5 - Titus Protervus

Notes de l’auteur : Avertissement de contenu - Ce chapitre mentionne la présence de "pueri delicati" (sg. puer delicatus) dans la société serienne. Il s'agit d'une pratique romaine choquante qui, si elle avait lieu dans notre société, serait qualifiée de pédocriminelle.

Troisième rouleau de Kaecilius

 

Son Excellence le Sénateur Titus Protervus, Pontife du culte de Cypris, observait avec attention les gestes délicats de son jeune esclave, tandis que celui-ci, habillé d’une tenue légère, trop transparente pour être descente à mes yeux, répandait une poignée de farine salée sur l’autel domestique de la déesse et allumait deux bâtonnets d’encens. Ceux-ci se mirent rapidement à répandre une épaisse fumée dans la petite pièce.

Quand il eut fini, le Sénateur le remercia et lui ordonna d’aller jouer avec les autres enfants de la maisonnée, après s’être changé. Un esclave plus mature fit alors son entrée en silence et commença à nous servir le thé, selon la coutume. Malgré moi, je fus impressionné par sa musculature, que cachait mal une robe de soie, et par la précision et la grâce de ses gestes. Pendant ce temps, notre hôte, le visage grave, terminait de psalmodier une bénédiction.

Lorsqu’il se tourna enfin vers nous, son expression se fit plus chaleureuse.

« Voilà une agréable surprise, mon prince. C’est la première fois que tu me fais l’honneur d’une visite. »

Je lui retournai un sourire poli.

« Cypris, quoi que toujours généreuse envers moi, n’est pas ma déesse tutélaire. »

Le Sénateur ouvrit ses mains en direction du ciel. Un geste que les patriarches utilisaient souvent pour rappeler que les voies divines étaient impénétrables.

Derrière moi, Lao, se retenant de rire, renifla. Je choisis de l’ignorer. Il avait de nouveau décidé d’incarner l’esclave servile, mais il ne pouvait contenir sa nature séditieuse bien longtemps. Son jeu n’était pas crédible un seul instant. Mais tant qu’il s’efforçait de demeurer discret, tout irait pour le mieux. Pour ma réputation, il était important que le Sénateur ne lui porte aucune attention.

« Je ne sais qui de ton puer delicatus ou de ton maître du thé a le plus de charme », déclarai-je.

C’était là un compliment facile, presque attendu. J’aurais pu tout aussi bien choisir la beauté de son mobilier ou les pigments remarquables des fresques murales.

Nous nous assîmes à même le sol, sur d’épais coussins, disposés autour d’une table basse. Lao prit place derrière moi, comme il sied à un esclave, mais demeura debout.

D’un geste de la main, le Sénateur m’invita à boire. Je pris tout d’abord une profonde inspiration, car toute dégustation de thé commençait par le nez. La première gorgée me confirma que le Sénateur m’avait servi l’une de ses meilleures cueillettes.

« Le précédent pontife aimait ses esclaves très jeunes, plus jeunes encore que mon puer delicatus, déclara-t-il, avec une grimace qui exprimait son dégoût. C’est d’ailleurs à cause de lui que nous avons ces robes qui ne cachent rien à l’imagination. Quand je lui ai succédé, j’ai longuement songé à en faire modifier le style, mais mes collègues ont affirmé que Cypris préférait ses prêtres pour moitié dénudés, peu importe leur âge ou leur sexe.

— Tu as l’habitude de la nudité, Sénateur », notai-je.

Les orgies qu’organisait Titus Protervus étaient très célèbres parmi les patriciens. En tant que Pontife de Cypris, c’était une obligation à laquelle il n’aurait pu se soustraire. Il était donc heureux que son naturel le portât à chercher ce genre de plaisirs.

« Certains corps sont plus plaisants que d’autres à regarder. La nudité d’un puer delicatus m’apparaît indécente.

— Le problème ne vient-il pas plutôt de celui qui regarde ? demandai-je. Je croyais que le culte de Cypris acceptait tous les désirs, même les moins… recommandables.

— Tu as raison, mon Prince. Si cela ne tenait qu’à moi, les prêtres officiants seraient choisis dans la fleur de l’adolescence, voire plus tard. Mes efforts actuels vont dans ce sens, mais il existe encore dans le collège des Pontifes quelques vieillards lubriques aux goûts franchement douteux qui sont assez puissants pour me neutraliser. Comme en tout domaine, je dois faire preuve de diplomatie, mais je parviendrai à mes fins. Un enfant ne devrait pas être utilisé de la sorte.

— C’est tout à ton honneur, reconnus-je.

— Pour répondre à ta question… l’esclave qui nous a servi le thé est celui qui a le plus de grâce à mes yeux. Il me satisfait entièrement. Je ne l’échangerai pour rien au monde. »

Un sourire poli continua de flotter sur mes lèvres. Certains patriciens pouvaient se montrer sentimentaux au sujet de leurs esclaves. Une telle attitude était risible, mais je me gardai de partager cette opinion avec le patriarche.

Il poursuivit :

« As-tu quelques malheurs en amour, mon Prince ? Est-ce la raison de ta présence ? »

Je reposai la tasse pour me donner le temps de la réflexion. Il interpréta mon soudain silence comme de la gêne.

« Je vois que tu es venu avec un esclave qui porte les couleurs des Domitillii, ta future belle-famille.

— Tout à fait.

— Le démon blanc en personne. C’est un honneur. Si j’avais su qu’il était si beau, si… exotique, je l’aurais invité à une de mes soirées depuis bien longtemps. »

Il adressa un sourire calculateur à Lao, ce qui ne manqua pas de me rendre nauséeux. Je voulus me retourner pour découvrir la réaction de ce dernier, mais je m’en empêchai au dernier moment. Il était certainement en train de rougir et de battre des cils comme une jeune pucelle.

« J’espère recevoir une invitation pour la prochaine, dans ce cas », répondit-il enfin d’une voix sensuelle, au plus grand plaisir du Sénateur.

Comment ose-t-il parler sans en avoir été convié ?

Comme Lao s’était approché de moi durant la discussion, je lui pinçai discrètement la cheville et murmurai :

« Tiens-toi tranquille ! »

L’éclat de rire de Titus Protervus couvrit la réponse de Lao.

« Voilà qui est intéressant, s’exclama notre hôte, avant de se pencher dans notre direction. Tu t’es entiché de l’esclave de ta future épouse. Viens-tu donc obtenir la bénédiction de Cypris ?

— Pardon ?! »

Cette réponse sortit de nos bouches en même temps. Aussitôt, Lao éclata de rire, tandis que je grimaçais de déplaisir.

« Ignore-le, Pontife. Il n’a aucune manière », déclarai-je.

L’intéressé balaya ma remarque d’un geste de la main, le regard toujours posé sur mon acolyte. Il laissa échapper un soupir de regret, avant de reporter son attention sur moi.

« J’espérais que les rumeurs à ton sujet fussent vraies et que ta préférence allât aux hommes… Ah, tant pis. Tu viens donc pour ton mariage ? Tout comme Sophia Domitillia avant toi.

— As-tu vu ma future épouse ?

— Bien sûr. Elle est venue me saluer peu après le sacrifice. Qu’elle est gracieuse ! Tu as beaucoup de chance de l’épouser bientôt. 

— C’est ce que tout le monde affirme, fis-je, sans cacher l’amertume que m’inspirait cette “chance”. Sais-tu combien de temps elle est restée ? »

Il caressa la barbe fine qui pendait à son menton. Elle était déjà parsemée de quelques poils gris. Même si les traits de son visage avaient gardé une certaine jeunesse, le Sénateur n’en avait pas moins plus de quarante ans.

« Nous avons eu une longue discussion sur les devoirs érotiques de la mariée et l’abstinence sacrée. Quelle culture ! Je crois bien que c’est la première fois qu’on venait me consulter au sujet de l’abstinence sacrée.

— Ah, Tillia… » soupira Lao dans mon dos.

J’aurais pu jurer qu’il y avait une pointe de fierté dans son soupir.

« Je dois avouer que je ne suis pas familier avec un tel terme, remarquai-je.

— C’est une idée hérétique selon laquelle les jeunes mariés s’abstiennent de tous rapports sexuels la première année de leur mariage en l’honneur de Cypris. »

Il éclata de rire.

« Comme je l’ai dit, un concept des plus hérétiques. Mais la discussion que nous avons eue était stimulante. Je serais heureux d’avoir un seul apprenti qui montrât autant d’intérêt qu’elle pour un point obscur de théologie. Quand vous serez mariés, j’espère que vous me ferez l’honneur de votre présence à l’un de mes banquets.

— Tant que la nudité n’est pas de mise, ce sera avec plaisir. »

Ma réponse l’amusa.

« Tu sais, Kaecilius, tu es encore dans la fleur de l’âge. Ton corps est beau et mérite d’être montré. Sois généreux et accepte les faveurs de Cypris.

— Comme je l’ai dit, elle n’est pas ma déesse tutélaire. »

Ce n’est pas demain la veille qu’il me verra à l’une de ses orgies.

Trop tard, je remarquai que le ton de ma réponse était un peu guindé. Aussi tâchai-je de l’adoucir avec un sourire que j’espérai le plus sincère possible.

« Quoiqu’il en soit, après notre échange, elle est allée rejoindre une amie à elle.

— Sais-tu son nom ?

— Oui, bien évidemment. Elle me l’a présentée. Il s’agit de Silvia Hostiliana. »

Prétendre que je n’eus aucune réaction serait mentir éhontément. Je sentis le sang quitter aussitôt mon visage. Je dus même placer mes mains sous la table basse pour cacher le léger tremblement qui s’était mis à les agiter.

« Silvia Hostiliana ? » répétai-je, en déglutissant.

Le Sénateur, remarquant mon trouble, se pencha vers moi et me murmura :

« Ne t’inquiète pas, mon prince. Il s’agit-là d’une information qui ne quittera pas cette pièce.

— Je ne comprends pas, dis-je. Es-tu sûr qu’il s’agissait de Silvia ?

— Absolument. Je reconnaîtrais cet air de famille en toute circonstance. Le mélange parfait entre feu ton père et ta mère. Ta sœur est devenue une très belle femme. »

Quelques années après l’exil maternel, ma sœur jumelle, ne supportant plus la vie de cour et le comportement de mon oncle, avait préféré rejoindre ma mère sur l’Île des Cinq-Bêtes. Elle avait tourné le dos à une vie de luxe et m’avait abandonné, sachant qu’elle ne me reverrait peut-être jamais. Dans ma lâcheté, je ne l’avais pas suivie, préférant rester au Palais des Harmonies pour cultiver la Vertu. Nous avions fait des choix différents et, cinq années plus tard, je ne savais toujours pas lequel de nous deux avait eu raison.

Le Sénateur fit un signe à l’esclave qui nous avait servi le thé. Dans un bruissement de soie discrète, celui-ci sortit aussitôt du petit salon dans lequel nous nous trouvions. Notre hôte me considéra quelques instants, pendant que j’essayai de retrouver mon calme. Si on apprenait que ma sœur était revenue à Alba sans la permission de mon oncle, la justice impériale ne se montrerait pas tendre. On la pendrait, ou, si le Fils du Ciel lui accordait une quelconque indulgence, on la pousserait au suicide. Dans les deux cas, la mort serait inévitable.

« Il faut que tu saches que nombre de Sénateurs ne partagent pas la… ah !… l’antipathie de l’Empereur contre sa sœur puînée. Évidemment, nous sommes très fidèles à la couronne impériale, mais nous n’avons pas tourné le dos à ta mère pour autant. Elle dispose non seulement de son prestige personnel, mais aussi de celui de ton père, le plus grand général de sa génération. Notre loyauté s’attache au clan des Hostilianii tout entier. »

Titus Protervus était bien plus hardi que je ne l’aurais cru possible. Ses paroles s’apparentaient à de la félonie, que l’Empereur, même dans un bon jour, n’aurait pu tolérer. Pour ma part, ce n’était pas tellement ce témoignage qui me dérangeait que le fait que le Sénateur était convaincu que ma mère pouvait compter sur ma loyauté. La situation était plus complexe que cela. Pour commencer, je n’avais pas été en contact avec elle depuis son exil une décennie plus tôt. Et si je détestais mon oncle, ce n’était pas pour autant que j’aurais soutenu une rébellion contre ce dernier, même au profit de celle qui m’avait donné la vie.

« Je suis heureux de l’entendre, répondis-je avec diplomatie. Et je tâcherai de ne pas l’oublier. »

Le Sénateur, sourire aux lèvres, s’inclina à trois reprises pour marquer son respect. Il était temps que nous partions. Je ne pouvais supporter de rester dans cette villa plus longtemps. J’annonçai donc notre départ.

« N’oublie pas d’envoyer mes amitiés à ta mère et à ta sœur. Alba saura se montrer accueillante le jour où elles reviendront. Quant à ta future épouse, je me réjouis de nos discussions théologiques à venir. Après votre mariage, j’organiserai un banquet en votre honneur – tout ce qu’il y a de plus respectable, m’assura-t-il. D’ici là, que Cypris vous sourie. Vous serez tous les deux dans mes prières. »

Je le remerciai du bout des lèvres et m’empressai de sortir. Lao ne me rejoignit pas immédiatement. Je l’entendis échanger quelques paroles avec le Sénateur.

Quand il sortit enfin, il arborait un air des plus satisfaits.

« Je viens d’être invité à une orgie qui aura lieu la semaine prochaine, m’informa-t-il, tout en s’étirant. Je me demande si je devrais accepter.

— Si tu remets les pieds dans cette villa, démon, je peux t’assurer que mon oncle te fera exécuter en place publique. »

Ce n’était pas une menace, mais un simple constat. Lao, toutefois, interpréta mes paroles différemment.

« Voilà que la férule n’est plus suffisante, Kaecilius ? Je mérite maintenant la mort ! Vraiment, tu es un véritable Prince charmant… »

Je fus tenté de clarifier mes propos, mais si cet esclave était obtus, il ne méritait pas que je dépense mon énergie pour lui.

Qu’il aille au corbeau, lui et ses orgies.

« Viens, dis-je d’un ton bourru. Nous avons encore beaucoup à faire.

— Mais la nuit va bientôt tomber ! Et j’ai faim.

— Nous nous occuperons de cela plus tard.

— Entendu, soupira-t-il avec tristesse. Mais est-ce que, pour commencer, on pourrait trouver un autel à un croisement de rues ?

— Pourquoi donc ? Veux-tu prier Cypris, maintenant ? » demandai-je en levant les yeux au ciel.

Ce démon ne m’épargnera donc rien.

« Nullement. Mais un accord est un accord, et tu as à tenir ta part du marché. »

Je haussai un sourcil en sa direction.

Qu’invente-t-il encore ?

« Je ne me souviens pas d’avoir conclu un marché avec quiconque, et encore moins avec toi.

— Non, je l’ai fait en ton nom, me dit-il avec un sourire fourbe. Je n’ai pas d’argent, donc ça ne servait à rien que je m’engage personnellement. 

— Je crois savoir où se trouve ta maîtresse, ce qui me met tout particulièrement de bonne humeur. C’est ton jour de chance, sinon je pense que je t’étranglerais personnellement. Ne reste donc pas planté là. Trouvons un autel au plus vite, que nous puissions passer aux affaires sérieuses. »

Mon ton abrupt ne sembla pas le déranger. Il accéléra le pas pour rester à mon niveau. Il brandit son index dans ma direction avant de déclarer :

« Le sacré est toujours une affaire sérieuse. Tu n’as pas envie de froisser une genius loci. Surtout pas celle-là… »

Je décidai de ne plus lui prêter attention et le laissai palabrer tout son soûl. Le son de sa voix finit par se perdre dans le tumulte de la rue bondée de monde, si bien que – un bref instant – je pus croire qu’il n’existait pas.

Et pour cette sensation, j’aurais accepté de brûler mille bâtonnets d’encens en l’honneur du premier genius loci venu.

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Buscaa_me
Posté le 12/05/2022
J'aime quand une œuvre m'apprend des choses. Et ce chapitre m'a fait découvrir un nouveau monde (j'exagère à peine). Trop curieuse, je suis partie googliser pour en savoir plus sur les puer delicatus avant de commencer le chapitre. C'est une autre époque avec d'autres pratiques quoi... je ne sais pas quoi dire de plus à part que je suis choquée.

La manière dont Kae complimente le puer delicatus en faisant bien remarquer qu'il aurait pu parler du mobilier, ça revenait au même... Bon. Je ne m'attendais pas à plus de considération de sa part, connaissant son avis sur le statut d'esclaves mais d'un autre côté, ça montre à quel point, ça paraît normal à cette époque.

Puis j'ai avancé dans le chapitre. les pontifes avaient l'obligation d'organiser des orgies. D'y participer. Les pontifes.

Point de fous rires sur ce chapitre, que du choc et de la remise en question. J'adore tout autant !!!
EnzoDaumier
Posté le 12/05/2022
Alors, cette histoire de pontifes qui participent à des orgies, je crois que ce n’est pas sorti de mon imagination dépravée, mais que c’est inspiré de certains cultes antiques de la fertilité et/ou de l’amour, où prêtres et prêtresses donnaient de leur personnes.
Bon, fallait juste que je fasse ressortir le côté prude de Kaecilius, qui, bien qu’ayant une sexualité active, nous ferait croire le contraire par son comportement de vierge effarouché.
CM Deiana
Posté le 03/10/2021
Kaecilius doit être un plaisir à écrire.
Le pauvre, coincé entre le conservatisme du placard dans lequel son oncle l'a mis, et les mœurs très libres des gens qu'il est obligé de côtoyer... S'il ne vrille pas à un moment donné, chapeau !
Concernant le TW en début de chapitre, je trouve que tu le traite très bien. On a tendance à être confronté à des institutions très immobiles et conservatrices dans les romans de fantasy, et là tu introduit un personnage important socialement, qui cherche à faire évoluer les choses, alors même que tu n'y étais pas obligé (je suppose que cela n'a pas forcément d'importance dans l'histoire) C'est vraiment malin.
Et... Vivement le week-end prochain :)
EnzoDaumier
Posté le 03/10/2021
Merci. ☺️
Je me suis beaucoup amusé avec ces deux narrateurs (pour des raisons très diverses et différentes).
L'éducation austère qu'il a reçue n'a quand même pas fait de lui un saint dans le domaine, mais ce n'est pas lui qui va afficher une sexualité décomplexée, c'est certain (ou même seulement reconnaître qu'il puisse avoir une quelconque sexualité !^^).
Heureusement, Lao, lui, n'a pas ce problème....
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