Récapitulons : cela faisait un temps interminable qu'aucune tâche, hors quelques missions d'intérim pour alléger le lourd travail des temporales, ne lui avait été attribuée. Et là, pour la première fois qu'un rôle lui incombait de plein droit, il fallait que tout parte hors de contrôle.
James marchait d'un pas rapide dans le long couloir d'Elena. Fort heureusement, cette dernière devait être trop occupée avec quelques centaines d'âmes pour venir lui quémander des résultats.
Résultats, il le savait, totalement absents.
La situation était même encore pire. Ce n'était pas une simple âme récalcitrante, non. Elle était habitée d'une vérité qui n'était pas la leur. Or, le dérouleur d'existence ne pouvait mentir. Il se contentait de remonter le fil d'existence de l'âme. Aucune raison qu'une telle situation se produise.
Et pourtant...
Les images de l'interférence, seul nom qu'il était parvenu à donner à cet étrange évènement, ne cessaient de revenir hanter et de traverser son esprit préoccupé. Il y avait deux Enora Wild. Deux existences au sein d'une seule âme et ce sur un même plan spatio-temporel. Et cela, c'était tout simplement impossible. Ça entrait en conflit avec toutes les règles qui encadraient la toile de l'existence.
James ramena ses mains le long de son crâne et écarquilla les yeux à cette pensée, commençant à se gratter le cuir chevelu de manière compulsive. La toile de l'existence... pouvait-elle seulement tolérer une interférence ? Était-ce la fin ? Enora était-elle le signe que tout allait bientôt être détruit ?
Et c'était à lui qu'il incombait de trouver une solution ? L'inutile de la famille, le Time qui avait plus de temps que de tâches à accomplir, celui dont le temps n'apportait rien ? Tant de surnoms et de titre qu'il entendait au travers de la bouche des créatures qui occupaient ce lieu, parfois même de ses propres frères et soeurs. Non, seul il n'avait pas les capacités, il devait trouver de l'aide.
Mais où ? Le problème quand un lieu était aussi parfaitement régi, où chaque personne avait sa place et où chaque chose arrivait en temps et en heure, était le manque de solutions en cas d'imprévus. Un problème n'a pas lieu d'être chez la Time Family, ainsi rien n'a été pensé pour y mettre fin. À quoi bon prévoir l'impossible ? C'était une chose bien risible pour les Temporales.
James s'immobilisa au milieu d'un couloir et tenta de retrouver son calme. Il était inutile de se laisser emporter par le flot de ses pensées angoissées et à l'opposé de tout plan un tant soit peu constructif.
— Je dois aller voir mère, finit-il par souffler.
Oui c'était la seule solution évidente. Le problème le dépassait et dépassait l'ensemble de l'entreprise. La seule personne à pouvoir l'aider ne pouvait être qu'un être au-dessus de lui et de tous les Time. Une personne au-delà des lois mêmes puisque c'était elle qui les avait construites.
Il joignit ses deux mains et du claquement que fit leur rencontre naquit un panneau tiraillé entre le bleu et le transparent. Sur ce dernier apparut, comme un voile diaphane s'étalant de son long, un plateau quadrillé. Même s'il aimait habituellement marcher, aujourd'hui venait de se produire l'impossible : James Times n'avait pas le temps. Il devait donc plier l'espace-temps. De toute manière, la pièce maitresse où se trouvait sa mère ne pouvait être atteinte que de cette façon.
D'un mouvement rapide, il pinça un endroit particulièrement bien choisi afin de relier deux carreaux. Il observa son œuvre et, satisfait, refit claquer ses mains. Le plateau, face à lui, se mit à avancer doucement dans sa direction et le traversa de part et d'autre. James baissa la tête et vit son corps à présent strié à l'image du plateau en carreaux. Relevant la tête et fermant les yeux, il se disloqua finalement et disparut du couloir.
Ce fut dans un endroit particulièrement sombre qu'il débarqua. La pièce dans laquelle il se trouvait était immense. Il n'aurait su atteindre le plafond même s'il avait eut la possibilité de boire la potion qui avait transformé le personnage d'Alice en géante. Du plafond tombaient d'interminables cascades blanches qui, n'obéissant à aucune loi du monde physique, coulaient tranquillement en longeant les murs de la clôche que formait le plafond pour choir au sol, dans un bassin au centre. James s'y approcha et pu remarquer un tourbillon, signe que le périple de la cascade ne s'arrêtait pas ici. À y regarder de plus près, même s'il s'en doutait, il put voir de multiples filaments qui, ensembles, constituaient la cascade. L'eau n'existait pas ici, les âmes étaient la seule chose vivante qui pouvait pénétrer ces lieux.
— Même si on est capable de s'élever au point de ne plus s'en préoccuper, il est primordial de ne pas oublier la chose la plus simple qui constitue la raison de notre présence.
La voix était douce et calme et James se sentit apaisé presque immédiatement. Aucun Time ne saurait ignorer la voix de sa propre mère. Oui, Il l'appelait mère. Pourtant, c'était en réalité l'entité qui avait de par sa volonté crée chacun des Time sans y être liée par un quelconque lien du sang. Mère était un surnom affectif attribué bien plus tard lors d'une observation du comportement de certaines âmes. La dénomination mère et surtout l'affection qui pouvait être mesuré à l'entente de ce statut avait paru aux Time similaire au sentiment qu'ils éprouvaient pour elle.
L'existence.
C'était elle la source. Elle était le point d'origine de chaque chose et elle avait crée la toile de l'existence.
— Toujours perdu dans ton imagination, James ?
La voix sonna de nouveau dans l'ensemble de la pièce et ramena le jeune homme à la réalité. Il releva la tête et observa longuement le long rideau noir qui le séparait de la propriétaire de la voix. Il pouvait cependant voir son ombre se reproduire sur le tissu. Il pouvait observer des gestes souples, gracieux et dotés d'une immense douceur se baisser sur le canal qui passait sous le rideau pour prendre quelques fils d'existence.
La silhouette se releva, et mima de ses mains une forme pouvant s'apparenter à un oiseau. L'être fait d'ombre prit vie, se détacha du rideau et voleta de ses ailes noires vers le centre de la pièce pour finalement emprunter le même chemin que les fils d'existence, mariant deux couleurs profondément opposées. Un Shiriam, c'était ce qui permettait de communiquer avec les Spatorales : ceux qui, contrairement aux Temporales, habitaient dans les espaces et les temps dédiés aux vaisseaux des âmes. Ceux qui vivaient en bas et dont la mission était de cueillir les âmes parvenues à maturité ; de ramener à la terre et à la putréfaction les vaisseaux au delà de toute maturité. Chaque forme de Shiriam avait un destinataire précis.
— Oui, désolé, reprit James parvenant avec difficulté à quitter des yeux ce phénomène qui le fascinait.
Aucun mensonge n'était permis en ce lieu et en sa présence. L'interdiction était en réalité inutile tant il était imaginable de mentir.
— Je te pardonne. Dis-moi James, j'ai senti une profonde angoisse venant de toi. Quel est le problème ?
— Le problème est... difficile à expliquer. J'ose espérer qu'une solution viendra de votre esprit infiniment plus sage que le mien.
— Allons James, tu sais bien que les politesses ont tendance à m'ennuyer. Ne te comporte pas comme tes frères et sœurs ; ton caractère et ta personnalité, c'est bien ce qui fait que tu es toi. Alors je t'en prie, devant-moi, sois toi-même.
— Oui, excusez-moi. J'ai, comme vous l'avez décidé, été attribué au service de S.A.V, il y a maintenant un temps que je ne saurai mesurer. Cependant, aujourd'hui et une date que je ne risque pas d'oublier car j'ai eu une demande.
— Une âme récalcitrante ?
— Une âme qui a commis un meurtre... tout en ne l'ayant pas commis.
L'ombre s'immobilisa et James perçut un changement dans l'air pourtant habituellement calme et léger. S'abattant doucement mais fermement sur la pièce comme un linceul sur une âme s'apprêtant à laisser son âme entreprendre son ascension, l'ambiance devint lourde et pesante pour une raison qu'il ignorait.
— Une âme à deux vérités..., chuchota mère. James apprécies-tu ton rôle ?
Le changement de sujet déstabilisa profondément le jeune homme. Il ne comprenait pas où mère voulait en venir. Malgré tout, en sa présence, aucun mensonge n'était possible.
— Je... je pense que, comparé à mes frères et mes soeurs qui sont surchargés de travail, je ne suis pas à plaindre.
Ce n'était pas la vérité, mais ce n'était pas non plus un mensonge. Il ne pouvait pas se permettre d'émettre une critique devant mère sur son rôle ici. Il n'avait pas le droit.
— Je vois... James tu sais que nous les Time portons un lourd fardeau ? Un travail important et nécessaire à la continuité de l'existence ?
— Oui.
— Et parfois, ce travail est difficile car, même s'il nous l'est interdit, nos sentiments peuvent nous mener à nous accrocher à des existences.
— Non ! Mère cela nous est interdit !
— Je sais, mais l'interdiction est toujours synonyme de possibilité, James, sinon elle n'aurait pas lieu d'être. Cette maîtrise que nous ne devons jamais perdre, rend notre tâche déjà ardue, encore plus difficile. Je comprends le conflit qui t'occupe et les doutes qui assaillent ton esprit, mais tu dois savoir que la Time family ne se trompe jamais.
— Mais...
— James. Donne ton jugement ; fie-toi à la vérité qui t'es apparu. Tes sentiments ne doivent pas t'en détourner.
— Bien... d'accord.
Mère avait raison. Il se préoccupait d'une simple interférence, qui n'était, sûrement qu'un souci technique sur lequel s'était jetée Enora Wild, désespérée. Il devait prouver qu'il pouvait se comporter comme un véritable Time. C'était sa chance.
— Je te promets d'être à la hauteur d'un Time, mère.
— Qu'il en soit ainsi. Cela ne saurait me faire plus plaisir.
Sinon, juste pour te dire que j'ai vraiment hâte de lire la suite!