5 Mai 1913
J’escalade les rochers avec facilité. J’en connais tous les recoins par cœur même s’ils se métamorphosent marée après marée. Je sais où trouver les plus jolies anémones, quels endroits choisir pour pêcher de petites crevettes et ceux où se cachent les crabes. Les vagues se défoulent un peu plus loin sous le vent plutôt calme pour une fois. Ce que je préfère ici, c’est me promener seule car je sais qu’il n’existe pas d’autre lieu où je pourrais me sentir plus libre. Néanmoins, j’aime tout de même entendre ses pas derrière moi qui tentent de me rattraper avec assurance. Marius aussi connait bien ces rochers. C’est son royaume autant que le mien. La mer elle, par contre, n’appartient à personne. J’aime la décrire et lui la peindre. Elle a ses yeux je trouve, bleus, gris ou verts, ou les trois à la fois, personne ne saurait vraiment trancher. Glaz comme on dit ici.
J’ai noué mon châle léger à ma taille pour m’en servir comme d’une ceinture où j’ai coincé tous mes jupons. J’ai en fait complétement relevé ma robe afin de mieux marcher. J’y ai aussi attaché par leur lacets mes bottines. Je suis pieds nus et les coquillages m’écorchent un peu la peau mais j’ai plus d’équilibre ainsi. Le vent salé ébouriffe mes cheveux, ils me fouettent le visage. Je m’arrête.
Aujourd’hui j’ai décidé d’attendre Marius. Après tout, une fois n’est pas coutume, c’est son anniversaire, il a 17 ans.
Je suis accroupie devant un large trou d’eau de mer à en observer les petits poissons. Il pose un genou au sol pour faire comme moi. Il sourit, je lui donne un petit coup d’épaule. Il perd l’équilibre et menace de s’esclaffer parmi les bigorneaux. Je le rattrape avant, évidemment, mais ne peut m’empêcher d’éclater de rire à son regard courroucé. Je me redresse d’un bond et pars en courant car je sais qu’il va tenter de m’attraper pour me faire une mauvaise blague lui aussi. Rapidement, comme je suis très habile sur ces cailloux, je quitte les rochers pour arriver sur la plage longée par les falaises de la Côte Sauvage. Je reste sur le sable mouillé pour filer plus vite mais le vent vient de face et il gonfle les jupons à ma ceinture comme les voiles d’un bateau. J’ai pris mes chaussures à la main pour éviter de les perdre dans ma fuite et que Marius ne me les vole.
Je bifurque sur le sable sec cuit par le soleil. Le problème reste le même depuis quatre ans maintenant : il faut que je me fasse à l’idée qu’il court plus vite que moi désormais. Marius m’attrape par la taille et je laisse tout mon poids aller vers l’avant pour qu’il tombe avec moi. J’éclate de rire mais lui aussi cette fois puis nous restons silencieux à regarder le ciel. Il soupire avec un grand sourire.
« -Ca m’avait manqué tout ça… Tu m’avais manqué Raph’.
Je suis partie un peu plus tôt dans l’année qu’à l’accoutumé pour la fameuse semaine à Paris chez tante Madeleine, Suzon devait y passer une audition d’entrée pour l’Opéra de Paris. Nous sommes donc revenues il y a deux jours à peine. Je trouve sa remarque stupide. Il est très souvent et bien plus longtemps que moi à la capitale pour ses études, loin de ma Bretagne chérie.
-Toi aussi tu m’as manqué la dernière fois… C’est toujours toi qui part le plus loin, le plus longtemps Marius.
Il doit voir que je suis un peu contrariée.
-Mademoiselle Raphaëlle est donc devenue une boudeuse, c’est nouveau ça tiens ! C’est pour ça que tu ne m’as rien écrit quand tu y étais ?
-Une semaine, c’est si peu… Qu’est-ce que j’ai à écrire sur une semaine ? Rien et puis voilà.
-Ne me fais pas rire, tu écris sur tout, tout le temps et là, à Paris, tu n’aurais rien à me dire ? Je t’en veux pas Raph’, tu n’as qu’à me raconter maintenant… Je sais pas moi, à ton retour ma mère ne me parlait que des Jardins de M. Delautrel avec un air émerveillé sans rien expliquer d’avantage. Qu’est-ce qu’il y a là-bas de si incroyable ?
Je ne réponds pas. Il est allongé à côté de moi la tête dans ses bras. Je suis assise, le menton ancré sur mes genoux. Le soleil tape, je fixe la mer au loin. C’est fou comme ses yeux ont la même couleur. Marius pose doucement une main dans mon dos.
-Les papillons… dis-je finalement.
-Comment ?
-Ce sont les papillons qui sont extraordinaires là-bas. Il y en a une multitude tous plus beaux les uns que les autres.
Je me retourne, il m’écoute avec attention, comme d’habitude c’est vrai. Je m’allonge près de lui et pose mes mains et ma tête sur son torse pour être bien face à lui.
-S’y promener est devenu quelque chose de très prisé à Paris, surtout depuis que Monsieur Delautrel y a eu cette excellente idée : il s’avère que certains papillons sont irrésistiblement attirés par le nectar que dégage la fleur de passiflore. Cet original distingué a donc pensé en extraire l’essence.
Je m’arrête un instant.
-Et…?
-Et il propose aux dames de l’utiliser. On en prend avec un petit pinceau pour s’en déposer sur les lèvres comme ceci -je tapote avec mon petit doigt sur ses lèvres en riant- puis on attend que le papillon daigne se poser sur sa bouche. »
Il ne dit plus rien. Il me regarde avec malice : « Comment ça ? »
Je souris.
Je me penche alors un peu plus vers lui et l’embrasse. Cela devait bien arriver un jour ou l’autre de toutes façons. Pourtant, j’ai une impression toute drôle au fond de moi. Sur la plage juste à côté de ces rochers que j’aime tant, je me sens soudain un peu moins libre et mon cœur me brûle tant j’aime ce Marius-là.
Il se redresse, je suis dans ses bras. Il passe une main sur mon visage pour en retirer les mèches ébouriffées par le vent. « Ah ça Raph’, il faut bien l’avouer, tu as toujours su me faire de sacrés cadeaux d’anniversaire ! » Je ris et Marius aussi. Il m’embrasse une nouvelle fois.
C'est très poétique, de la manière dont ça se passe au style en lui-même. L'idée des papillons est incroyable !!! Et puis c'est bien que ça soit Raphaëlle qui embrasse Marius en premier, ça colle parfaitement à son caractère.
Et aussi : la comparaison/le choix à faire entre Marius et la mer (du coup la liberté de Raphaëlle) est de plus en plus intéressante. Elle amène une autre dimension à l'histoire. J'ai hâte de voir jusqu'où tu vas la pousser !
Bref j'ai adoré ce chapitre, merci beaucoup !!
A bientôt ;))
Le petit clin d'oeil à la scène de bousculade du premier chapitre est par-faite. J'ai très envie de relire celui-là avec de la musique, il faut juste que je trouve LA bonne. En tout cas merci pour cette lecture fort agréable et légère!
A plus! ;)
Haha et moi je suis trop contente que tu aies aimé ce chapitre!! Je prends ça comme un joli compliment que cela te donne envie de le lire en musique ;)
Merci pour ta lecture et tes encouragements!
A bientôt :))