5. Le thé

Durant les deux ou trois semaines qui suivirent, nous nous occupâmes de la maison sous la direction de la gouvernante Maddy et nous fûmes aussi entraînées à servir le thé. Si j’étais déjà familière avec cette tâche, ce n’était pas le cas de Renée. Le cérémonial entourant ce simple moment était d’ailleurs si complexe que même en l’ayant appris à l’orphelinat, je m’y perdais parfois. Maddy nous fit répéter des dizaines et des dizaines de fois, à longueur d’après-midi. Lady Merlette venait parfois constater nos progrès – ou leur absence – et nous devions alors la servir, elle. Nous n’étions pas très douées et le service me mettait dans un état d’angoisse dont je me souviens encore. Les mains moites, j’étais si concentrée sur Renée et j’avais si peur qu’elle ne fasse une erreur que mes mains tremblaient et que j’en oubliais d’être moi-même attentive à la tâche.

Un jour, alors que Renée venait de renverser du lait à côté de la tasse de Lady Merlette, celle-ci soupira bruyamment :

— Vraiment, Maddy, ça ne peut plus durer. Il faut que je reçoive les dames du voisinage, cela fait trop longtemps que je n’ai pas pu retourner leur invitation. Et j’ai besoin de votre aide : vous ne pouvez pas passer la moitié de votre temps à apprendre à ces deux fillettes comment soulever une théière sans trembler.

Maddy, qui se tenait alors en retrait dans un coin du grand salon où nous nous trouvions, acquiesça de la tête.

— La semaine prochaine, j’organiserai une invitation…

Lady Merlette tourna vers nous un regard voilé de tristesse désolée à l’idée de nous présenter en société. Je n’avais pas oublié son attitude devant la pièce interdite, ni même l’étrange conversation surprise par Renée. Bien que nous n’ayons jusqu’à présent eu aucune raison de nous plaindre, je restais sur mes gardes.

— … et advienne que pourra, conclut Lady Merlette.

Elle mit de côté sa serviette et se leva.

— Vous pouvez disposer, nous dit-elle. Débarrassez la table et allez vous rendre utiles auprès de Maddy ou de Lucy.

Nous obéîmes alors qu’elle montait dans ses appartements, au deuxième étage de la maison. La fameuse invitation eut lieu dix jours plus tard et marqua pour nous le début d’une nouvelle période au sein de la maison de Lady Merlette.

Lady Merlette y reçut trois jeunes femmes du voisinage. Elles avaient son âge, mais je ne pus m’empêcher de remarquer, lorsqu’elles arrivèrent, qu’elles avaient toutes l’air plus en forme que Lady Merlette. Leur teint unifié par le maquillage brillait de mille feux, elles avaient les joues roses, les lèvres vernies et les yeux malicieux. Elles étaient toutes fiancées ou mariées, comme l’attestaient les anneaux qu’elles portaient autour du cou ou bien au doigt. Leurs vêtements étaient lumineux, richement agrémentés de volants et de rubans, bien loin des tenues sobres et vert sombre dont ne se défaisait jamais Lady Merlette. Elles remplirent la maison de gloussements et d’exclamation joyeuses qui me parurent trop exagérées pour être vraies.

Lady Merlette les accueillit à la porte d’entrée, comme il était de coutume. La gouvernante Maddy se tenait à ses côtés et déchargeait les Ladies de leurs manteaux. Normalement, cette tâche aurait dû nous revenir, à Renée ou à moi, mais nous étions trop petites pour atteindre les patères.

Je ne retins pas le nom des trois Ladies – seulement la couleur de leurs robes. Elles furent conduites au salon par Lucy, dont le sourire s’était complètement envolé. Elle était si terne que j’aurais très bien pu ne pas la reconnaître. Sa joie s’était effacée au profit d’une discrétion que je ne lui connaissais pas. Elle savait certainement ce qui nous attendait.

Les Ladies, rejointes par Lady Merlette, passèrent au salon et échangèrent des mondanités autour de scones, mini-sandwichs et gâteaux de soirée préparés par Lucy. Je me glissais entre leurs chaises pour les servir en thé et c’est à peine si elles firent attention à moi. Renée, debout non loin de la table, était chargée de surveiller la profusion des mets et de filer à la cuisine si jamais il venait à manquer quoi que ce soit.

L’incident survint lorsque, ouvrant un scone à l’aide d’un couteau à bout rond, la Lady en robe rose dit d’un ton traînant :

— Dites-moi, ma chère Séréna… Je ne vois pas sur la table la merveilleuse confiture de myrtilles que vous nous aviez fait goûter, un jour…

Je remarquai avec étonnement que Lady Merlette se crispait. Dans un éclair de lucidité, je compris qu’elle n’appréciait guère les Ladies et que l’adresse directe l’avait mise mal à l’aise. Mais elle se ressaisit très vite et balaya l’air de la main :

— Elle était merveilleuse, en effet. Il n’en reste qu’un fond de pot, tout juste assez pour une demi-tartine. Je ne pouvais décemment pas le faire porter à table, il aurait été trop disgracieux.

La Lady en rose fit à son tour signe que ça n’avait pas d’importance :

— Pensez-vous ! Elle était si délicieuse que même s’il faut racler le bocal, elle ne saurait faire mauvaise impression parmi nous ! Toi, là-bas !

Je sursautai alors que la Lady désignait ma sœur du doigt. Je vis Renée se raidir et rentrer son cou dans ses épaules comme si elle voulait se faire toute petite.

— Va à la cuisine et rapporte-nous cette fameuse confiture !

Renée recula.

— Es-tu sourde ? Dépêche-toi !

Renée eut un coup d’œil furtif vers moi et je l’encourageai d’un imperceptible signe de tête. Elle quitta le salon et disparut dans le couloir.

— Vos nouvelles domestiques ne sont pas très rapides, commenta la Lady en violet.

Je me tenais à côté du chariot de service où reposait la théière. La dernière Lady, qui portait du bleu, me fit un geste de la main et j’allai la servir. Lady Merlette haussa les épaules :

— Au moins elles sont jeunes et elles apprennent vite.

La Lady en bleu se pencha par-dessus sa tasse pleine. Un volant rebiqua sur son col et manqua d’aller plonger dans son thé.

— Vous n’avez vraiment pas de chance avec vos domestiques, ma chère Séréna, dit-elle tout bas.

Les autres Ladies se penchèrent à leur tour pour écouter et Lady Merlette se crispa. Je tendis moi-même l’oreille, avide d’informations sur ce qui pouvait nous attendre dans l’avenir.

— Mon cher Renaud, poursuivit la Lady en bleu en caressant l’anneau de fiançailles qui pendait à son cou, dit que de toute l’histoire du CRB, il n’a jamais vu ça.

La mention du La Lady en violet gloussa :

— Vous devez être maudite, chère Séréna !

Lady Merlette hésita et se reprit rapidement. Elle s’affaissa sur sa chaise et poussa un soupir las et contrarié.

— Je suis maudite, en effet. À chaque fois que j’arrive à inculquer un peu de savoir-vivre à l’un de ces enfants, il me file entre les doigts. Il tombe malade, il se casse une jambe ou alors il fugue, et on ne le retrouve jamais.

— Il fugue ? releva la Lady en violet. Vraiment ? Je croyais qu’on ne leur apprenait plus à voler pour éviter ce genre de situations.

Lady Merlette haussa les épaules, mais je vis un éclat étrange passer dans ses yeux :

— Que voulez-vous ? Ils sont petits et malins.

La discussion tourna court lorsque Renée revint dans le salon. Elle tenait un petit ramequin rempli de confiture de myrtille entre les mains.

— Enfin ! s’écria la Lady en rose en tapant des mains.

— Au moins, votre cuisinière sait y faire, commenta la Lady en bleu. Un joli ramequin vaut mieux qu’un fond de bocal.

— Viens ici ! appela la Lady en rose.

Renée contourna prudemment la table et vint se placer à côté d’elle. La Lady eut un geste ravi du bras :

— Vous allez adorer, mes chères ! Et vous supplierez comme moi notre Séréna de nous révéler le nom de son fournisseur !

Mais son bras rencontra malheureusement le manche de la cuillère, qui dépassait du ramequin. Bousculée, la cuillère s’envola dans les airs et atterrit sur les genoux de la Lady en rose en laissant une longue trace de myrtilles sur sa robe.

— Hiiii ! cria la Lady.

Renée recula de plusieurs pas, horrifiée. La Lady eut un regard furieux vers Lady Merlette.

— C’est une robe neuve ! Elle coûte une fortune ! Vous allez faire quelque chose, j’espère ?

Très calme, Lady Merlette posa sa serviette sur la table.

— Nous vous rembourserons, bien sûr.

Mais la Lady en rose fulminait toujours et désigna Renée du menton. Je m’élançai en avant lorsque je compris ce qu’elle voulait.

— Ce n’est pas elle, milady ! m’écriai-je. C’est vous qui…

— Moi ? hurla la Lady en rose. Moi ?

Le regard qu’elle me lança me cloua sur place.

— J’espère que vous n’allez pas laisser passer ça, Séréna ?

Les trois Ladies avaient tourné vers Lady Merlette leurs visages choqués – ou bouffi de colère dans le cas de la Lady en rose.

— Bien sûr que non, répliqua Lady Merlette avec froideur.

Elle se leva et alla vers le fond du salon. Elle en revint avec une longue badine entre les mains, et nous reçûmes notre première correction au sein de sa maison. Le soir venu et les invitées parties, j’eus toutes les peines du monde à faire taire les pleurs de Renée.

— On va s’en aller, hein ? reniflait-elle. On va partir comme les autres dont elles ont parlé ?

Je n’eus pas le cœur de lui faire une autre réponse que oui. Les mystérieux accidents dont avaient été victimes les précédents domestiques de la maison étaient-ils réellement des accidents ?

Malgré mes doutes et ma peur, dans les semaines qui suivirent, nous ne fîmes aucune tentative. Je me persuadais moi-même qu’il valait mieux jouer la carte de la prudence : nous devions mieux nous imprégner de notre nouvel environnement afin d’agir pour le mieux. La vérité ? Je ne la comprends qu’aujourd’hui. Un certain quotidien s’était installé au sein de la maison. Et hormis les corrections que nous recevions à l’occasion, il était confortable.

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Edouard PArle
Posté le 14/08/2022
Coucou !
Voilà que ça commence à se gâter, cet incident à venir planait depuis le début, il se produit bel et bien... La réputation de Lady Merlette semble fonder, avec ces fameuses corrections.
Le goûter mondain était assez fidèle à ce qu'on peut imaginer entre gens de la haute dans ton univers. Les lady étaient faciles à imaginer avec leurs robes colorées. C'est assez ironique que la correction intervienne après un incident aussi mineur.
Maintenant que ce quotidien s'est installé, je suis curieux de voir ce qui va bien pouvoir le bousculer...
Une petite remarque :
"Lady Merlette tourna vers nous un regard voilé de tristesse désolée à l’idée" virgule après tristesse ?
Un plaisir,
A bientôt !
Thérèse
Posté le 17/08/2022
Merci pour ta lecture !
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