5. Chaînes

Annie grommelle.

Déjà deux semaines qu’elle peine à se mouvoir, clopinant pour effectuer la moindre petite tâche qui devient alors une véritable épreuve. L’ermite de l’appartement a eu la bonté de compatir à sa souffrance et l’a exemptée de ses devoirs ménagers de colocataire, mais sa façon de laver les assiettes hérisse les cheveux d’Annie. Le dessous n’est jamais fait et revient tout graisseux, elle déteste ça.

C’est encore pire la nuit. Elle ne peut plus se déplacer comme elle l’entend, slalomer entre les songes comme une fusée, abreuver son regard des centaines de paysages et de couleurs défilant à toute allure. Alors elle se concentre ailleurs.

Elle lâche un nouveau juron. Encore raté. Annie s’efforce de s’apaiser, puis essaie une nouvelle fois. Son esprit se dirige, lentement mais sûrement, à travers le labyrinthe des phantasmes. Depuis toujours, elle peut identifier la personne à ses rêves, mais l’inverse lui demeure impossible. Pour le moment du moins. Quitte à être diminuée, autant en tirer profit : Annie cherche une énergie, un arôme en particulier. Elle ne l’a ressenti qu’une seule fois, ce qui est loin de faciliter ses recherches.

Le monde se tend autour d’elle, de plus en plus flou et pressant. Elle ne parvient pas à maintenir sa concentration plus longtemps et est soudain happée par les sensations et les images. Énième exclamation de colère alors qu’elle est emportée, bringuebalée entre les songes, sa jambe se rappelant constamment à elle lorsqu’elle tente de reprendre pied dans le flot nocturne des pensées.

Soudain, son corps entier se raidit. Sa poitrine frémit, son cœur ralentit, tout en elle semble vibrer. Il est là. Le chant. Vrombissement imperceptible, véritable murmure, il s’insinue dans les moindres fractions de son esprit autant qu’il en émane. Cette fois, il n’est qu’harmonie, elle peut le sentir. Elle vibre sur la même clé que le néant. Pendant un court instant, elle se laisse fusionner, céder au chant, glisser sur le sentier sinueux menant à la porte noire, puis le souvenir de la souffrance infligée par leur dernière rencontre s’impose à elle.

Elle freine brutalement, s’immobilise au mépris de la douleur, rebrousse chemin. Annie se sent bouillir, comme si sa voie s’était brusquement dérobée sous ses pas et que son corps, avare d’une vérité qu’elle ignorait, se refusait à sa couardise. Mais elle résiste, la brûlure imprimée dans son esprit ne permet que la fuite.

Les neuf jours qui suivent ce tête-à-tête ne sont pas plus tranquilles. Chaque incursion dans les songes se change en bataille de volonté pour Annie, qui se voit ainsi refuser un accès prolongé à ce qui était devenu son chez-elle, à l’exception du corridor sombre. Ses passages, à l’instar de sa concentration, se raccourcissent ; sa liberté de mouvement, déjà bien entravée par sa jambe blessée, semble fondre comme neige au soleil. Prisonnière de ses propres limbes, Annie est cantonnée à une fraction de son monde. Et c’est effroyablement frustrant. Les bals s’enchaînent, inéluctables cages dorées dont les barreaux se resserrent de nuit en nuit. La même réception se répète, nimbée de pourpre dans une éternelle soirée d’été aux nuages rougissants. Convives, costumes, robes identiques, mets inépuisablement semblables. Inaltérables. Insignifiants.

La dixième nuit, en revanche, est encrée dans la mémoire d’Annie aux couleurs d’un regard émeraude.

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