4- L'enfer vient à toi

Il y avait un tas de bruits dans cette pièce - ou plutôt dans ce capharnaüm : des sons de clochettes, des bourdonnements d’insectes invisibles à l'œil nu, des sifflements de théières disséminées un peu partout et une vieille musique que crachait un tourne—disque en fond. Tout autant que le boucan environnant, la couleur était présente en un véritable kaléidoscope partout dans l’échoppe. Du rouge, du vert, du jaune, du mauve, du noir, du bleu, du blanc sur chaque rideau, tapis, nappe, sol, mur, ou encore sur ce patchwork qui servait de plaid à son étrange interlocutrice.

J’aurai peut être pas dû venir jusqu’ici; pensa-t-il

« Alors, prêt à retirer ce vieux contrat sur ta p’tite caboche mon p’tit ? »

Il n’eut pas le temps de répondre que la dame aux milles breloques se leva et s’approcha très - trop - près de son visage. Elle le regardait intensément dans les yeux, parfaitement immobile. Cette soudaine proximité lui permit de sentir son haleine, bien lourde et âcre. Un mélange à base de menthe et de vieux tabac. Il retenait ses hauts-de-cœur avec grande difficultés, l’empêchant de trouver quoique ce soit à dire face à cet examen minutieux de son visage. Elle se mit soudainement à lui tripoter le visage, à lui tirer la lèvre inférieure dans un grognement réfléchi ou encore à lui malaxer les joues. Le jeune rouquin se sentait incapable de bouger, par peur mêlé à de la surprise. La seule chose qu’il su faire c’est de se maudire intérieurement d’être venu dans cet endroit de malheur.

« Bon. Heureusement il n’est pas trop tard pour y remédier ! Son emprise n’est pas si terrible ! Moi c’est Balinda, et j’vais pouvoir t’aider. Dis moi, depuis quand t’a la poisse qui t’colle aux bask’ mon p’tit ? »

Balinda s’écarta pour attraper une théière fumante toute proche, se servit une tasse tout en le regardant sérieusement. Quant à Julien, il tenta de retrouver une certaine contenance après s’être ainsi fait malmener. En se redressant, il se racla la gorge pour répondre à la question posée.

« Euh… Et bien, je dirai un peu plus d’un mois à vrai dire et… Je… Aidez-moi s’il vous plaît, j’ai l’impression de devenir fou !

— Mais non, mais non. Je te l’ai dis, tu as la Malchance sur ta tête. Je vais pouvoir t’en débarrasser mon p’tit, c’est dans mes cordes.

— Euh… D’accord… »

La bonne femme toute colorée dansa alors d’un coin à l’autre de la pièce, tout en marmonnant des propos indiscernables depuis sa place. Il la regardait avec beaucoup de curiosité et pensait qu’elle était à l’image du décor de cet endroit : incongrue. Elle attrapa un bout de bois par—ci, une touffe d’herbes aromatiques par—là; finit par le rejoindre avec un tas d’objets entre les mains. Tout son être semblait vibrer d’une énergie indescriptible.

« Choisis un truc. N’importe lequel. Celui qui te cause mon p’tit. »

Julien n’osa pas demander pourquoi. Toute cette situation le dépassait, il songeait sérieusement à fuir la boutique à toutes jambes mais en même temps… Cela ne lui coûterait rien d’essayer ces superstitions de grand-mère. Et Balinda dégageait quelque chose. Peut-être pas de la confiance, mais une espèce d’aura positive perceptible.

Il inspecta chaque objet avec attention : un foulard, une aiguille à tricoter, une montre à gousset, un collier, une tasse en porcelaine, une plume, un trousseau de clef, et encore d’autres choses sous cet amas hétéroclite. Sous l'œil insistant de son interlocutrice, il tendit la main pour se saisir d’une monture ronde en argent avec des verres sans correction. Au même instant, il se passa deux choses : une exclamation enthousiaste de la part de Belinda et un rire grave provenant d’une fissure qui se forma au sol dans un tremblement de terre violent.

« BALINDAAAA ! »

Celle-ci se jeta sur lui, pour l’empêcher de tomber dans le trou béant qui l’aurait englouti dans des ténèbres. Elle prit son visage entre ses mains, ce qui tordit sa bouche dans une grimace comique, tout en lui parlant avec un ton très autoritaire.

« Enfile les lunettes ! »

Le jeune homme, tétanisé, ne l’écoutait pas; bien trop absorbé par ce qui sortait du gouffre apparu au milieu de la boutique ésotérique. Une forme monstrueuse s’en dégageait lentement dans des grondements terrifiants. D’abord deux cornes en feu, un buste épineux, d’immondes pattes qui faisaient tomber de la poussière partout et surtout cette taille abominable.

« ENFILE LES MAINTENANT ! »

Julien était pris d’une quinte de toux, les yeux brûlants et la gorge très sèche. Balinda s’égosillait mais son esprit rationnel venait de se figer face à un gargantuesque démon qui ne devait même pas exister; alors il n’entendit pas ses ordres. La chose grogna profondément, un de ces râle guttural à vous en foutre la peur de votre vie. Pas cette petite angoisse lors d’un examen, ni même celle de la première heure de conduite en plein centre ville. Là c’était pire, bien pire. Julien se sentit même uriner, bien malgré lui. Ses vêtements lui collaient à la peau par la sueur, tout son corps se mit à trembler de manière incontrôlable. Balinda se jeta alors sur lui, le força à porter ses lunettes et attendit.

La bête s’arrêta dans son mouvement, comme perdu. On aurait dit qu’elle venait de perdre son objectif de vue, qui était nul autre que l’humain à dévorer purement et crûment. Ses yeux exorbités cherchaient partout, dans tous les sens, avec frénésie. De colère, elle se mit à pousser des hurlements féroces.

« Et maintenant, tu vas quitter cet endroit et rentrez chez toi mon p’tit. Sans enlever les montures, qui te protègent. Elles te rendent invisible aux yeux de ceux et celles qui te veulent du mal. Compris ? Maintenant rentre chez toi mon p’tit, tu ne risques rien. » lui murmura-t-elle.

L’étudiant sentit un chatouillis familier à l’oreille, ce qui le ramena un instant à la réalité. Un danger lui faisait face, on venait de lui donner une solution pour s’en sortir vivant. Il n’en fallait pas plus pour son instinct de survie qui se mit en route et lui donna assez de courage pour ramper jusqu’à la porte. À chaque micro—avancé, un gémissement plaintif s’échappait de ses lèvres mais aucun ne retint l’attention de la gargantuesque créature toujours médusée de sa soudaine disparition. Un filet de bave coula même sur lui quand il passa tout près; toute son attention était fixée sur cette porte qui le ferait sortir d’ici. Il n’entendit pas Balinda commencer à prononcer une incantation pour renvoyer la bête là où elle venait; ni ne perçut les glapissements de douleur de cette dernière. Son cerveau progressait en mode automatique.

Une force en lui l’avait aidé à mener son évasion à terme; comme une douce chaleur réconfortante. Le soir en s’endormant en sécurité dans son lit, il se rappelait même d’une voix masculine et suave qui n’avait cessé de lui glisser à l’oreille plusieurs phrases encourageantes. Au moment où la dernière infime partie de sa conscience sombra dans le sommeil, ses lèvres répétèrent avec beaucoup d’émotions quelques mots entendus :

« Tomas, tu t’appelles Tomas et tu es là pour me protéger. »

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EmDel
Posté le 19/07/2021
"capharnaüm" encore un mot que j'adore ! (je crois que je vais à chaque fois trouver mon mot préféré dans tes chapitres x) )

Alors. C'EST QUOI DE CE TRUC LA ?! Entre la nana un peu barée et le démon qui débarque, c'est juste de la folie ! J'ai beaucoup aimé et je me demande ce qui va se passer après !

(ps: a un endroit tu as écrit "Belinda" il me semble ;)
Abbyleplume
Posté le 21/07/2021
Ahah je vois qu'on a le même plaisir des jolis mots !
Je suis ravie que ça te captives en tout cas <3 (ow, je vais me relire !)
drawmeamoon
Posté le 15/06/2021
AAAAAHMAIS CE CHAPITRE ÉTAIT FOU
WOW
MAIS J'AIME TROP ??

La dernière phrase elle est si douuuuce ??? Bon dieu, c'est la première vrai interaction iiiiih

J'aime trop Balinda !!

Ma seule question c'est si c'est des lunettes qui doivent le protéger comment il fait pour dormir ?? Il peut pas dodo avec mais ça veut dire qu'il est plus protégé, non ?
Abbyleplume
Posté le 16/06/2021
Ohlala merci de ton retour incroyaaable <3

Ouii j'en avais presque les larmes tellement j'étais émue ! Mais est ce que Julien va s'en souvenir au réveil, ça... :3

Belinda est tarée de ouf, je l'aime beaucoup aussi !

Aaaah bhé il doit les garder au nez ehehehe.
petite_louve
Posté le 12/06/2021
Coucou !
Enfin la suite des aventures de Tomas et Julien, bien que je n'ai pas attendu très longtemps ! Balinda est un sacré personnage, haut en couleurs ! Des petites péripéties dans ce chapitre. On commende à distinguer à quoi ressemble certains méchants de ton monde ! Un vilain démon cornu qui rappelle le diable en personne !

Avec la fin, on imagine que Julien connait Tomas, qu'il lui a déjà parlé ... Mais que sa mémoire lui fait défaut. Ça titille notre curiosité ! On veut savoir ce qui s'est passé entre ces deux là, comment ils se sont retrouvés séparés et pourquoi.

J'ai hâte d'en savoir plus ! Ta plume est toujours un régal à lire !
Abbyleplume
Posté le 12/06/2021
Oooh merci beaucoup pour ton retour <3
Je suis contente que ça te plaise toujours ! Oui j'ai essayé de rendre le monstre bien monstrueux justement ahah
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