- T'es sûr de toi ?
L'aspérité qui gonflait la couette émit un grognement.
- Tu vas t'ennuyer, tout seul, la mis-je en garde.
Cette fois, la bosse ne réagit même pas.
- Bon, j'y vais alors.
Je me dirigeai vers l'entrée, très lentement, au cas où Sacha changerait subitement d'avis, comme il l’avait fait le soir précédent. Après les cours, nous étions rentrés ensemble à la chambre et il n’avait pas reparlé de quitter les lieux. En y pensant, je trouvais cela curieux. Aussi curieux que la gaieté qu’il avait montrée à la sortie du cours d’esthétique. J’en conclus que le confort de mon appartement avait vaincu ses dernières résistances.
Pour ne pas déranger mon invité, j’avais laissé le studio dormir, plongé dans la pénombre, pendant que je me préparais. L'absence de lumière semblait avoir étouffé les sons et transformé la chambre en une étrange coquille ouatée. D’habitude, je tirais le rideau dès mon réveil, rien que pour fournir à ma plante verte le bol de jour et les tartines de clarté que ses feuilles recroquevillées réclamaient à corps et à cris.
Soudain, je réalisai que les changements survenus dans ma routine m'avaient fait oublier de l'arroser. Je posai ma sacoche dans le couloir et retournai chercher le vaporisateur. Puis, un genou appuyé sur le lit, je me penchai par-dessus le dormeur pour atteindre la plante sur le rebord de la lucarne. Sacha, qui n'avait toujours pas esquissé le moindre mouvement, poussa un gémissement, et je compris que je lui avais projeté des gouttes d'eau sur la figure quand je l'entendis râler :
- Merde, c'est froid !
- Désolé, bafouillai-je en me reculant précipitamment.
S'il y avait eu la moindre chance pour qu'il se décide à remettre les pieds à la fac ce jour-là, elle venait définitivement de s'envoler. Ça ne me posait pas vraiment de problème. Mes maigres possessions ne risquaient rien à être laissées seules en présence d'un inconnu. J'avais emporté mon ordinateur pour prendre des notes sur un fichier informatique et Sacha n'avait pas l'air d'estimer assez les livres pour se douter de la valeur de ma collection de volumes de la Pléiade.
Je pus rejoindre Raph sans m'inquiéter d'avoir à lui présenter mon nouveau colocataire.
- Encore merci pour hier, le saluai-je en lui rendant sa carte de bibliothèque.
Mon ami la récupéra sans se formaliser de mon attitude du jour précédent. Des choses plus trépidantes lui étaient visiblement arrivées, qu'il s'empressa de me rapporter :
- On va mettre en place une assemblée générale à partir de la semaine prochaine.
- Qui ça, ''on'' ? lui demandai-je de préciser.
- Le collectif habituel, indiqua-t-il vaguement. On espère aussi rameuter des gens de la fac de sciences.
Raph s'assit sur les marches de l'escalier où nous nous étions donnés rendez-vous afin de sortir plus aisément de son sac l’exemplaire d’une affiche qui portait le slogan : « LES AFFAMEURS EN CELLULE, RASSASIONS NOS CELLULES ». Pendant que j'examinais la caricature qui constituait l'illustration, il continua d'énumérer en comptant sur ses doigts :
- Joséphine m'a dit qu'elle viendrait. Lucas aussi. Lucas Masson, tu sais. D'ailleurs, il essaye de convaincre les profs d'expliquer les problèmes auxquels ils doivent faire face directement à leurs étudiants. S'ils osaient parler davantage de leur situation précaire, plein de gens se sentiraient concernés, c'est sûr !
S'apercevant qu'il commençait à s'enflammer, Raph se racla la gorge et revint au sujet premier :
- Pour terminer, il y aura moi, Eva et toi si tu es partant.
- Cela va sans dire, répondis-je machinalement en relisant le prospectus pour la cinquième fois, peu convaincu par la police d'écriture. Qui est Eva ?
Les nouveautés ne m'avaient pas attendu pour se multiplier durant mes deux jours d'éloignement.
- C'est vrai que tu n'étais plus là quand on l'a rencontrée ! s'exclama Raph.
Je passai sur ce mystérieux mais décidément récurrent « on » et lui fis signe de développer son explication.
- On a fait sa connaissance pendant la manif, samedi dernier, poursuivit-il, la voix vibrante d'enthousiasme. C’est quelqu’un de super cool. Elle est bénévole pour un refuge spécialisé dans les animaux de ferme.
Je me servis de l'affiche pour cacher mon sourire. Qu'importe qui était cette fille, elle faisait vibrer la corde sensible. Raphaël éprouvait un amour inconditionnel pour toutes les bestioles de la planète.
- Devine quoi ! trépigna-t-il.
- Dis-moi tout ?
- Zizou et Peluche vont avoir un nouveau pote ! Le pauvre loulou est un rescapé d'un laboratoire. Elle m'a parlé de lui et tu sais comment je suis : je n'ai pas pu résister quand elle a proposé de me le confier.
Zizou et Peluche étaient les lapins qui partageaient son appartement aux côtés de trois souris blanches, un hamster, deux poissons rouges et un chat si dépassé par l'abondance de la ménagerie qu'il ne pensait même pas à en goûter les produits. Je me grattai la tête, quelque peu troublé : je n'avais toujours pas réfléchi à la manière de lui parler de mon lapin à moi.
- Eh ben, toutes mes félicitations, dis-je pour noyer Bubulle et Nemo. Tu voudras que j'aille coller tes affiches ?
L'expression de Raph redevint sérieuse.
- Oh, ce serait une bonne idée. Mais je n'en ai pas beaucoup sur moi. Il faudrait faire des photocopies.
- Si tu peux m'envoyer le PDF par mail ou me le mettre sur une clé USB, j'irai en imprimer à la pause, tout à l'heure, proposai-je.
Mon ami fronça les sourcils et se pencha pour regarder dans mon dos. Je jetai un coup d'œil par-dessus mon épaule, sans comprendre.
- Tu n'as pas pris ton ordinateur ? s'enquit-il.
Mon cœur s'emballa. Je me rendis brutalement compte de l’absence de l’objet. Je ne l'avais quand même pas oublié sur un siège de métro ?! Impossible ! Je respirai profondément, me forçant à rester calme. Mon esprit fouilla à toute vitesse les registres de ma mémoire. Enfin, je me rappelai. Avant de partir, je l’avais déposé un instant pour aller arroser la plante et j'avais ensuite oublié de le remettre sur mon épaule. Mon ordinateur était à la merci d'un parfait inconnu.
Je regagnai précipitamment la maison pour faire l'expertise des dommages et trouvai simplement Sacha en train de savonner une casserole au-dessus de l'évier, innocent.
- Tu rentres tôt, dit-il.
- Oui, un prof a annulé son cours, prétextai-je, cherchant des yeux mon ordinateur tout en tâchant de reprendre haleine.
La sacoche en question était toujours dans l'entrée, là où je l'avais laissée, mais la fermeture avait été ouverte et elle était vide. Le cœur battant, j'avançai vers le lit et le bureau. Enfin, je vis mon bien posé sur ce dernier. Un voyant lumineux m'indiqua qu'il était en veille. Sacha s'en était servi.
Je ne lui fis aucune réflexion mais attendis qu'il s'enferme dans la salle de bains, le soir venu, pour examiner l'historique. On allait voir qui était le plus malin ! Je pressai ensemble les touches « contrôle » et « h », brûlant de curiosité. Ma consternation n'eut d'égale que ma vexation : ce polisson l'avait effacé.
C'est un plaisir de passer quelques temps à te lire. Ces trois chapitres m'ont beaucoup fait sourire, d'abord parce que les personnages sont attachants (Martin et ses nœuds dans le cerveau, la nonchalance de Sacha, Raph et ses bestioles), et puis ça m'a rappelé les années fac. L'ambiance est très réussie et les dialogues sont vifs et plaisants. J'adore la fin du chapitre sur l'historique effacé ! ça m'a fait beaucoup rire. Merci pour ce moment de lecture.
A très vite