5. Croisée (1)

Kalan put profiter du trajet jusqu’à Mérin avec plus de tranquillité. Non seulement Touma les accompagnait, en qui il avait pleinement confiance, mais elle lui avait aussi ôté la sensation de migraine. Il pouvait donc maintenir ses yeux bien ouverts et contempler le changement de décor autour de lui. Mieux dans son corps, il parlait à voix basse à Nessan de ce qu’il voyait. Il avait décidé de faire fi du jugement des autres et d’entrer dans un monologue. Ahia l’y encouragea, sentant que la peine de son frère était quelque peu apaisée au son de sa voix. Contrairement à ce qu’il avait craint, personne n’eut l’air gêné ou moqueur de l’entendre parler sans avoir de réponse.

Sous les sabots des chevaux, la pente devenait de plus en plus pentue. Kalan remarqua que le groupe ne suivait pas de chemin à proprement parlé, mais plutôt des sentiers pratiquement invisibles.

— Il n’y a rien de plus praticable pour se rendre à Mérin ? questionna-t-il.

— Non, nous avons veillé à ce que personne ne puisse trouver son emplacement, expliqua Orielle. Comme tu l’auras remarqué, nous ne sommes pas dans les meilleurs termes avec Réonde, ajouta-t-elle avec un clin d’œil.

— Tu crois que les gardes vont nous traquer ? Leurs Sombres semblaient posséder assez de puissance pour nous poursuivre au pas de course, surtout que je les ai vu boire de l’Indigo.

— Je ne m’inquiète pas trop, nous ne les avons pas laissés indemnes et à leur réveil, l’effet de l’Indigo aura disparu.

— Le contrecoup de la substance devrait leur en faire baver…

— Je ne connais pas assez le sujet, mais j’ai aussi entendu dire que ses effets étaient délétères, admit-elle avec un regard légèrement curieux. Entre les coups de nos Sombres, mon Hypnose et l’Indigo, nous devrions être tranquilles un moment. Même si je ne suis pas entrainée à malmener les esprits.

Cette précision semblait importante pour l’Hypnotique et Kalan décida de la croire, surtout rassuré de s’imaginer tranquille quelques temps. Il avait terriblement envie de regagner un village où un peu de repos et de sécurité lui serait accordé. Il demanda :

— Orielle, tu peux me parler de Mérin ? Je n’en ai jamais entendu parler.

— C’est un village qui n’est pas considéré comme faisant partie de Linone.

— C’est-à-dire ? Il n’est pas sur le territoire ?

— Il se trouve dans une tranche floue, dans les montagnes. Disons que le Grand Roi préférerait que nous ne soyons pas de Linone et que nous nous occupions de nos propres affaires. De notre côté, bien qu’indépendants et en froid avec la gouvernance du royaume, nous considérons Linone comme notre terre et nous nous sentons concernés par ce qu’il s’y déroule. D’ailleurs, la plupart d’entre nous ont grandi dans un village ou une cité du royaume.

— Je vois… Et comment est-ce que vous vous êtes retrouvés à Mérin ? C’est un emplacement particulier ?

— Il y a un Elfe qui sera plus à même de te répondre que moi sur l’histoire de Mérin et de l’Alliance, comme nous appelons notre groupe. Je peux juste te dire que l’emplacement du village a été choisi par un Visionniste, tu sais ce qu’est un Visionniste ?

Kalan opina sans donner de détails : il avait tout appris de ces Elfes qui voyaient l’Énergie par Touma le jour où il avait laissé échapper que sa propre grand-mère était une Visionniste, bien qu’il ignorât ce terme à l’époque. Il était reconnaissant à son amie Cornide d’avoir tenu ce secret.

— Il y a des années de cela, reprit Orielle, ce Visionniste du nom de Mérastol a déclaré à ses compagnons en arrivant sur place : Ici est un lieu qui invitent les destins prodigieux à s’allier. Les Visionnistes ont un sens qu’il leur est difficile à décrire mais ce ne sont pas des voyants ou des prophètes. Ce terme de destin était donc énigmatique pour les Elfes qui l’accompagnaient. Les premières bâtisses ont été construites et le village prenait forme quand le Visionniste est décédé. En son hommage, son nom a été fusionné avec le mot destin pour nommer le village Mérin. Personne n’a jamais su ce que cela signifiait, mais l’entrée du village a toujours ces mots gravés : Mérin, la croisée des destins. Cette fausse prophétie s’est en quelques sortes réalisée d’elle-même, puisque ses proches, motivés par ces paroles, ont cherché à discrètement recruter toutes personnes souhaitant échapper à Linone. Il y avait donc forcément des personnalités rebelles qui voulaient se construire un destin extraordinaire et qui ont marqué l’Histoire du royaume. Cependant, chacune de leurs actions est tue par les bardes et conteurs et chaque livre qui en contient des traces est brûlé ou ses pages arrachées.

— Je ne savais pas tout ça ! s’exclama Kalan. Mais je ne suis pas surpris, j’ai découvert beaucoup de mensonges ces dernières années.

— Pratiquement tout le royaume ignore ce qu’est l’Alliance et Mérin. Je suis d’ailleurs étonnée qu’Epo et Neko en aient entendu parler.

Celles-ci restèrent silencieuses et firent comme si elles n’avaient rien entendu, regardant le paysage. Kalan haussa les épaules et reprit :

— En revanche, j’ai entendu parler de l’Alliance, poursuivit-il.

— Vraiment ? À quelle occasion ?

— On était à Réonde quand un groupe qui se disait de l’Alliance a débarqué pour raconter des histoires sur le royaume. Malheureusement, tout le monde a décampé à cause de la présence imprévue d’un Hypnotique, je n’ai donc rien vu personnellement, c’est Nessan qui m’a raconté. C’est parce qu’il avait apprécié cette présentation de l’Alliance qu’il a eu tous ces soucis… 

Son jumeau commença à s’agiter et à gémir.

— On ne devrait peut-être pas en parler, s’inquiéta Kalan.

— Je vois…, murmura Orielle. Vous avez rencontré notre troupe de théâtre, comme nous les appelons. Nous savions que leur tentative d’approcher les faubourgs de Réonde avait mal fini, mais je suis navrée que cela lui ait coûté si cher.

— Moi aussi, mais on ne pouvait pas le deviner. Là, Ness, ce n’est rien. On est libre et loin de Réonde. On traverse les montagnes, bien à l’abri, ne t’inquiètes pas.

Orielle n’ajouta rien et laissa le Sombre rassurer son frère. Le trajet avançant, Kalan découvrit la végétation des Mohars, bien différente de celles des Cerlanfes. Il y avait plus de pins et de chardons, donnant la sensation que tout était plus rude, que ce soient les pentes ou les plantes. Kalan trouvait les lieux magnifiques, presque magiques. Il se sentait minuscule entre ces grands pics et les parois qui l’entouraient lui donnaient la sensation d’être absorbé par la nature environnante, comme si elle s’imposait à lui et l’invitait en son sein.

Il eut la drôle impression d’avoir déjà vu ce genre de paysage quelque part, pourtant il n’avait jamais mis les pieds dans cette chaîne montagneuse. Il chercha un moment dans ses souvenirs quand cela lui revint d’un coup : c’était le paysage que Wakami avait créé dans son esprit pour le mettre à l’aise ! Il comprenait à présent que l’Hypnotique vivait à Mérin et qu’il n’avait pas de lieu plus réconfortant en tête.

Kalan fut étonnement touché à l’idée qu’il ait partagé cette vision avec lui et son cœur se gonfla. Il avait cru que cet Elfe arrogant avait choisi un paysage agréable au hasard, mais il s’agissait en réalité de son cocon, là où il vivait et se sentait chez lui, un lieu inconnu du Roi. Cet Hypnotique n’avait pas fini de le surprendre. À la fois il avait connu peu de personnages plus agaçants et hautains (en dehors des propriétaires et bourgeois de Réonde, mais Kalan les considérait hors course) et en même temps, il leur avait offert son aide et pris soin du mental de Kalan.

Il se souvint également qu’il ne lui avait laissé aucun mal de crâne en quittant ses souvenirs. Epoline n’était pas aussi avenante que lui dans sa manière de procéder. Il fut tiré de ses pensées en remarquant que Touma se mettait à sa hauteur.

— Je suis soulagée de vous retrouver, lui confia-t-elle. Je ne me doutais pas vous croiser ici, mais cela m’ôte un sujet d’inquiétude ! Nous avons reçu un message de Jamila expliquant que vos secrets étaient en danger.

— Jamila ! s’exclama Kalan qui avait oublié l’aubergiste. Comment va-t-elle ?

— Votre lettre l’a alertée, alors elle a fait fermer le tunnel et a posté plusieurs de ses employés en dehors de Caspis. Alors qu’elle gardait un contact mental avec, l’un d’eux a repéré une patrouille et a fait semblant d’être un amical villageois prêt à guider les gardes à travers Caspis. Quand on lui a demandé où se trouvait l’auberge en pleine matinée, il a compris que les problèmes arrivaient. Jamila a fait sauter sa bâtisse et le tunnel afin de ne laisser aucune trace pouvant remonter jusqu’à Boyld de l’autre côté.

— Elle a fait quoi ? s’étonna le jeune Sombre.

— Elle a fait sauter son auberge et le tunnel, répéta Touma, sourire en coin. Jamila est pleine de ressources inopinées.

— C’est peu dire…

— Elle a toujours été très soucieuse des problèmes qu’elle aurait pu rajouter à la Ceinture si elle était arrêtée, elle a donc créé de quoi détruire le tunnel, en accumulant des matières explosives au fil des ans.

— Mais, elle n’a quand même pas… sauté avec ?

— Non, elle a pu s’enfuir avec les Elfes qu’elle employait et nous a tout raconté par l’intermédiaire de Wakami qui la contacte régulièrement. Elle fait route en ce moment jusqu’à un village au nord du royaume. Nous pensions que l’envoyé de Turg avait craché le morceau auprès des gardes, mais je comprends à présent que ce sont les souvenirs de Nessan qui les ont menés jusqu’à son auberge. Je savais que des malheurs vous guettaient mais j’ignorais où vous trouver… Je préparais un plan pour cous chercher quand on a demandé mon aide pour ma mission actuelle.

— Vraiment ? s’étonna Kalan. Tu avais l’intention de nous secourir ? On était enfermés dans la prison de Réonde, ça aurait été compliqué de nous trouver. Je suis touché que tu aies pensé à nous.

— C’est là-bas que j’aurais commencé mes recherches. Je m’attelais déjà à convaincre Wakami de m’accompagner, mais j’ai quand même accepté cette mission avant de me mettre sur vos traces. J’ai sacrément pesté, mais voilà que cela m’a mené droit à vous. Je ne crois pas au destin, mais je remercie quand même la Terre-Mère d’être tombée sur vous !

— Pourquoi ne pas avoir envoyé un autre Cornide puisque tu n’étais pas motivée ?

— Notre groupe, à Ligoth, Wakami et moi, s’était par hasard trouvé à proximité du sujet de cette mission, mais je suis la seule encore apte à partir. Il y avait donc un espoir que mon expérience puisse être utile. Je n’y croyais pas du tout, mais un de mes amis est obnubilé par ce sujet et je pense que je lui dois bien ça. Enfin peut-être que je me trompe, la dernière fois qu’il nous a parlé de cette histoire, je vous ai rencontré peu de temps après, Nessan et toi. Peut-être finalement qu’une forme de destin existe bel et bien ? questionna-t-elle avec un clin d’œil.

Kalan lui rendit son sourire, mais il était mitigé.

— Qu’est-ce que vous pouviez bien chercher ? demanda-t-il.

— Je l’ignore, un être vivant, j’imagine ? Tu vois, nous sommes loin d’être au clair.

— Je vois…

Kalan déglutit avant de s’adresser mentalement à sa meilleure amie :

— Ahia, tu m’entends ?

— Oui, parfaitement, lui répondit-elle

— Et si c’était toi cet être vivant ?