6 – La menace était réelle

Par SaNah

Rayan Sans-Nom de Rashad

 

Depuis l'aube, je transpire en déposant des bacs remplis de cristaux dans des chariots grinçants, qui seront ensuite transportés vers l'atelier de fabrication de runes. Les bruits stridents des marteaux et des cisailles résonnent dans mes oreilles, mais je reste concentré sur ma tâche.

— Oh, le balafré ! Par ici !

Je me tourne vers la femme, l'une des rares citoyennes ici aujourd'hui, qui m'a appelé. Elle est allongée contre un mur et me fait signe de m'approcher. Un moment avant, elle riait avec son voisin en se gavant d'eau fraîche, gratuite pour eux.

— Prends les miens, dit-elle en montrant deux bacs à ses pieds, et ramène-les à l'atelier. Je ne peux plus bouger, moi.

— Les miens aussi, ajoute le voisin en question, avant de baisser la visière de son béret sur ses yeux.

Je m'exécute sans protester. Que ce soient ces bacs-là ou ceux que j'allais charger avant qu'on ne m'interrompe, on me paiera de la même manière.

Après avoir empilé les bacs les uns sur les autres, je m'accroupis pour les soulever.

— Hé, réveille-toi et regarde ! s'exclame la femme en gloussant, après avoir flanqué son coude dans le flanc de son collègue. Oh, le maigrichon ! Si tu te blesses en portant ça, ta journée sera perdue.

Mes muscles grondent quand je hisse la cargaison sur ma poitrine, mais je la tiens fermement entre mes bras. Puis je retourne sans tituber vers les chariots.

— Que... ! bafouille la citoyenne. Comment... ?

— Eh ben ! s'exclame l'autre. Il est plus costaud qu'il n'en a l'air, le petit !

Je jette un œil au contremaître, assis derrière son bureau à quelques dizaines de mètres de là. Le chef de chantier et lui me regardent et parlent en chuchotant. Je ne sais pas ce qu'ils disent sur moi, mais tant qu'ils me paient à la fin de la journée, ça m'est égal.

À mesure que le temps passe, l'air devient de plus en plus humide et sent l'odeur forte de la poussière et des cristaux fondus. Les émanations nauséabondes du port, non loin d'ici, et des machines de l'usine s'ajoutent, créant une atmosphère étouffante.

Alors que la matinée se termine, il ne reste plus qu'un petit groupe de servants pour charger les bacs dans les chariots, les citoyens ayant tous arrêté.

Mon estomac crie famine, alors je fais une pause moi aussi, et vais à la cantine. J'ai seulement quelques sous de cuivre dans ma bourse, mais je dois manger et boire si je veux avoir assez de force pour continuer jusqu'à la fin de cette journée.

Aussitôt que j'arrive au bord de la foule qui s'est entassée devant les stands, une voix stridente s'élève à ma droite :

­— Rayaaan ! Tu étais là, toi aussi !

Bassant se jette brusquement à mon cou et appuie ses lèvres sur ma tempe.

— Ne me touche pas, dit-on simultanément, alors que je me libère de ses bras.

Elle rit si fort qu'un bruit aigu se répand dans mon oreille. Plusieurs visages se tournent vers nous, des citoyens ou des servants qui discutaient avant d'être interrompus. Certains nous regardent avec mépris et agacement, tandis que d'autres essaient de masquer leur jalousie évidente.

Bassant a brisé beaucoup de cœurs depuis que je la connais. Par conséquent, la plupart des hommes me considèrent comme un rival, même si je n'ai jamais cherché à attirer ses faveurs. Je ne suis pas indifférent à son attention, mais elle mérite mieux qu'un garçon squelettique, défiguré et sans avenir.

— Tu as un nouveau foulard ! s'exclame-t-elle tout à coup. Je pensais que tu garderais ton essuie-main jusqu'à la fin de ta vie.

Je hausse les épaules et demande :

— Jakeem n'est pas avec toi ?

— Non, répond-elle en grimaçant et en soupirant. Le patron ne voulait pas de lui. C'est de sa faute. À force de vendre des informations à n'importe qui, il ne peut plus travailler nulle part. Mais il m'attendra ce soir à la sortie de l'usine. Tu feras un bout de chemin avec nous ?

Sachant qu'elle n'aime pas rester seule avec Jakeem, je hoche la tête en signe d'acceptation.

Pendant les minutes qui suivent, Bassant me raconte ce qu'elle a fait dans la matinée. Elle a passé son temps à nettoyer l'atelier et à servir des cafés au chef de chantier. J'apprends aussi que le patron prévoit une forte baisse de production à cause de la chaleur et qu'il déteste travailler avec des servants parce qu'il nous considère comme des voleurs.

Quand vient notre tour de commander, je demande juste une miche de pain et un verre d'eau tiède, ce qui me suffira pour tenir jusqu'à ce soir. J'entends alors des gloussements amusés.

— Le gars aux yeux jaunes, là, dit quelqu'un. Je le connais, c'est un rapace. Il ferait n'importe quoi pour grappiller le moindre sou.

— Taisez-vous ! s'interpose Bassant. Lui au moins, il se démène pour gagner sa liberté. Vous devriez vous en inspirer !

— Elle a raison ! On va tous s'entailler la peau pour lui ressembler !

Des gros rires moqueurs s'élèvent aussitôt. Bassant se rapproche alors de moi et coince mon coude entre ses bras, m'obligeant à porter mon plateau avec mon autre main.

— Ne me touche p-

— Roh ! coupe-t-elle, resserrant davantage sa prise. Fais un effort.

J'essaie d'oublier les picotements désagréables qui courent le long de mon dos et me laisse guider par mon amie. Bassant m'emmène loin des regards, afin que je puisse retirer mon foulard en paix.

Même durant notre pause déjeuner, Bassant ne décolère pas, passant son temps à maudire ceux qui se sont moqués de moi. Je suis toujours étonné et un peu ému de voir à quel point elle tient à moi, alors qu'elle a elle-même de nombreux problèmes à gérer. Bassant est une servante et une orpheline, elle aussi, mais elle vit dans le quartier le plus dangereux de Rashad, les Murets, et trouve pourtant la force de se préoccuper de moi.

La vie de servant est dure, personne ne me convaincra du contraire. Mais grâce à Bassant et Olivia, je sais au moins que je ne suis pas seul dans mon malheur.

L'après-midi qui suit est interminable.

Mes muscles sont fatigués et me font mal, mais je dois continuer. Je force mes bras à soulever un nouveau bac et à marcher jusqu'au chariot pour le déposer.

Quand je reprends mon souffle, quelqu'un me tapote l'épaule. C'est Bassant qui me fait une grimace. Je lui souris discrètement, même si elle ne peut pas le voir sous mon foulard. Elle le devine à mes rides autour des yeux et s'en va, ravie.

Le reste de la journée se passe comme ça. Dès qu'elle m'aperçoit, Bassant me fait de grands signes et essaie par tous les moyens de me faire rire, même si ça fâche les contremaîtres. Et moi, je continue à porter et déposer des bacs, encore et encore.

Quand le ciel devient enfin orange et rouge, je suis complètement épuisé. Il faudra que je ralentisse la cadence pendant les prochains jours, car je ne tiendrai pas longtemps ce rythme...

J'essuie la sueur qui coule sur mon front, puis remarque une femme en costume noir et avec un chignon blond. Je l'ai vue hier au Grand Musée, c'est la secrétaire du gouverneur de Rashad. Elle discute avec le chef de chantier et un homme âgé habillé de façon décontractée. C'est le propriétaire de l'usine, si ma mémoire est bonne.

Ils me regardent tous avec une expression indéchiffrable. Qu'est-ce qu'ils manigancent ?

Une dizaine de minutes plus tard, alors que je m'apprête à mettre fin à cette journée infernale, le contremaître m'interpelle :

— Oh, Rayan ! Va aider ta copine !

Bassant est en train d'essayer de monter une énorme caisse de runes sur quatre autres, qui vacillent dangereusement. Elle est perchée sur un escabeau et semble à bout de forces, au point que la pile peut s'écrouler à tout moment.

Je peux l'ignorer l'ordre qu'on m'a donné, mais je ne peux pas rester sans rien faire alors que Bassant est en danger. Je me précipite donc vers elle et stabilise les caisses.

Agacé, je lui demande pourquoi elle a pris un tel risque.

— Je ne sais pas, on m'a juste dit de le faire, me répond-elle, le souffle court.

Un tremblement de colère me saisit, mais l'émotion s'évapore aussitôt. Heureusement, parce que je n'ai pas envie d'exiger des explications au chef de chantier. Tout ce que je veux c'est rentrer et dormir.

Alors que je m'apprêtais à dire à Bassant de poser sa caisse, une ombre passe près de moi et donne un puissant coup d'épaule à la pile.

— Rayan !

Bassant bascule en arrière et les cinq caisses instables menacent de s'effondrer sur elle. Sans réfléchir, je bondis pour la rattraper et la mettre à l'abri de la catastrophe imminente. Les runes se brisent avec fracas au sol, dans un bruit assourdissant.

Après un bref instant de consternation générale, et alors que Bassant s'agrippe à mon cou en gémissant, le chef de chantier se précipite vers nous et hurle, les poings serrés de colère :

— Bande de bons à rien ! Vous cherchez à ruiner l'usine, c'est ça ?

Je soutiens son regard, mais ne réponds rien. Plus loin, le patron et la secrétaire du gouverneur nous observent, Barroto esquissant un sourire amusé.

Ils m'ont piégé.

— Qui va rembourser ces runes, hein ? continue le chef de chantier.

Bassant, qui a assisté à la scène, tente de prendre ma défense :

— C'est moi qui-

Je l'interromps d'un geste discret. Encore abasourdie par ce qu'il vient de se passer, ma vieille amie recule et baisse la tête.

— C'est de ma faute, dis-je. Laissez-la en dehors de ça.

Le chef de chantier me regarde, interloqué. Il ne s'attendait pas à ce que j'accepte volontairement la responsabilité de cet incident. Puis il affiche un rictus sinistre et me dit d'un ton méprisant :

— Ton salaire de la journée remboursera une partie des dégâts. Et je ne veux plus te voir dans cette usine.

Je le regarde encore un moment, sidéré, puis soupire et pars.

Une rage meurtrière essaie alors de monter en moi. Elle est si puissante qu'elle parvient presque à s'installer, mais elle se dissipe au bout de quelques secondes et me laisse dans un état d'épuisement mental.

Finalement, Olivia s'est trompée : le gouverneur a mis sa menace à exécution avant même de savoir si j'acceptais la mission du mage.

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Lewis
Posté le 05/04/2023
Hello,
Je mets du temps à lire les aventures de Rayan, mais c'est toujours un plaisir de retourner vers ton histoire et d'en apprendre davantage sur les personnages !
J'aime beaucoup Rayan, de son physique déformé à son caractère particulier, on s'attache facilement à lui je trouve. Et il me tarde de savoir comment il va réagir suite ce gouverneur qui ne semble pas vouloir le lâcher !
Sarafinah
Posté le 03/02/2023
Cette réécriture est phénoménale ; Rayan et les autres ont tout gagné à être repensés.
J'aime aussi beaucoup la longueur des chapitres (mais moins le temps d'attente avant le prochain arrivage :P), ce n'est ni trop ni pas assez quand on a pas la capacité d'attention ou de temps infini à passer sur les réseaux !
SaNah
Posté le 03/02/2023
Merciiiiiii 🥰
Au moins, je repars sur de bonnes bases ^^
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