5. C'est quoi ?

Aïcha observa le bébé. Elle le trouva beau. Les joues roses, les yeux bleus et un nez retroussé. Ses mollets et ses cuisses avaient une douceur à se damner. Ses cils retinrent son attention : ils étaient noirs et très longs.

La voix du chanteur Phil Collins passait faiblement dans le petit poste accroché au mur de la chambre. Aïcha n’y entendait rien en anglais, mais le mot « paradise » lui fila la chair de poule.

L’infirmière l’aida à porter l’enfant car elle craignait de mal s’y prendre.

Aïcha avait un vrai bébé dans les bras. Son bébé. La jeune mère éclata en sanglots. Des larmes de joie qu’elle ne put retenir.

Quand on lui reparlerait de ce moment, des années plus tard, elle jurerait avoir ressenti une vague d’amour pour sa fille, un coup de cœur véritable. En réalité, il n’en fut rien. La joie qu’elle ressentit alors n’avait pas grand-chose à voir avec de l’amour… Il s’agissait plutôt de fierté et de soulagement. En devenant mère, Aïcha réalisait son plus grand rêve. Elle avait si longtemps attendu ce moment qu’elle ne pouvait que fondre. Mais cela ne signifiait pas qu’elle aimait déjà Alia. Un champion auquel on remet une médaille pleure-t-il parce qu’il ressent quelque chose pour cet objet ? Certainement pas. Il ne pleure pas pour la beauté de la médaille, il pleure pour ce qu’elle représente.

Quant à la singularité d’Alia, Aïcha ne remarqua rien. Elle était trop submergée par ses émotions pour sentir ce qu’avait perçu plus tôt Cécile Rambla, Cathy Cromlech et tant d’autres.

Elle rentra chez elle en bus Tisséo, un bébé l’accompagnait comme si ça avait toujours été le cas.

 

Elle rebaptisa l’enfant. Aline et Liane ne lui convenaient pas tellement. Elle songea immédiatement à Alia, un prénom très répandu au Maroc et qui mélangeait les deux prénoms précédents, sorte de réconciliation entre son passé anonyme et impersonnel, et son futur qui épouserait la culture de sa mère adoptive. Pour que son enfant porte le même nom qu’elle sur la boite aux lettres, Fontanel serait son nom de famille. Ce fut ainsi qu’Alia Fontanel fut nommée.

Alia Fontanel était une petite fille renfermée et secrète. Elle marcha rapidement, avant son premier anniversaire. Puis, elle trotta et dessina beaucoup. La parole, en revanche, paraissait ne jamais vouloir se développer vraiment. Elle avait pourtant rapidement articulé des mots simples et pratiques : « Maman », « compote », « chocolat », « doudou ». Le strict minimum pour se faire comprendre et rien de plus. Pas de phrases. Des mots, « ardoise », « peluche », « chat », « crayons » et « trait ».

Sans jamais se lasser, Alia dessinait des traits. D’abords uniquement des traits, puis des bonhommes avec des traits. Des dessins très réussit que tous les adultes trouvaient très beaux.

Aïcha félicitait sa fille, mais trouvait cette obsession du dessin inquiétante. Tout ce que faisait Alia était déroutant. Tout paraissait bizarre chez cette fille qu’elle ne parvenait pas à cerner. Une parfaite étrangère pour elle. Aïcha avait cru que ce sentiment était normal. Après tout, on lui avait parlé du syndrome d’imposture dont elle souffrirait sûrement. Il faudrait du temps pour qu’elle et Alia s’apprivoisent, se rapprochent, et s’adoptent pour de bon comme une mère et sa fille.

Bien sûr, aucun rapprochement n’eut lieu. Plus le temps passait, plus Aïcha culpabilisait de ne pas être capable d’aimer vraiment Alia.

À l’extérieur, Aïcha ne montrait rien. Elle faisait semblant d’aimer profondément sa fille. Elle lui donnait, chaque fois que cela se faisait, un baiser sur la joue. Le soir avant d’éteindre la lumière de sa chambre, quand elle la déposait le matin à l’école, quand elle la retrouvait le soir. Ces moments d’intimité physique lui laissaient comme un triste goût de solitude. Elle avait au mieux l’impression de donner un bisou à un oreiller – un acte aussi ridicule que décevant – au pire, elle ressentait un étrange sentiment de gêne et de honte. Elle repensait alors aux enfants qu’elle aurait dû avoir, ceux qui ne s’étaient pas accroché dans son utérus, qu’elle n’avait porté que quelques semaines avant qu’ils ne se décrochent. Une douleur intérieure lancinante se déclenchait. Et elle ne pouvait pas s’empêcher de penser cette chose affreuse : j’ai aimé ses enfants morts avant même d’être nés plus fort que cette petite fille.

Cette petite fille. Cette petite fille. Dans la tête d’Aïcha, Alia n’était jamais devenue sa fille. Elle ne disait « ma fille » que devant les autres. Dans sa propre tête, quand elle se parlait à elle-même, c’était toujours cette petite fille.

Aïcha ne parlait à personne de ça. Au début, quand Alia avait quelques mois, elle l’avait fait. Puis, quand ça n’avait plus semblé normal, elle avait commencé à mentir. Elle s’inventait une relation avec Alia, jouait la comédie de la maman, habillait cette petite fille, la nourrissait et l’éduquait.

Aïcha s’en voulait énormément. Le problème venait d’elle. Alia était une petite fille renfermée et un peu attardée (elle était une grande prématurée après tout, elle avait dû manquer d’oxygène à la naissance ; les médecins lui avaient dit qu’elle n’avait pas de séquelles, mais elle n’y croyait pas du tout), mais le plus grave ne venait pas de la petite fille, c’était elle qui était à blâmer. Aïcha considérait qu’elle avait dû faire le deuil de sa maternité tant de fois qu’elle avait fini par consumer tout son amour maternel. Aïcha craignait que cette petite fille souffre de l’avoir comme mère. Elle la plaignait : Alia aurait mérité une mère plus aimante.

 

En réalité, pour Alia, l’indifférence était la norme. La distance qu’il y avait entre elle et sa mère adoptive ne lui causait pas de soucis. Pas plus qu’elle ne s’inquiétait de ne pas avoir d’amis. Que les gens s’intéressent à elle ou pas l’indifféraient. Elle ne recherchait pas leur attention, elle n’avait que faire d’eux. Pour elle, les humains étaient des objets avec lesquels il était possible d’interagir. Elle n’aimait pas sa mère. Par contre, elle lui reconnaissait un intérêt raisonnable. C’était elle qui lui préparait à manger et qui lui achetait des vêtements chez Prisunic. Elle qui la grondait si elle se mettait en danger et qui la soignait si elle se blessait. Elle lui avait même cousu des brassières en éponge jaune d’après un patron de Mode & Travaux. Bref, Alia était attachée à sa mère adoptive comme à un objet qui lui rendait de grands services : une télévision, un lave-vaisselle ou un minitel.

 

Les soins que lui prodiguaient Aïcha permirent à Alia de grandir en bonne santé. Son apparence ne laissait rien voir de son don extraordinaire ni de sa singularité. C’était une petite fille normale, plutôt jolie. Elle avait les formes gracieuses d’un enfant bien nourri, les cheveux lisses et fins, les yeux bleu gris. Son physique n’attirait pas le regard, ne le retenait pas. C’était une enfant passe-partout.

Beaucoup de personnes qui l’avaient croisée l’avaient immédiatement oubliée. Ils ne la reconnaissaient pas quand ils la recroisaient et ne se souvenaient plus de son prénom. Même les éducateurs les plus consciencieux avaient tendance à l’oublier dans une pièce, à ne pas remarquer son absence à table ou lors d’une activité. Si elle s’éclipsait pour aller rêver ailleurs – cela lui arrivait souvent, elle paraissait toujours avoir les yeux perdus dans quelques contemplations – les adultes prenaient parfois plus d’une demi-heure à se rendre compte qu’elle n’était plus là.

 

Alia comprit très jeune que les traits qu’elle percevait n’étaient pas ordinaires. Ils n’étaient pas des objets comme les autres. Pour commencer, elle ne pouvait pas les toucher : ses doigts passaient à travers comme s’ils étaient faits de fumée ou de lumière. En plus, ils disparaissaient et apparaissaient soudainement. Quand elle se trouvait seule dans une pièce avec sa mère, il n’y avait rien. C’était seulement quand une troisième personne entrait qu’elle voyait un fil se tendre entre sa mère et le nouveau venu. Il suffisait que cette personne quitte la pièce pour que le trait s’éteigne.

 Elle comprit également que sa mère ne les voyait pas. Elle avait beau les désigner du doigt et demander : « c’est quoi ? », sa mère répondait toujours n’importe quoi.

« C’est le ciel, Alia ! », « c’est un mur, Alia », « Je ne vois rien là, Alia ! »

Alia s’était mise en colère, avait pleuré et insisté de longs mois, mais sa mère ne lui avait pas répondu. Alors, elle avait fini par comprendre : sa mère ne voyait pas les traits.

 

À son quatrième anniversaire, Alia reçut en cadeau de grosses perles de bois à passer dans une cordelette verte, qui faisait environ 3 millimètres de diamètre. Elle attrapa cette corde et cria : « C’est quoi ? » Ses sourcils étaient froncés. C’était une affaire sérieuse. Les adultes rirent devant tant d’investissement. « Une ficelle ».

« Ficelle ». Ses cousins étaient présents à l’anniversaire. Les triplés avaient un an de plus qu’elle. Les adultes leur demandèrent d’aller jouer ensemble dans la chambre avec les nouveaux jouets.

Les triplés s’attachaient les uns aux autres par l’intermédiaire de trois cordes, qui souvent se croisaient sans jamais s’emmêler. Alia les trouvait leurs liens intimidants. Ils étaient plus larges que son bras et avaient l’air de gros serpents à cause de leur couleur vert-ocre. Alia tenait à la main son nouveau jeu de perles. La cordelette paraissait ridiculement fine en comparaison des liens fraternels des triplés, mais cela ferait l’affaire.

Alia noua la cordelette autour de son poignet, puis fit de même avec le poignet de l’un de ses cousins. Voilà qu’elle était reliée à lui elle aussi ! Elle se mit à rire de bon cœur.

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