5- Destinés

« Eheheh.

— Hmm ?

— Eheheh. Je suis sur le point de troubler le quotidien de mon jouet favori. Venez donc voir ça mon cher. »

Il glissa plus qu'il ne marcha à l'aide de ses huit pattes. De son corps de forme ovoïde, la créature mi-araignée mi-humanoïde se mouvait avec beaucoup de grâce et de lenteur. Chacun de ses gestes était délicatement mesuré. Près de son camarade, il claqua des mandibules avec beaucoup d'excitation en se penchant sur la sorte de boule cotonneuse qui se tenait entre eux. On aurait dit un amas de fils de soie très emmêlés autour d'une boule de lumière qui pulsait régulièrement. Une aura bleuté s'en dégageait à cet instant précis, vacillante comme une flamme de bougie timide.

Malchance poussa un couinement d'excitation. Il ne regarda pas Hasard, tout proche de lui.

Les deux êtres hybrides pouvaient être confondus au premier regard. Même corps bombé, même couleur noir d'encre obscure, même nombre d'yeux : huit, à l'apparence humain. Là est le détail qui les différencie : l'un a l'iris jaune, l'autre l'iris vert. Un infime détail.

Hasard quitta l'expression bienheureux de son alter pour observer chacun de ses mouvements. Malchance leva une patte en direction de cette sphère en lévitation et se glissa petit à petit entre les liens fragiles. Cette opération s'avérait délicate car une simple vibration pouvait provoquer une pagaille monstrueuse dans l'existence de l'être humain. Il s'agissait de se faufiler gracieusement entre chaque lacet blanc, sans rien toucher.

Tout autour du duo flottait une flopée de sphères lumineuses entourées des mêmes amas de ficelles blanches. Chaque pelote possédait sa propre boule couleur, à l'image de l'émotion vécue dans l'instant présent de son individu. Toutefois le temps se déroulait très différemment ici. Il n'était pas linéaire. Les maîtres des lieux en avaient tout pouvoir et utilisaient ce contrôle pour accélérer, ralentir ou même courber leur ligne de vie. Ce savoir, confié par le Comité des cieux depuis la Création, était jalousement gardé. Même les anges gardiens n'y avaient pas accès. Un vrai trésor, pour leur bon divertissement. Oh bien sûr, dans les débuts de l'humanité Hasard avait décidé de s'allier à Chance pour offrir prospérité et évolution. Bien vite il s'en lassa, trouvant sans intérêt toutes ces réussites comme l'apparition du feu, l'invention de la roue, l'opulence de la noblesse ou encore de la naissance de la psychologie moderne. Alors il faisait désormais équipe avec Malchance, ce qui s'avérait bien plus amusant. Après tout, quand on a l'éternité devant soi, c'était essentiel de plaisanter.

En plus, ce que Hasard s'apprêtait à faire allait forcément lui plaire, son instinct le lui chuchotait avec sensualité.

« Ehehehe »

Seize yeux fixaient intensément cette patte crochue qui s'insinuait toujours plus loin, avant de s'arrêter pour de bon. Un silence concentré planait en ce lieu hors normes. Un silence qui fut de nouveau brisé par ce rictus mesquin.

« Ehehehe »

Malchance sentit un picotement familier l'envelopper lentement. Comme un mélange d'exaltation et de fébrilité. L'entité intemporelle effleura d'abord un seul des fils présents, ricanant de nouveau.

« Ehehehe

— Eheheh » lui répondit-on.

Hasard jubilait. Ce simple effleurement allait déjà faire son œuvre. Mais il souhaitait encore plus qu'une complication financière due à une perte de carte bleue par mauvaise fortune. C'était bien trop léger, pas assez intense à son goût. Quitte à produire de la guigne, autant que ce soit de la guigne de bonne qualité. Sa patte crochue se posa sur le fil effleuré quelques instants plus tôt, un frisson électrique le traversa alors et il s'amusa à gratter une fois, deux fois, trois fois comme si on frottait la corde d'un instrument de musique.

D'ailleurs, ce geste provoqua un son mélodieux. Une note légère, pure, qui se déplaçait tout autour d'eux avec des grésillements. Un humain aurait comparé ce bruit à une onde radio qu'on cherche à stabiliser. En bien plus aiguë. C'était simplement la manifestation du chemin de vie modifié. Une tonalité orgasmique pour le sens auditif de nos deux compères.

À ce moment, un dernier gloussement rompit la douce note.

« Ehehehe »

* * *

Fil commençait sérieusement à s’inquiéter. Ça faisait plus d’une heure qu’il ne ressentait plus la présence de son ami, que ce soit chez eux ou en bas. Debout face à un vasque suspendu par magie dans les airs, sa main passait en revue chaque centimètre carré de la terre à une vitesse surnaturelle.

 « Nom de d… »

Non. Calme toi. Respire. Tu ne vas tout de même pas jurer.

La situation se prêtait pourtant bien à plus d’un juron. Après avoir perçu une vibration propre de la Chambre aux Milles et Uns Destins, Tomas avait filé droit vers le monde des humains sans aucune hésitation. Alors bien sûr le voyage se révélait bien plus éprouvant, long et fastidieux qu’à l’accoutumé; dû à son aile en moins. Mais pas impossible. La force de l’amour, couplée à sa foi infinie envers son rôle, l’aidaient à surmonter la pénibilité de cette traversée.

L’ange inquiet en ressentait une certaine admiration, de voir son camarade à ce point investi. Et amoureux. Il en serait presque envieux, si ce n’est cette foutue malédiction contre laquelle rien ni personne ne pouvaient quoique ce soit. Il cessa ses recherches en poussant un soupir exaspéré. Pourquoi ne le voyait-il plus ? Il ne pouvait quand même pas être…

Lorsque le début de cette pensée dramatique fleurit dans son esprit, un bruit de froissements de plumes éclata dans son dos. Il se retourna vivement.

« Tomas !

— Fil… » grommela t'il en toussant du sang, du sang blanc angélique.

« Ne bouge pas, je suis là »

Fil l'aida à passer de la position recroquevillée à celle allongée sur le ventre, ce qui se révélait bien plus confortable pour que son unique aile puisse s'étendre de tout son long. Celle-ci faisait piètre figure : des trous dans le plumage, une couleur terne, et quelques bords comme brûlés. Il sentit son cœur se serrer face à cette observation, mais une quinte de toux virulente le tira de ses réflexions pour se concentrer sur l'urgence de la situation.

« Je te fais apporter de l'eau bénite. Tout de suite, ça te requinquera ! »

Du moins j'espère. Il garda cette pensée pour lui seul.

En un geste de main souple, l'ange fit apparaître un calice tacheté de quelques marques pourpres. Bien que son allure faisait antique, son contenu était quasi transparent à l'oeil nu.

Tomas essuya un autre crachotement douloureux, avant de boire goulûment à même la coupe dorée. En l'espace de quelques gorgées à peine, son aile retrouva son éclat caractéristiques. Et il poussa un soupir de bien-être, avant de regarder son ami droit dans les yeux.

« Infiniment merci, mon ami.

— Je t'en prie. C'est normal. Et je suis rassuré de te voir. »

Fil sentit son propre soulagement étouffer ses craintes. Malgré ce breuvage divin, les plumes possédaient encore des dégâts par endroit.

« Que s'est il passé ? Tu as l'air d'avoir traversé les enfers mon ami.

— Tu n'es pas loin de la vérité à vrai dire. »

Tomas fit disparaître le calice, entièrement vidée de son liquide. Il prit une longue inspiration et raconta à Fil sa mésaventure. Suite aux actions d'Hasard et Malchance, son vol l'avait de suite mené sur son protégé. Malheureusement, avec une aile en moins il arrivait bien moins vite qu'autrefois. Là où il parvenait à maîtriser le flux temporel en atterrissant quelques secondes avant le moment opportun, pour déjouer les infortunes; désormais il avait toujours un train de retard. Pour son plus grand désarroi. Alors, à son arrivée il ne pouvait que constater que l'inévitable se produisait sous ses yeux ébahis.

En plein vol stationnaire devant une boutique ésotérique, une créature des enfers émergeait de son cratère petit à petit dans des grognements gutturaux. Une de ces atrocités démoniaques, ne possédant ni âme ni autre désir que celui qu'on lui a confié lors de son invocation. En un coup d'œil, Tomas avait comprit : la chose hideuse était là pour faire du mal à Julien, lequel se terrait derrière une pile de livres branlante aux côtés d'une bonne femme à la tenue carnavalesque.

L'ange venait de dépenser beaucoup d'énergie pour ce voyage interdimensionnel, il devait soigneusement réfléchir à quoi faire pour être efficace sans pour autant perdre toute son énergie céleste. Cela ne devait pas arriver, coûte que coûte. D'un côté, son invisibilité lui exigeait déjà beaucoup ; de l'autre, il n'allait pas rester à rien faire en voyant l'élu de son cœur se faire attraper par un démon sans foi ni loi ! 

La silhouette diaphane s'approcha de la vitre, la traversa et eut un léger sourire en voyant cette familière paire de lunettes sur le nez de Julien. Non seulement cet objet luisait, à ses yeux, d'une aura magnifique mais en plus ça lui donnait un petit côté sexy guère déplaisant.

Concentre-toi ! 

Julien, malgré les encouragements de l'autre humaine, n'arrivait pas à avancer. Tomas sû ce qu'il pouvait faire.

En voletant au-dessus de son protégé, lequel s'était jeté à terre en tremblant de tous ses membres, l'ange gardien prit soin de faire entendre sa voix. Il recueillit toutes ses forces ou presque pour ne laisser transparaître qu'un calme olympien, une douceur infinie, un sentiment chaleureux à travers ses mots. Il fallut quelques instants où son cerveau d'humain parvienne à comprendre ce qui était dit, et à l'assimiler. Enfin...

Centimètre par centimètre, Julien rampait en direction de la sortie au rythme de son soutien. Bien que son propre corps se souillait, par la terreur éprouvée dans cette situation chaotique ; son esprit se focalisait sur ces paroles bienveillantes qui réchauffait son âme. Tomas lui répétait son propre prénom, lui disait être son ange gardien, là pour le guider, là pour le protéger, là pour l'aimer. Et là pour l'attendre toute l'éternité si nécessaire. Mais que ce n'était pas son heure, que la vie l'attendait là après cette porte à carillon. Qu'il suffisait de quelques mètres encore pour rentrer chez soi et dormir d'un sommeil réparateur.

Bien évidemment, au moment même où la paire de lunettes vint chausser le nez de l'humain : la bête en hurla de frustration car sa cible venait de disparaître sous ses yeux injectés de sang. Il renifla. Il grogna. Le démon ne le voyait plus. Hormis cette autre stupide humaine qui pleurait dans un coin, son rituel ayant échouée elle se laissait aller au déséspoir. Elle ne l'intéressait pas pour autant.

Tomas accompagna son protégé jusqu'à la sortie, et lui transmit une dernière vague de pur amour en le voyant courir à toute haleine dans la direction de son domicile. Une fois fait, il se retourna, fébrile. Quoique déjà épuisé par tant d'efforts, l'immondice infernale rôdait encore. Ce qui était inadmissible.

Dans un cri de rage, il se jeta sur cette chose abominable pour l'attaquer encore et encore à l'aide d'un bâton de bois fait à partir du Pommier Premier du Paradis. Une arme qui ne servait qu'en ultime recours, car une fois utilisée elle se briserait lors de son but atteint. Ce qui arriva car par sa fougue et son ardeur, Tomas fit reculer le démon dans son trou pour le réexpédier tout droit en enfer. 

C'est dans un dernier élan qu'il quitta la terre pour rejoindre les cieux.

« Et voilà, tu connais toute l'histoire.

— Tu as été très courageux. »

Fil entendit son camarade glousser, il le regarda avec incompréhension. Un sourire niais illuminait son visage sale de cendres et fatigué.

« Je suis surtout..

— Amoureux. C'est bien là tout le problème en effet. »

Tomas et Fil se mirent à déglutir en même temps, tout en tournant la tête vers le nouvel arrivant. La peur vint noircir leurs cœurs allégés. Les ailes perdirent toute allure, et tombantes au sol avec abattement.

La silhouette de Dieu en personne leur faisait face dans toute sa sainteté. Et, ce qui ne les rassurait pas outre mesure, c'est qu'elle n'affichait un sourire ni plein d'amour ni miséricordieux.

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EmDel
Posté le 10/08/2021
Ohlalalalalalal mais quel chapitre ! Pourquoi je ne l'ai pas lu plus tôt ?
J'adore l'entrée en scène de Malchance et Hasard et surtout les personnages que tu as créé autour de ces concepts !
J'ai trop mal au coeur pour ce pauvre Tomas, mais je dois avouer que je ne comprends pas trop comment on peut voler avec une seule aile x)
Abbyleplume
Posté le 15/08/2021
Alohaaa merci beaucoup de ton retour ! Oui j'aime TROP Hasard et Machance ahah !
Eheh c'est la force angélique ça. Par contre ça veut dire que c'est + difficile et douloureux maintenant pour le pauvre Tomas :3
drawmeamoon
Posté le 23/06/2021
Okay, alors je pense qu'on se connait pas encore assez pour que tu le saches mais je suis fan, mais genre, fan fan fan du hasard dans la vie, et DU COUP QUE LE HASARD SOIT LA ET SOIT POTE AVEC LA CHANCE ET LA MALCHANCE JE TROUVE CA OUF !!
de un

DE DEUX QU'IELS RESSEMBLENT À DES ARAIGNÉES QUI TISSENT DES TOILES JE TROUVENT CA ENCORE PLUS OUF !!!

Du coup je suis curieux de savoir lequel des deux à les yeux vert et lequel les yeux jaunes, parce que j'ai pas trop compris qui avait quoi comme couleur et que j'adore les symbolique de la couleur et le vert désigne l'instabilité, la chance et le hasard donc ca m'a fait rire (et le jaune, la trahison et la tromperie, je trouve que ca match bien avec Malchance du coup)

MAIS DU COUP, Julien a réussit encore à s'en sortir grâce a Thomas même si le pauvre bébé ca doit etre si dure avec une seule aile ouin , le bebou ;;
En tout cas j'ai beaucoup aimé ce chapitre, comme les autres ! Je file lire la suite !!!
Abbyleplume
Posté le 23/06/2021
Woaw merci de ton giga commentaire <3 ça m'a fondu instantanément le potit cœur ❤️
> Pour la couleur, je ne l'ai pas explicité eheh. En tout cas ton interprétation est excellente 😇
> Vouloir pauvre Tomas là aïe aïe aïe 😭
petite_louve
Posté le 21/06/2021
Encore un super chapitre qui montre toute ton imagination !

Apparemment, nous avons toutes les deux de vilaines araignées comme démon dans nos histoires, haha. Bien que les tiennes me semblent bien plus affreuse que les miennes !
Tomas est vraiment très courageux et très amoureux ! J'espère que cet amour ne va pas lui coûter trop cher. Et l'arrivée de Dieu à la fin ! On se demande ce qu'il va dire et faire !

C'est la première fois que vois cette expression écrite comme ça "contre laquelle rien n’y personne", je l'écris plutôt "rien ni personne", mais je ne sais pas laquelle est la bonne orthographe du coup ^^"

A très vite !
Abbyleplume
Posté le 21/06/2021
Merci beaucoup pour ton retour ! Oui je n'aimerais pas vraiment rencontrer Hasard et Malchance ahah !
Oups tu as raison pour le "ni" , je vais corriger ça de ce pas. Merci encore et à très vite <3
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