Rayan Sans-Nom de Rashad
L'air est devenu plus rare à mesure que nous avons monté les marches, mais au moins, les mauvaises odeurs des usines de rune ne polluent plus mes narines. Mieux encore : cette fraîcheur douce, qui caresse amoureusement ma peau, est une bénédiction de la déesse.
Portant Olivia sur mon dos, je continue à raconter ma journée. Je fais attention à chacun de mes mouvements, mais mon fardeau bouge comme un enfant agité.
— Tu n'as pas accepté la proposition de ce mage, n'est-ce pas ? me siffle-t-elle dans l'oreille. Tu ne survivrais pas une minute dans un limbe.
— J'ai refusé, évidemment. Je ne suis pas fou.
Je lui relate ensuite les propos du gouverneur, ce qui accentue la pression de ses doigts sur mes épaules.
— Ne t'inquiète pas d'Ivan, gronde-t-elle. Sa menace ne vaut rien.
— C'est le gouverneur de Rashad, Olivia.
— Fais-moi confiance et oublie ça.
Je n'ai aucune raison de douter de sa parole. Si elle me dit que je n'ai rien à craindre, je n'y penserai plus.
Olivia est une vieille miséreuse, paralysée d'une jambe et d'un bras, constamment percluse de rhumatismes, mais elle dispose pourtant d'une influence considérable à Rashad. D'ailleurs, je suis convaincu qu'elle connaissait mes petits malheurs avant que je ne les raconte, au moins dans les grandes lignes. Je n'ai sûrement fait que les préciser.
Tandis que je marche sur l'étroit escalier bordé d'un précipice, qui offre une vue spectaculaire sur Rashad, les odeurs de nourriture réveillent mes papilles.
Ici, dans ce mauvais quartier de Colchique, on mange des restes de poisson trempés dans des ragoûts de lentilles et de pois chiches, et des casse-croûtes pleins de viande grasse et de sauces trop épicées. Alors que j'ai passé des heures à servir de délicieux plats, composés de langoustines ou de sardines fraîches, de beignets de maïs et de haricots sautés, ainsi que de boissons à base de fruits coûteux, rien ne m'a autant donné autant d'appétit que ces odeurs.
Malheureusement, comme je n'ai pas touché mon salaire, je ne dépenserai pas un sou ce soir.
Un instant après, nous entrons dans une impasse sombre, creusée dans la montagne, et située sous un faubourg où résonnent les voix des travailleurs tardifs et les rires des enfants qui profitent des derniers moments de la journée. Des bruits auxquels s'ajoute le crissement des câbles tractant les trains aériens qui mènent jusqu'au sommet de Rashad.
Nous pénétrons dans la pièce sale et humide qui sert de chambre à Olivia. Moi, je dors au-dessus, dans une minuscule niche de béton, dans laquelle on ne peut pas se tenir debout, mais au moins, j'ai une lucarne qui me permet d'observer la ville.
Après avoir doucement posé ma mère adoptive sur son lit, j'appuie sur l'interrupteur à l'entrée, mais la lampe au plafond ne marche pas.
— Déchargée ? soupire Olivia.
Je me dresse sur la pointe des pieds, puis dévisse la rune du pied de l'ampoule et caresse les motifs incrustés sur la pierre de cristal. En effet, je ne ressens aucun picotement sur mes doigts.
— Complètement vide, oui.
Olivia soupire une seconde fois, plus longuement.
— Viens ici, me dit-elle.
Je m'assois et regarde mon reflet dans le miroir vétuste accroché en face de moi. Aussitôt qu'Olivia place son index sur mon collier de fer, celui-ci tombe sur mes genoux. Mes pupilles s'enflamment alors d'une lueur dorée et j'ai l'impression qu'une énergie intense traverse mon corps.
Un tourbillon de sentiments refoulés se libère en moi : la tristesse me saisit d'abord, puis la joie me submerge et j'ai la sensation irrationnelle que je suis libre, enfin libre de vivre ma vie comme je l'entends. Mais une colère terrifiante la remplace et me rappelle toutes les injustices que j'ai subies. Ça continue un moment ainsi, comme si toutes les émotions que je n'ai jamais ressenties se succédaient sans fin.
— Rayan, ça va ?
Dents et poings serrés, je reste muet, puis mon esprit se stabilise et le calme revient en moi, mais un affreux vertige me donne la nausée.
— Rayan ! crie-t-elle en tirant sur mes épaules.
— O-oui, ça va. Ça va mieux. Je vais recharger la rune.
Mes yeux continuent à briller, moins fort, mais assez pour me montrer mes cicatrices sur mon front et mes joues dans le miroir.
Comme me l'a enseigné Olivia, je me rappelle la sensation de l'électricité, ses picotements sur ma peau, ainsi que sa morsure brève et aiguë qui laisse une impression de brûlure. Dans ma main, les motifs de la rune luisent d'un léger mauve avant de s'éteindre au bout de quelques secondes. La rune est de nouveau chargée.
Dès que je la replace sur l'ampoule, une lumière jaunâtre inonde la petite chambre.
— Merci, Rayan.
— Pas de quoi, dis-je, m'efforçant de me détourner du miroir fissuré.
Je remarque alors un beau tissu écarlate sur la table couverte de détritus et de vieux manuels sur les runes. C'est un foulard. Un foulard magnifique.
— Ah ! s'exclame Olivia. Ils l'ont enfin livré. Prends-le, mon garçon. Il remplacera le torchon que tu portes autour du nez.
J'obéis. Le tissu est léger et souple, mais semble pourtant plus solide que le mien. Ça a dû lui coûter cher...
— Merci, dis-je, dans un murmure à peine perceptible.
Olivia remet mon carcan en place et s'allonge lentement sur le dos, gémissant de douleur à chaque mouvement. L'aidant à étendre ses jambes, mon œil s'attarde sur les vieilles cicatrices sillonnant ses tibias rachitiques.
Olivia ne m'a jamais dit pourquoi nous avions les mêmes marques, mais la rumeur dit qu'elle aurait pu guérir de ses blessures si elle avait pris soin d'elle-même et qu'elle s'était reposée. Au lieu de ça, elle a préféré s'occuper de moi, me nourrir et m'habiller jusqu'à ce que je sois assez âgé pour travailler et gagner ma vie.
Si je suis tant obsédé par l'argent, c'est pour acheter ma liberté, mais c'est aussi — et surtout — pour payer les services d'un mage-médecin, capable de remettre ma mère adoptive sur pieds.
Alors qu'elle a fermé les paupières, prête à s'endormir, elle me dit :
— Demain, tu te rendras à l'aube à l'usine Barroto. Avec la canicule prévue durant les cinq prochains jours, ils manqueront de main-d'œuvre.
Absorbé dans mes songes, j'oublie de lui répondre.
— Rayan ?
— Pardon. Oui, je m'y rendrai à l'aube.
— À quoi pensais-tu ?
Dans un élan d'insouciance, je réponds ce qui me passe par la tête :
— Je me disais que j'aurais préféré avoir un don de guérison...
C'était une erreur grossière, que je regrette immédiatement. Mais il est trop tard : Olivia rouvre les yeux, se lève avec difficulté sur les coudes et me regarde avec colère.
— Ce sont des pensées dangereuses, mon garçon. Il a suffi d'une rencontre avec une poignée de mages pour t'empoisonner l'esprit.
— Mais non, dis-je, sentant une pointe d'agacement monter en moi. Je voulais juste-
— Ton seul objectif doit être de devenir un runier respectable, me coupe-t-elle. Rien d'autre.
— Ça, c'est ton objectif. Pas le mien.
Lorsque je parle avec Olivia, mes barrières mentales qui m'aident à peser mes propos avec soin s'effondrent comme un château de sable. Ma mère adoptive est dotée d'un pouvoir exceptionnel : elle choisit toujours les mots et le ton parfaits pour me faire réagir.
— Je n'aurais pas dû t'enlever ton carcan. C'était la dernière fois que je le fais. Allez, ouste ! Va dormir. La journée sera longue demain.