Une bourrasque violente fouette le visage d'Annie alors qu'elle passe la porte des urgences médicales. L'air renfrogné sous son masque, elle claudique tant bien que mal jusqu'à l'arrêt de tram. Elle a encore en travers de la gorge la façon dont le médecin l'a renvoyée. Une pointe de douleur fugace lui rappelle l'énorme bleu noirâtre qui recouvre sa jambe gauche, ravivant l'amertume de son diagnostic : un misérable demi-coup d'œil à ses blessures, un regard méprisant, « Boarf, vous avez dû tomber, c'est rien de grave. ». Certes, elle n'est pas morte, mais tout de même ! Lorsqu'elle s'est réveillée dans ses draps, le corps en feu, elle a été quasi immédiatement évacuée. Dans le fourgon, elle entendait les pompiers : quelque chose était peut-être cassé, elle avait potentiellement un trauma crânien voire une hémorragie interne. Annie était terrifiée.
Maintenant sous codéine, luttant contre l'envie de s'endormir sur son siège, elle commence à retrouver un semblant de pensée rationnelle. Ignorant par quel miracle ses os sont restés intacts, elle se repasse le choc en boucle. Elle se souvient de chaque instant contrairement à ce qu'elle a dit aux infirmiers. Son ventre se tord alors qu'elle revoit la porte. Elle est déchirée entre la terreur pure et la curiosité malsaine qui, elle le sent, gronde dans sa poitrine. Annie a du mal à mettre le doigt dessus, quelque chose semble la pousser à y retourner. C'est un de ces sentiments indéfinissables, mélange d'instinct et d'un savoir enfoui quelque part au fond de son être. Elle va retourner là-bas, parce que les choses ne seront pas à leur place tant qu'elle ne risquera pas à nouveau sa vie dans ce rêve de néant. Et elle le veut, elle crève d'envie de sentir la noirceur nébuleuse du songe glisser entre ses mains, ses fragments se dissoudre sous sa volonté.
La brûlure de sa jambe la ramène douloureusement à la réalité quand le tram freine brutalement à son arrêt.
Boitillant comme une petite vieille, Annie gravit un à un les cinq étages qui la séparent de l'appartement qu'elle partage avec une espèce d'ermite fanatique du japon qui ne semble se nourrir que de riz, de jambon et de pâtes au kub.
Elle traverse le salon orange, se glisse dans sa chambre telle une ombre, veillant à ne faire aucun bruit. Au moment où elle referme la porte, une chape de fatigue s'abat sur elle. Annie n'aurait jamais pensé être aussi épuisée par une nuit aux urgences, et l'interminable escalier de l'immeuble a certainement été le dernier clou à son cercueil. Elle jette un coup d'œil à son réveil et, avisant qu'elle a le time pour une petite sieste avant d'aller en cours, s'aplatit sur le matelas moelleux. Alors qu'elle devrait s'enrouler dans la couette, Annie pousse un juron : sa jambe gauche la lance abominablement. Elle laisse à la douleur, puis à sa conscience le temps de s'estomper tandis qu'elle s'entoure de ses couvertures les plus molles et de ses oreillers les plus doux. Emportée dans un sommeil sans rêves, elle sombre.
Son esprit s'éveille. Elle rêve. Elle rêve, et elle ne fuse plus entre les songes. Elle boite.