5 - La Nixe

Par Raph

Pour contrer à l’étrange menace qui planait sur notre ville, les autorités ont carrément serré la vis. Des policiers à chaque coin de rue, un couvre-feu qui s’étendait du coucher au lever du soleil (on supposait que la bête officiait la nuit), l’obligation de couvrir au mieux ses vitres le temps qu’on obtienne de nouvelles informations… Sans la moindre certitude au-delà de ces quelques secondes de vidéos, il était difficile de savoir comment contrer la créature. Ce qui inquiétait le plus, c’était la zone très large de son activité. Si la plupart des disparitions se faisait dans les quartiers industriels, il fallait bien admettre qu’on ne pouvait tirer aucune logique des lieux d’attaque. C’était la question qui revenait le plus souvent : la bête quittait-elle parfois son abri de verre pour se déplacer de building en building, ou bien n’était-elle pas seule ? Combien de ces tours de verre étaient infectées ? Où se tapissait le danger ? Imaginer une dizaine de ces bestioles me fichait toujours la chair de poule, alors j’exorcisai au mieux les mille questions sans réponse que répétaient, comme des automates cassés, les chaînes d’info.

Avec toutes ces nouvelles règles et la méfiance redoublée de la population, les temps étaient plutôt durs. Non seulement je tournai dans ma chambre comme un lion en cage, mais il m’était en plus quasiment impossible de continuer à vivoter des petits délits que j’avais l’habitude de commettre de temps à autre, quand les fins de mois étaient trop difficiles. Et puis, mes amis me manquaient. Mes parents n’étaient pas une compagnie très divertissante. Ils avaient adopté l’air résigné de ceux qui n’espèrent plus rien, et je voyais parfois cette mine passer sur Cassandre, sur Sam, sur les passants et sur le reflet des vitres.

Je suis repassé, quelques fois, devant le bâtiment de verre où j’avais cru apercevoir un soir la silhouette. Ça paraissait déjà très loin, comme un mauvais rêve qui forçait la frontière de ma réalité. Pour le conjurer, j’avais attrapé le réflexe de poser la paume contre la vitre, de tester sa résistance du bout des doigts, m’attendant toujours à moitié à ce que sa surface cède sous ma peau. Mais ça n’est jamais arrivé, et le building restait désespérément hermétique.

Au bout d’un moment, la panique ambiante me pesait tellement que je me suis résolu à sacrifier une partie de mes maigres économies, et ai envoyé un message à tout le groupe. S’ils voulaient bien sortir, s’asseoir tous autour sur les poufs miteux du garage de Sam, comme autrefois, je m’engageais à payer les bières – et même des alcools plus forts, s’il fallait. Ça m’a surpris, mais tout le monde a dit oui. Même Tim, que j’aurais cru trop engoncé dans le drame. On s’est réunis avant la tombée de la nuit, et Sam a fermé sur nous le lourd volet de fer. Je m’attendais à une atmosphère lourde, à des regards en coin, à de longs silences. Mais c’était mal connaître mes potes. À peine arrivé, Cyr s’est lancé dans une tirade goguenarde et débordante de vulgarité, à laquelle ont fait écho les éclats de Sam et les petits rires de Cassandre. Même Osmond a souri en me lançant une petite pique. J’étais enfin de retour chez moi. On a passé la nuit à enchaîner les bières et les blagues, à ignorer soigneusement le couvre-feu et le grondement, de loin en loin, des patrouilles de police. On n’a pas parlé de Marco, bien sûr. Ni des traits tirés d’Tim, ni du terrible défaitisme de Cyr, ni de l’éclatement soudain de notre petit groupe. Puisqu’on se retrouvait enfin, tout allait s’arranger. C’était aussi facile. Évidemment, ça n’allait pas se faire en une nuit. Il y a eu quelques hésitations, une répugnance à franchir la nouvelle distance entre nous ; Cassandre a eu quelques maladresses, Sam s’emportait plus facilement. Mais j’avais une grosse bulle d’espoir qui me flottait dans le ventre, et l’angoisse a enfin lâché un peu prise.

Ça n’a pas duré longtemps.

Au petit matin, on a décidé de tous partir en même temps, pour éviter de laisser l’un de nous seul trop longtemps. On a salué Sam, puis on est sortis, accueillis par un matin gris et froid. On habitait tous plus ou moins dans le même quartier, alors on a pris la même direction ; Cas et Osmond devaient nous laisser au prochain croisement, un peu plus loin. On a marché un peu, jusqu’à arriver à la hauteur du bâtiment de verre, celui où j’avais eu cette vision, celui devant lequel Marco était peut-être passé la nuit de sa disparition. J’ai eu un mauvais pressentiment, et je me suis arrêté net.

– Hé (j’avais la voix tremblotante, et je me suis détesté pour ça). On devrait changer de trottoir, non ?

– Nous emmerde pas, Léo, a fait Cyr en réprimant un bâillement. Il fait jour et on est cinq. On ne risque absolument rien.

Mais tout de même, j’ai pensé. À part nous, la rue est vide, et il fait encore sombre. J’ai pas osé le dire. À la place, j’ai fait :

– Ça te tuerait d’être sympa une fois dans ta vie, Cyr ?

Il allait répondre un truc, probablement une réplique cinglante, quand Osmond s’est retourné vers nous et a tranché :

– C’est bon, les gars. Pas la peine d’en faire autant. Traversons.

Il a lancé le mouvement et tout le monde lui a emboîté le pas, même Cyr qui traînait des pieds derrière. Je me suis dit que depuis le départ de Marco, il avait naturellement pris la place de leader, libre de toute concurrence. Bien sûr, je l’ai gardé pour moi, mais Cyr, qui avait dû en venir à la même conclusion que moi – et était déjà passablement saoul et en colère –, a été moins délicat.

– Ça doit bien t’arranger, toi, qu’on ait perdu Marco, hein ?

– Quoi ? a soufflé Osmond en blêmissant.

– Cyr, est-ce que le deuil a changé ta personnalité ? a suggéré Cassandre.

– Personne ne t’a autorisée à parler de lui comme s’il était mort, a fait Tim d’une voix blanche, le poing crispé contre sa cuisse.

Et à ce moment-là, tout a éclaté à nouveau. Cyr criant sur Osmond, Cassandre racontant n’importe quoi, Tim retenant difficilement les larmes qui lui noyaient déjà les yeux et entre eux, moi, tentant de calmer le jeu. J’avais l’impression d’assister à un naufrage. J’ai levé les yeux vers Osmond pour trouver du soutien, mais il ne m’a prêté aucune attention. Les lèvres serrées, le menton haut, il avait l’air prêt à tourner les talons à tout moment. Et j’ai eu la conviction que s’il le faisait, là, maintenant, pendant ce déchirement terrible, tout serait fini. Que tout serait brisé. J’essayais de dire quelque chose, n’importe quoi pour apaiser tout le monde, quand ma voix s’est étranglée brusquement. Parce que derrière Osmond, de l’autre côté de la rue, les vitres du building resplendissaient dans le jour naissant. Et dans l’un des carreaux, fantomatique et gracieux, flottait le monstre.

Il était à plusieurs mètres (et même semblait étrangement distant de la surface de la glace, comme si elle avait une quelconque profondeur), mais je discernais déjà son corps d’un vert sombre, les lourdes mèches sur son crâne et les ellipses opalines de ses yeux. Il nous avait vus. Je n’arrivais pas à le quitter des yeux. Il s’est approché dans cet espace étrange que semblait constituer l’intérieur de la vitre, et a posé la main sur la surface. Osmond, qui avait dû remarquer mon trouble, s’est tourné vers l’objet de mon attention et je l’ai entendu étouffer un juron. Les autres se sont tus – Osmond ne jurait jamais – et du coin de l’œil, je les ai vus faire un bond en arrière. Tim a crié, plus de colère que de peur. Puis plus personne n’a bougé. On regardait la créature. Elle nous fixait aussi. Sa main a percé le carreau comme si c’était de l’eau, elle a tendu le bras, passé la tête au travers aussi. Contrariée de nous voir aussi loin d’elle, elle a émis un cri plaintif, quelque chose d’animal, un appel informe. Cyr a fait mine d’aller vers elle, et Cassandre a posé une main sur son bras pour le retenir. La créature avait quelque chose de purement fascinant, comme si elle rendait tout flou autour d’elle, comme si son corps entier était un chant de sirène. Je n’imaginais même pas ce que ce devait être lorsqu’on se retrouvait à quelques dizaines de centimètres de ces yeux-là. En constatant que nous étions hors de portée, elle a poussé un nouveau cri, plus irrité celui-ci, et a replongé dans le carreau, propulsant vigoureusement ses mains palmées. Elle s’est éloignée en quelques ondulations et, une fois à la limite du mur, a disparu d’un coup. On n’a pas bougé. On est restés là, comme des cons, pendant plusieurs minutes. C’est le klaxon brutal d’une voiture qui nous a ramenés à nous, tandis que le véhicule, d’une embardée, nous frôlait dangereusement. Le charme du monstre était redoutable. Inconsciemment, on avait tous amorcé plusieurs pas vers lui, de sorte qu’on se retrouvait maintenant au beau milieu de la route, vacillants et confus. Tim, le premier à reprendre un tant soit peu ses esprits, nous a gentiment poussés jusqu’au trottoir qu’on venait de quitter, le plus loin possible de l’immeuble de verre. Je me suis adossé au mur de pierres, pantelant, sous le choc. Et dans le silence brûlant qui nous écrasait tous, une petite voix s’est levée. Cassandre. La voix plate du constat, aucun étonnement, aucune émotion.

– Une nixe.

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Tac
Posté le 29/06/2022
Yo !
Bon bah voilà, la question est résolue ! Enfin, au moins en partie. Encore faut-il que les personnages se décident à en croire leurs yeux et ne pas mettre ça sur le compte de l'alcool !
J'ai oublié de souligner que je trouve ultra cool le fait que la déchéance publique vise les immeubles en verre. Dans le premier chapitre y a tout un passage qui m'a fort parlé, avec le phénomène de gentrification que 'jobserve tous les jours autour de chez moi - mais aussi constatable dans plein d'autres villes. Je trouve ça chouette de le retrouver retranscrit ici !
Ta description de la nixe est fort chouette, avec l'effet vitre comme de l'eau. J'imagine bien la chose, alors félicitations.
Plein de bisous !
Imre Décéka
Posté le 06/05/2021
C'est ce qu'on appelle le "Middle point". Plus de doute possible dans l'intrigue. le récit est toujours aussi bien rythmé et prenant. Hâte de lire la suite :)
Raph
Posté le 16/05/2021
Exactement, merci beaucoup pour ton retour !
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