5 - L'université

Sacha vint à l'université avec moi le jour suivant.

Peu habitué à partager mon lit, je m’étais réveillé tôt, agité par des idées de toutes sortes. Je me demandais si mon invité avait pu se reposer et ce que j’étais censé faire de lui dans les heures à venir. Je ne mis pas longtemps à m’apercevoir qu’il avait aussi les yeux ouverts et cela me poussa à me lever. Puisque je ne dormais plus, je n’avais aucune raison de continuer à le coller.

J’allai remplir la bouilloire et la mis à chauffer. Il se redressa dans le lit en entendant l’eau crépiter. Mes mains, qui avaient attrapé une tasse, se resserrèrent autour de l’objet. Je devais trouver quelque chose à dire – mais quoi ? Après une courte réflexion, je songeai que le plus important était de savoir comment il se sentait.

- Ça va, ta tête ?

- Ouais… J’ai plus mal du tout, répondit-il d’une voix morne.

- Tant mieux.

En vérité, son manque d’énergie ne me rassurait pas. Je me raclai la gorge et tentai de lui transmettre un peu de ma propre vigueur en annonçant le programme :

- J’ai cours à la fac, aujourd’hui.

Je comptais sur sa réaction pour déterminer ce que je devais faire – rester avec lui ou bien l’abandonner pour la journée, peut-être le laisser sortir et lui donner rendez-vous le soir en bas de l’immeuble – mais il ne fit rien de mon information, se contentant de la recevoir :

- Ok…

Un malaise commençait à m’envahir. C’est alors qu’une drôle d’idée me vint. Je m’y accrochai comme à une bouée de sauvetage, et une proposition impulsive jaillit de ma bouche :

- Tu voudrais venir ?

Il braqua son regard sur moi, interdit.

- Où ça ?

- À l’université. J’étudie la philo.

J’eus l’impression d’avoir dit une bêtise : Sacha repoussa vivement les couvertures et sauta sur ses pieds, comme si mes paroles le forçaient soudain à s’activer.

- Encore merci pour cette nuit, mais j’ai pas l’intention de m’incruster. Je t’ai dit que je partirais aujourd’hui.

Je ne cachai pas ma déception. J’avais espéré qu’il aurait changé d’avis.

- Pourquoi t’es si pressé ?

- Écoute, dit-il sans me répondre directement, je te jure que je peux me débrouiller par moi-même. J’ai pas besoin de ton aide.

Son entêtement était parfaitement absurde. Je commençais à déceler en lui un orgueil mal placé qui, un jour ou l’autre, le conduirait à sa perte.

- On a tous besoin de l’aide de quelqu’un à un moment donné. Il va encore pleuvoir des cordes la nuit prochaine, profite de l’appart. Et si tu n’as rien de prévu aujourd’hui, je te propose de m’accompagner à la fac. Ce sera toujours plus sympa que de traîner dehors dans le froid ou de rester enfermé seul dans le studio.

Il soupira par principe, les bras croisés. Je sentais combien il était frustré de ne pas avoir le dernier mot.

- Mais…, marmonna-t-il.

- Quoi ?

J’avais réussi à lui faire entendre raison : cette fois, il n’avait pas décliné mon invitation, mais il n’en restait pas moins sceptique.

- Je peux pas me ramener…

- Si c’est encore cette histoire de métro, tu sais…

- Arrête tes conneries. Je suis pas étudiant, moi, c’est tout.

- On s’en fiche, personne ne vérifie l’identité des gens à l’entrée. Et personne ne fera attention à toi dans l’amphi. Viens si tu ne sais pas quoi faire d’autre. Ça pourrait être fun.

Il m’avait donc suivi, sans que la perspective de passer des heures sur les bancs de la fac ait particulièrement l’air de le réjouir ni de lui répugner. Démuni face à son silence je n’avais pas eu la force de creuser la question. Tout de même, il se doutait bien que je ne l'avais pas convié à un barbecue entre amis. Et puis, je n'avais pas tant insisté que ça. Enfin, il me semblait. Sacha n’était toujours pas décidé à me dire ce qu’il pensait.

Quand nous nous présentâmes au premier cours, l'amphithéâtre était déjà presque entièrement plein. Je me mis sur la pointe des pieds pour chercher des yeux deux places libres côte à côte et je vis du coin de l'œil Raph et une bande de potes dont je ne connaissais pas la moitié des visages me faire de grands signes de la main pour me dire qu'ils m'avaient gardé un siège. Leurs gestes turbulents n'échappèrent pas à Sacha.

- Euh… Je crois qu'on t'appelle, là-bas.

- Non, c'est une erreur, mentis-je effrontément.

Je le tirai à l'opposé tandis qu'une fille hurlait assez fort pour que toute la salle l'entende :

- Maaartiiin ! Raphaël a réservé une place pour toi !

Et comme je m'escrimais à faire se lever toute une rangée d'étudiants pour que nous puissions accéder aux deux pauvres places qui restaient en plein milieu de la ligne, elle m'injuria devant tout le monde :

- Mais il est sourd, ce blaireau !

Le prof fit heureusement son entrée dans les secondes qui suivirent, calmant les cris de la foule et le rire nerveux qu'ils m'avaient déclenché.

Je ne voulais pas que Raph et les autres rencontrent Sacha tout de suite. Sa réserve, lorsqu’il n’essayait pas de contredire ses interlocuteurs, lui donnait un air apathique que j’imaginais déjà provoquer un malaise au sein du groupe. J'avais d'abord besoin de trouver les bons mots pour exposer la situation. Je ne pouvais pas le faire cinq minutes avant un cours. Et surtout, je ne pouvais pas le faire sans avoir inventé au préalable l'histoire plausible d'un hamac retrouvé justement ce soir-là pour Sacha au fond du bac à linge sale. On allait forcément me reprocher d’avoir obligé un pauvre garçon qui ne me connaissait pas à passer toute une nuit collé contre moi. Les esprits les plus tordus – et dieu sait qu’il y en avait parmi mes connaissances – me soupçonneraient peut-être même d’en avoir profité. Le simple fait de voir mes vêtements sur lui les feraient tiquer. Il ne manquerait plus qu’on se mette à nous imaginer une liaison fétichiste. Les rumeurs allaient tellement vite.

Au grand dam de Heidegger, mes pensées ne parvinrent pas à se libérer de ces basses préoccupations. Je songeai au temps qu'il allait falloir occuper avant le prochain cours, au milieu de l'après-midi. Habituellement, Raph et moi traînions à la cafétéria jusqu'à ce qu'il m'abandonne pour un cours de langue et que j'échoue à la bibliothèque. J'eus alors une illumination.

Je bondis de mon siège dès que le prof nous eut souhaité bonne semaine et demandai à Sacha de m'attendre un instant. Mais la lenteur de mes camarades de promo refréna mes ardeurs. Tout le monde prenait un temps impossible à quitter la rangée où nous étions toujours coincés ! Raph patientait heureusement à la sortie, comme je m'y attendais.

- Qu'est-ce que t'as foutu tout à l'heure ? me lança-t-il, hilare.

- Tu as besoin de ta carte de bibliothèque, aujourd'hui ? le coupai-je brutalement.

Il ouvrit des yeux ronds et répondit, hésitant :

- Euh, non, pourquoi ?

Je pris une grande inspiration et lui offrit mon meilleur jeu d'acteur :

- J'ai oublié la mienne. En fait, je viens de me rappeler que j'ai un devoir super urgent à rendre bientôt et que ça nécessite une recherche super urgente à la bibliothèque.

Je n'avais pas vraiment besoin de forcer pour laisser paraître mon agitation et Raph n'eut pas de mal à me croire.

- Tiens, dit-il en me tendant sa carte avec toute sa bonne volonté, l'air un peu déçu de ne pas aller prendre un café avec moi.

Je le remerciai et filai rejoindre Sacha à qui je remis la carte subtilisée en laissant déborder sur mes lèvres ma satisfaction intérieure. Nous allions avoir un peu de répit, barricadés en un lieu où mon ami, à présent dépossédé de son pass, ne pourrait pas nous rejoindre. De plus, mes études ne pouvaient que m'être reconnaissantes du zèle soudain que j'allais leur consacrer.

C'est-à-dire, que j'avais l'intention de leur consacrer. Mais je ne fus pas plus studieux à la bibliothèque que je ne l'avais été en cours. Mes affaires déposées à une table et Sacha occupé, je me mis à tourner en rond dans les rayonnages, espionnant toutes les deux minutes mon jeune protégé par l’intervalle qui séparait deux étagères. Je pouvais le voir, assis sur un canapé, en train de feuilleter nonchalamment un magazine d'histoire. Des rais de lumière tombaient entre les fentes du store à demi baissé derrière lui, traçant sur son visage des striures irisées, faisant de ses cils le support de flocons irréels. Ce soir encore, j'allais me coucher près de lui et tout recommencerait. Nos épaules, nos genoux, ne pourraient faire autrement que de se frôler.

Mes mains s’étaient mises à courir sur le dessus des livres sans prendre garde à ce qu’elles faisaient. Un gros volume glissa, entraînant dans sa chute cinq ou six ouvrages qui, bien que de plus petite taille, me coupèrent le souffle en me tombant sur les orteils. Sacha leva le nez de sa revue, posa ses yeux sur moi, et je crus un instant que nos regards allaient s'arrêter l'un sur l'autre mais ses pupilles continuèrent leur mouvement ascendant en direction du plafond, bousculant les miennes qui churent honteusement à mes pieds.

C’était absolument ridicule. Sans doute était-ce le manque de sommeil, dû à ma nuit agitée, qui m’embrouillait les idées. Personne n’irait jusqu’à se créer l’image de nos corps étendus côte à côte. Nous avions fait au mieux pour partager, dans l’urgence, mon espace minuscule. Comprendre une chose aussi simple était à la portée de n’importe qui. Il fallait vite que je raconte aux autres ce qui m’était tombé dessus. Seulement, la journée était désormais bien avancée… Je ne me voyais pas courir maintenant vers Raph pour lui confier une chose aussi sérieuse après le bobard que je lui avais servi au sujet d’une dissertation qui ne pouvait pas attendre.

Finalement, quitter l'université le soir venu fut un réel soulagement. J'avais passé l'intégralité des heures de la journée à suffoquer sans pouvoir décharger sur quiconque ce que j'avais sur le cœur. J'étais en manque d'échanges humains.

- Alors ? Qu'est-ce que t'en as pensé ? interrogeai-je Sacha sur le chemin du retour, mourant d'envie de communiquer, mais n'osant espérer de réponse.

À mon grand étonnement, sa voix s'emplit de notes amusées tandis qu'il s'exprimait franchement :

- Honnêtement ? C'était chiant. Sauf le cours sur la peinture, à la fin.

- Quoi ? Mais t'as rien écouté !

J'avais passé toute la séance à jouer au morpion avec lui sur une feuille volante et je mettais sur le compte du jeu, qui peut-être avait fait fondre un peu la glace, le soudain déliement de sa langue.

En vérité, Sacha semblait de bien meilleure humeur qu’une heure plus tôt. Il avait les pommettes rougies, mais le froid n’en était pas la cause. Sans que je m’explique pourquoi, il fendait soudain l’air d’un pas léger, pour ainsi dire presque joyeux, et il alla même jusqu’à desserrer le nœud de son écharpe, apparemment en proie à une bouffée de chaleur.

- J’ai écouté ! protesta-t-il. C'était intéressant quand ta prof a expliqué que l'effet de déshumanisation était donné par l'absence de contours et l'aspect translucide des personnages.

- Ah ? Elle a dit ça ? marmonnai-je.

Et j'ajoutai, sur un ton ironique qui ne voulait pas avouer une requête sincère :

- Tu vas pouvoir me faire un résumé !

Une fois de plus, Sacha leva les yeux au ciel. Toutefois, il me demanda, avant que les miens aient le temps de se noyer d'embarras dans le caniveau :

- Et toi, c’est quoi qui t'intéresse le plus ?

Je repris immédiatement mes moyens et annonçai fièrement :

- J'écris mon mémoire à propos du débat sur la responsabilité des intellectuels dans la guerre !

Il me dévisagea comme si ce n'était pas lui mais moi qui avais reçu un coup sur la tête le samedi précédent, et je baissai les yeux pile au moment où nous passions à côté d'une bouche d'égout.

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Loutre
Posté le 28/10/2023
Hello !

Y a un petit problème de transition, selon moi, entre le chapitre 4 et 5. Je pense qu'on gagnerait à voir le premier matin de tes deux personnages. Sans compter qu'on pourrait voir la discussion qui conduit Martin à embarquer Sacha à l'université, ce qui, sans contexte, semble assez précipité - et puis le pauvre gamin avait pas l'air en grande forme, la veille, et j'ai beau beaucoup aimé la philo, je ne suis pas sûr que ce soit un remède très efficace.

Cela étant dit, le chapitre en lui-même est très sympathique à suivre. Plus long que le précédent, ce qui permet au lecteur de se plonger davantage dans l'histoire. On en apprend davantage sur Sacha, sa réserve, sa méfiance et son détachement face à l'université et aux cours, notamment.
La manière dont Martin essaie de cacher Sacha à ses amis et sa préoccupation quant aux répercussions potentielles sur leur relation ne nous le rend pas forcément sympathique, mais ça rajoute un côté "humain" à son personnage. La réaction des amis de Martin lorsqu'ils voient Sacha est amusante, d'ailleurs.

En somme, ce chapitre poursuit efficacement l'intrigue et le développement des personnages. Les interactions sociales et les secrets gardés contribuent à maintenir l'intérêt du lecteur. Je suis curieux de voir comment l'histoire et les personnages vont évoluer au fil du récit.

A bientôt, donc !
Saintloup
Posté le 28/10/2023
Mon dieu, si on me laisse faire, je crois que je pourrais détailler leur emploi du temps heure par heure. Ce roman est essentiellement du slice of life et j'ai toujours peur de finir par lasser le lecteur. Mais si tu trouves le début du chapitre trop brusque, je peux rajouter deux ou trois paragraphes pour introduire l'idée de Martin d'emmener Sacha à la fac.

En parlant de Martin, il risque de t'agacer encore un bout de temps. J'ai bien conscience que la plupart des gens en ont marre de voir des romances où il y a toujours des malentendus entre des personnages qui ne sont pas clairs les uns envers les autres, mais je voulais justement écrire une histoire dans laquelle les deux partenaires apprennent progressivement à communiquer, commettent des erreurs et font de leur mieux pour améliorer leur façon de se comporter avec l'autre.
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