffisamment attardé pour remarquer ce détail.
— J’aimerai beaucoup rencontrer l’artiste, avoua Ellie et le fils Marton faillit s’étouffer dans son verre. Il a beaucoup de talent.
Il se reprit bien vite mais son visage demeura étrangement rouge.
— Par chance, sourit la comtesse avec l’air sournois qu’avait parfois tante Laura, il se trouve juste devant vous.
— Mère, arrêtez, implora le jeune homme dont le corps s’était tant raidis qu’il semblait prêt à se briser.
Plus encore alors que sa mère le poussait subtilement en avant.
Ellie sut instantanément qu’elle venait de faire une bêtise. Une grosse bêtise. Une bêtise qui fit passer sur le visage de sa tante tout un chapelet d’expressions dont la dernière, aussi exquise que calculatrice ne lui disait rien qui vaille. À ses côtés, Annie parut un peu mal à l’aise. Si elle l’avait pu, Ellie aurait juré comme un charretier.
Peut-être cela ne serait-il pas une mauvaise idée, se fit-elle distraitement la réflexion, ainsi je pourrais éloigner toute idée incongrue de l’esprit de ces mères combinardes. Mais en remarquant les lèvres pincées de sa cousine, elle se jura de s’abstenir.
À la place, et comme il lui incombait, elle afficha son sourire le plus affable.
— Vous avez beaucoup de talent, lança-t-elle tout de go et il parut vouloir se cacher sous la table, au plus grand plaisir de sa mère. J’ai beaucoup d’intérêt pour les pratiques magiques, acceptez-vous les commandes ?
Ce fut au tour de tante Laura de s’étouffer. Annie camoufla mal son sourire alors que la comtesse paraissait déconcertée. Edward Marton, lui, reprit des couleurs plus ordinaires. Le sourire franc et sans arrière-pensées de la jeune femme avait terminé de le rassurer. Ellie n’était de toute évidence par une prédatrice en chasse d’un époux.
La jeune femme se félicitait d’avoir découvert un tel talent. Si son oncle le lui permettait, elle lui passerait certainement commande. Peut-être le portrait de sa mère pourrait-il s’animer, alors…
Elle y songeait encore quand le jeune homme pencha humblement la tête dans sa direction.
— Pour une passionnée, je le veux bien, assura-t-il. Vous n’avez qu’à vous adresser à mon secrétaire à l’atelier des Clairs Obscurs.
Il lui tendit sa carte.
— Je serai ravie d’accéder à votre demande.
— Je vous remercie, sourit-elle sincèrement en la recevant.
Puis, sans leur laisser le temps de se remettre, elle se tourna vers sa tante et la comtesse.
— Je suis navré, mais je crains d’être indisposée, lança-t-elle abruptement et les deux dames piquèrent un fard.
À côté de sa mère, M. Marton toussa pour camoufler un rire.
— Je m’en vais prendre congé, ponctua-t-elle avec une révérence. Comtesse, M. Marton.
Et elle s’éloigna vers la baie vitrée qui donnait sur les jardins.
— Je t’accompagne ! se pressa d’ajouter Anabeth sous les regards médusés des deux matrones.
À la porte, Ellie réalisa qu’Edward Marton n’avait pas demandé son reste. Il s’était éclipsé si vite que sa mère eut tout juste le temps de voir un morceau de sa veste bordeaux avant qu’il ne disparaisse dans la foule. Ellie en fut d’autant plus fière.
— Il ne voulait pas venir, confia Anabeth alors qu’elles marchaient côte à côte dans le jardin de roses. Il m’a confié avoir été plus ou moins forcé d’accompagner sa mère. Un peu comme toi chez les Broomsby, s’amusa-t-elle.
— Sauf que lui n’a pas eu à rincer une vieille dame pour en éteindre les flammes.
Anabeth s’autorisa un rire si rayonnant qu’il concurrença les centaines de bougies qui éclairaient le chemin gravillonné. Au bout de ce dernier se dressait une imposante fontaine sous laquelle les cousines prirent place.
— Tu n’es pas trop déçue ? demanda timidement Ellie en l’aidant à s’installer. Il avait l’air de te plaire.
— Moui, un peu, avoua-t-elle du bout des lèvres. Mais il m’a vite fait comprendre qu’il ne cherchait pas le mariage. C’est sa mère qui le pousse. Je crois même qu’il était plutôt soulagé que tu fasses diversion.
— Nous sommes deux, dans ce cas, souffla Ellie avec un petit rire.
— Tu comptes vraiment le contacter ? demanda Annie après un silence.
Eliabelle sortit la carte de la poche où elle l’avait dissimulée. Elle en étudia les jolies lettres dorées miroiter à la lueur des bougies. On pouvait y lire :
ARTISTE PEINTRE ENCHANTEUR
Edward J. Marton
17 rue des Lilas
Atelier des Clairs Obscurs
Elle joua avec un moment avant de sourire.
— J’aimerais beaucoup visiter son atelier. Et peut-être m’en faire un ami ? J’ai toujours voulu avoir un ami magicien.
— Et le vieil Edmond ?
Ellie grimaça.
— Ce vieux bougon ? Il est toujours là à ronchonner…
Un frisson l’ébranla.
— En plus il ne supporte pas qu’on touche à ses livres, quand bien même il ne les sort jamais de ses rayonnages. Ce n’est pas une bibliothèque qu’il entretient mais un véritable cimetière de papier ! Il en amasse tellement que je suis certaine qu’il ne le remarquerait même pas si j’en volais un.
Son regard tomba sur l’herbe à ses pieds. Elle en joua du bout de ses souliers avant d’avouer, plus doucement :
— Je pense lui commander un portrait de maman.
Annie garda le silence à ses côtés, mais le regard qu’elle avait posé sur sa cousine était plein de compassion. Elle lui prit la main et laissa reposer sa joue sur l’épaule de la jeune femme. Dans le silence des jardins, on aurait pu croire le temps suspendu.
— Je suis sûre que tu la reverras un jour, Ellie.
*
Calix jeta sa veste sur ses épaules et se dépêcha de l’enfiler. Sa lavallière pendait encore lamentablement à son cou. Il était en retard, affreusement en retard, lorsqu’il rejoignit enfin le grand hall du manoir.
Un instant plus tôt il bataillait avec un petit garçon de cinq ans qui affirmait haut et fort ne pas être fatigué alors même que ses paupières tombaient toutes seules. Théore avait marchandé plus d’une heure pour le convaincre de l’emmener avec lui chez les Marton, demande que Calix avait formellement et définitivement refusé, ce qui ne l’avait pas empêché de le harceler pendant plus d’une heure.
Il avait fallu que le petit s’endorme pour qu’il soit libéré.
Épuisé avant même le début des festivités, Calix avait soupiré de soulagement avant de border son neveu. Il s’était assuré que Sally, la baleine stellaire en peluche de Théore était bien dans ses bras, avait allumé sa veilleuse aux étoiles tournoyantes et l’avait embrassé avant de courir retrouver Thésée dans le hall.
John était là aussi, le dos aussi droit qu’un i. lorsqu’ils le virent arriver, tous deux firent la moue.
— Aucun commentaire, grommela le duc en nouant sa lavallière en quatrième vitesse.
John fit mine de rien, mais Thésée ne fut pas aussi conciliant. Les mains profondément enfoncées dans les poches, il afficha ce sourire torve que seuls les amis de longue date se réservaient.
— Je vais finir par croire que tu aimes faire des entrées remarquées, lança-t-il mielleusement.
— Théore a encore marchandé pour nous accompagner, répondit-il en se passant une main dans les cheveux.
Il inspecta rapidement son reflet dans l’une des grandes vitres de l’entrée avant de revenir à ses amis.
— J’ai dû attendre qu’il s’endorme.
Thésée croisa les bras, pas le moins du monde convaincu.
— C’est moche de se servir de ton neveu pour t’esquiver. Dis plutôt que tu cherchais à repousser l’inévitable.
Calix ne répondit rien, mais le regard meurtrier qu’il lança à Thésée manquait cruellement de son mordant habituel. L’épéiste claqua de la langue avec désapprobation.
— Si c’est si désagréable, tu peux tout aussi bien l’emmener avec toi.
— Et le voir entouré par tant de vautours ? Même pas en rêve !
— Au moins ça ferait fuir une certaine demoiselle, philosopha Thésée en se détournant.
Calix frémit de tous ses membres. Imaginer Margaret Marton tourner autour de Théore lui donna une nausée telle qu’il aurait réellement pu se porter pâle. Cette folle aurait bien été capable de suivre le petit partout et de lui faire boire quelques décoctions étranges dans le seul but d’entrer dans ses petits papiers.
Le jeune homme se rassura en se disant que Miss Marton ne verrait pas son neveu aujourd’hui, ni jamais, et entreprit de suivre Thésée.
Leur voiture les conduisit bien trop rapidement à Marton Manor où la fête était déjà bien entamée. Calix traîna les pieds devant les gargouilles, songeant à quel point il serait facile pour lui de les faire sortir de leur torpeur. Créer un esclandre à l’entrée ne serait une diversion parfaite. Ainsi pourrait-il s’en plaindre et déclarer ne pas se sentir le bienvenu. Tourner les talons ne serait pas trop mal vu et il pourrait rentrer chez lui plus rapidement.
Calix secoua la tête. Non, reprend-toi, s’ordonna-t-il. Ce n’est qu’une soirée, ça passera vite. Et il avait dans les poches, soigneusement dissimulés, quelques talismans que Jorah lui avait préparé pour le protéger des possibles nouvelles tentatives de la fille Marton. Tout ira bien, essaya-t-il de se convaincre au moment de passer devant les chimères de pierre. Oui, tout ira bien.
Mais en entrant dans le grand hall, le duc se dit qu’il lui manquait tout de même quelque chose. Sentir le poids de sa lame à son côté l’aurait sans doute soulagé. Il en cherchait d’ailleurs instinctivement la poignée mais sa main ne cessait de se refermer sur du vide, ce qui ne faisait qu’ajouter à sa mauvaise humeur.
— À faire une tête pareille tu vas faire fuir ces dames, nota platement Thésée en attrapant une coupe de champagne sur le plateau d’un domestique.
— Peut-être devrais-je continuer, dans ce cas. Cela m’évitera des rencontres désagréables.
À l’entrée de la salle de bal, le duc hésita à simplement faire acte de présence avant de disparaître dans les jardins ou dans un coin obscur. Mais ç’eut été une bien mauvaise idée, surtout en connaissant l’instinct de fouine de Margaret Marton. Il se voyait mal se retrouver au cœur d’un scandale où la demoiselle crierait à qui voudrait l’entendre que le duc avait tenté quelques fantaisies dont il devrait prendre les responsabilités. Quelle catastrophe se serait !
Bon, il pourrait aisément refuser, on ne lui en tiendrait pas trop rigueur au vu des rumeurs qui couraient déjà sur l’obsession de la fille Marton à son propos, mais sa réputation serait tout de même sévèrement entachée, et son nom également. Calix ne se voyait pas porter ainsi atteinte au nom de son frère.
— Tiens, en parlant du loup, s’amusa Thésée, en voilà le frère. Edward ! le héla-t-il.
Le pauvre sursauta si fort que Calix crut qu’il allait s’effondrer. Il se retourna d’un bloc, comme une proie face à son prédateur. L’expression d’effroi sur son visage aurait pu être comique si Calix ne la connaissait pas si bien.
Mais, en découvrant de qui il s’agissait, l’enchanteur se calma. Un sourire discret étira ses lèvres pâles alors que les deux hommes allaient à sa rencontre.
— Tu m’as fait peur, s’amusa Edward. Je ne t’attendais pas, ne devais-tu pas attendre le retour d’Amanda ?
— Elle ne revient pas avant demain, sa cousine a insisté, haussa-t-il des épaules. Mais dis-moi, vieux frère, qui fuis-tu avec tant d’assiduité ?
— Comme si tu ne le savais pas, se renfrogna le jeune homme.
— Elle n’a pas encore jeté l’éponge ? demanda Calix.
— Elle est loin d’y songer. Il y a une heure encore elle me présentait à toute une foule de jeunes femmes. Je crois qu’elle commence à se demander si je ne préfère pas les hommes, ajouta-t-il avec une grimace.
— Cela serait-il si grave ? interrogea Thésée avec une troublante douceur.
— Cela ne le serait pas si c’était le cas, grommela Edward. Mais elle refuse d’entendre que je ne désire simplement pas me marier aussi vite que mes frères.
Puis, comme si quelque chose venait de lui revenir, il se tourna vers Calix.
— D’ailleurs, je ne crois pas que vous ayez encore croisé ma sœur.
Le duc tressaillit malgré lui et un sourire compatissant éclaira le visage maigrelet du jeune homme.
— Tante Fiona la garde à l’œil, je ne crois pas qu’elle ait encore versé quoi que ce soit dans le moindre verre. En revanche, méfiez-vous de cette partie de la salle, indiqua-t-il en pointant le fond de la pièce, là où, entre deux tableaux d’un champ d’après-guerre, un rideau carmin dissimulait l’une des douze alcôves de la salle. Margaret s’y est glissé il y a un peu plus de trois heures pour vous guetter. Et, au vu des mouvements sporadiques du rideaux, je crois bien qu’elle n’a pas bougée.
Calix eut tout juste le temps de le remercier qu’Edward s’excusait. Il fila si vite qu’il laissa un fort courant d’air dans son sillage. Un instant plus tard, la comtesse émergeait de la foule pour les saluer.
— Bonsoir Votre Grâce, auriez-vous vu mon fils, par hasard ? Il m’a filé entre les doigts voilà une demi-heure et je n’arrive pas à lui remettre la main dessus.
— Avez-vous interrogé les gargouilles ? demanda innocemment Thésée.
— Elles affirment ne pas l’avoir vu passer. Je commence à m’inquiéter.
— Essayez le jardin, répondit aimablement Calix, il me semble avoir vu un jeune homme s’y glisser.
Le regard de la comtesse s’illumina alors qu’elle claquait des doigts.
— Le jardin, bien sûr ! s’exclama-t-elle juste avant de se détourner. Merci messieurs, je vous souhaite une bonne soirée.
Les deux amis la regardèrent fondre sur les grandes baies vitrées puis disparaître dans les allées éclairées du jardin.
— Te voilà à mentir comme un arracheur de dents.
— Tu ne vaux pas mieux.
— Mais moi c’est une habitude, sourit malicieusement Thésée.
Puis, après un silence :
— Combien de temps cela mettra-t-il, à ton avis, avant qu’un premier hurlement ne retentisse ?
Calix réfléchit un instant puis compta à rebours sur ses doigts de cinq à zéro. Au moment où il abaissait le dernier doigt, des cris s’élevèrent du jardin. Nulle terreur dans la voix, juste une sourde indignation qui fit se retourner quelques têtes intriguées. Malgré les vitres fermées, on pouvait entendre la comtesse vociférer. Puis un couple se précipita à l’intérieur, partiellement échevelé, suivi d’un second.
Derrière eux apparu alors la comtesse, les joues écarlates de colère.
— Charles-Edmond revenez ici tout de suite ! vociféra-t-elle en se jetant à la poursuite du second couple qui s’était précipité dans les entrailles de la demeure.
À côté de lui, Thésée grimaça.
— On dirait que le second fils s’amuse toujours autant.
Calix fit la moue en regardant sa main.
— J’étais pourtant certain qu’il n’y en aurait qu’un.
Thésée lui jeta un regard surpris avant d’aboyer un rire. Autour d’eux, les murmures avaient pris plus d’ampleur et l’on s’amusait d’une telle scène.
— Tu es toujours aussi doué, à ce que je vois, s’amusa Thésée en lui assénant une vigoureuse claque dans le dos.
Calix ne bougea pas même un peu. Il se contenta de hausser modestement les épaules alors que son ami dégustait joyeusement son champagne.
— J’ai eu un bon entrainement avec Amanda et toi.
— Hé, on n’était pas si terribles, se rembrunit Thésée en suivant le duc jusqu’au buffet.
— Non, à peine, se moqua-t-il gentiment avant d’attraper un verre.
Il en inspecta soigneusement le contenu avant de sortir de l’une de ses poches une petite amulette de quartz qu’il fit tournoyer au-dessus du breuvage. Thésée n’en revint pas.
— Tu as ramené un détecteur de magie ? Sérieusement ? se désola-t-il.
— J’ai beau avoir confiance en Edward, je préfère être prévoyant. Qui sait quelle cochonnerie elle pourrait tenter de me faire avaler cette fois.
Le quartz garda sa couleur translucide, signe qu’il n’y avait aucun danger. Satisfait il opina pour lui-même avant de ranger l’artefact et de savourer sa boisson.
— T’es parano, se désola Thésée.
— Je préfère le therme prudent.
— Être prudent c’est chercher à éviter le conflit. Éviter le conflit c’est décliner l’invitation. Si tu étais vraiment prudent, tu aurais décliné au lieu d’accepter comme un idiot.
Calix le fusilla du regard.
— L’idiot a enchaîné les nuits blanches à veiller un petit garçon fiévreux pendant que sa gouvernante était en voyage chez sa cousine et son assistant débordé par tout le reste. Excuse-moi de ne pas être aussi vif et intransigeant que mon frère.
— Oh, intransigeant, tu l’es, sois-en certain, répondit très calmement Thésée. Même un peu trop. Pour ce qui est de la vivacité en revanche…
Calix s’apprêtait à répondre quelques paroles acerbes quand quelque chose le bouscula.
Le choc fut si violant qu’il faillit de se renverser le contenu de son verre sur la poitrine. La mauvaise humeur du duc fit un bond. Il s’apprêtait à incendier le malheureux lorsqu’il se retrouva tout bête face à la jeune femme qui venait de le percuter. Mais ce ne furent ni ses jolies lèvres ourlées ou sa robe de satin émeraude qui attirèrent son attention, mais bien ses yeux de biche où brillaient une inquiétude qu’il avait l’intime conviction de connaitre.
Celle d’un être cher qu’on ne trouvait plus.