4 - Rencontres sur la Via Albana

Le dit de Lao (deuxième veillée)

 

Terminer la dernière goutte d’eau-de-vie alors que nous approchions Alba n’eut pas l’effet escompté. Impossible de retrouver une humeur légère et d’oublier entièrement la rencontre avec cette larve. J’avais toujours ses paroles en tête et je sentais déjà qu’elles allaient m’obséder jusqu’à ce que j’en comprenne le sens.

La présence maussade de Kaecilius n’aidait pas non plus. Ce n’était pas ce bonnet de nuit qui allait me divertir !

« Toujours pas remis ? » lui demandai-je.

Il me répondit par un grognement. Ses traits étaient tirés, mais il avançait d’un pas ferme. Les différentes chansons que j’avais chantées avaient permis à son spiritus de se reconstituer plus rapidement, mais ça n’avait pas été suffisant. J’aurais pu l’aider davantage, et sans me cacher, mais il était trop fier pour accepter mon assistance. Sachant cela, je ne m’étais même pas donné la peine de la lui proposer.

Comprenez-moi bien, je n’étais pas d’humeur altruiste. Je n’avais pas fait ça pour lui. Je déteste ces riches prétentieux qui regardent les esclaves de haut. Non, j’avais contribué à son rétablissement, car il est vital de pouvoir compter sur son partenaire d’aventures. À quoi m’aurait-il servi, s’il avait autant de spiritus qu’une loque ?

J’ignorais qui lui avait enseigné la Voie Vertueuse, mais si j’en avais eu l’occasion, j’aurais volontiers rossé les oreilles de ces imbéciles. Kaecilius avait la chance d’être puissant. Le tour qu’il nous avait joué quelques heures plus tôt aurait suffi à achever un Vertueux médiocre.

Cultiver la Vertu, c’est pratiquer la mesure. Le juste milieu. Rien de trop. On ne vide pas tout un lac pour éteindre la flamme d’une chandelle.

« Enfin si, ronchonnai-je, on peut le faire, mais c’est idiot. »

J’aurais pu lui proposer de devenir son mentor, comme je l’avais été pour ma Tillia. Mais il était tellement… tellement… (Ah ! Je ressens encore maintenant la frustration qu’il suscitait en moi à nos débuts.) S’il y avait bien une chose que je ne pouvais supporter, c’était de voir le talent laissé à l’état brut, abandonné en jachère. Kaecilius avait un fort potentiel, mais ses maîtres ne s’étaient jamais donné la peine de lui apprendre la finesse. Peut-être à cause de sa puissance, justement. Après tout, un prince Vertueux avait obligation de faire montre de force et de vigueur. Ses hauts faits devaient être éclatants comme le soleil ; peu importait qu’il brûlât tout sur son passage.

« Laissons la finesse aux esclaves », continuai-je à bougonner.

Nous arrivâmes en haut d’une colline pour découvrir, étendue à nos pieds, la plus grande métropole du monde connu. Alba semblait s’étendre à perte de vue. En son centre, on pouvait voir les bâtiments publics majestueux, tout en or et en marbre, qui témoignaient de la grandeur serienne. C’était là que vivaient les riches familles patriciennes, avec leurs villas élevées et leurs jardins luxuriants. Toutes pouvaient apercevoir depuis l’une de leurs fenêtres le Palais des Harmonies, la demeure impériale, plus grandiose encore que le Sénat, le Panthéon ou l’Amphithéâtre. Je dois reconnaître qu’en deux siècles, les empereurs successifs avaient fait un travail remarquable. La tyrannie avait parfois du bon.

Kaecilius se mit à grimacer quand ses yeux se posèrent sur cette partie opulente de la ville, qui était pourtant sa demeure depuis que sa mère avait été exilée.

« Rien ne vaut de rentrer chez soi, remarquai-je, non sans ironie.

— Il est temps de commencer notre enquête. Nous en avons fini de nous laisser distraire.

— Que faisons-nous maintenant ?

— Aucune idée, répondit-il sèchement. C’est toi qui connais Sophia Domitillia le mieux, après tout. »

J’ouvris ma bouche, puis la refermai sans un mot. Je pouvais difficilement le contredire sur ce point.

Pensif, je continuai à regarder Alba, qui s’était encore agrandie depuis la dernière fois que j’étais venu. Les taudis, plus nombreux, avaient colonisé l’espace au-delà des remparts. Au nord de la ville, on pouvait voir une volute de fumée noire s’élever dans le ciel. Nul doute qu’il s’agissait d’un énième incendie. Il ne se passait pas une seule journée sans qu’un immeuble ne s’envole en fumée ou ne s’effondre sur lui-même, emportant avec lui ses habitants malchanceux. Les Albiens payaient une fortune le privilège de mourir de manière atroce dans l’indifférence de leurs voisins.

Quand une rafale charia dans notre direction les odeurs d’Alba, je ne pus m’empêcher de recouvrir mon nez. Il me faudrait quelques heures avant de m’habituer à cette puanteur caractéristique, un mélange d’urine, provenant des tanneries, de viande avariée et d’encens – les Albiens étaient réputés pour leur religiosité. Je fus brièvement tenté de rebrousser chemin et de retourner au calme harmonieux de Fleur-Éclose. Je perçus une tentation similaire sur le visage crispé de Kaecilius. Comme nos choix étaient limités en la matière, ce fut avec regret que nous prîmes la direction de l’effervescence, de la cacophonie et du chaos urbains. Alba nous ouvrait ses bras putrides pour une étreinte dont nous nous serions bien passés.

Nous empruntâmes la Via Albana, l’une des voies majeures qui menaient à la ville. De chaque côté de cette route, où pouvaient se croiser quatre charrettes de front, anciens esclaves, artisans prospères et artistes adulés, tous favorisés par la Fortune, avaient fait ériger des tombes extravagantes qui rivalisaient entre elles pour attirer l’œil du voyageur. Certaines étaient de véritables petits palais, qui offraient un refuge semi-permanent aux prostitués les plus pauvres et aux apprentis bandits.

Si ça n’avait tenu qu’à moi, je m’y serais arrêté. Même s’ils vivaient dans le dénuement, les histoires et les anecdotes que les habitants des lieux racontaient à qui leur offrait un morceau de pain valaient bien les romans qui circulaient à la cour impériale.

Mes meilleurs souvenirs d’Alba avaient eu lieu dans ces nécropoles de bord de route.

Ou dans une de ses nombreuses tavernes. Les histoires, c’était bien, mais l’alcool, c’était mieux.

C’était aussi là que j’avais appris mes meilleurs tours pour combattre les morts, les revenants et les fantômes. Après tout, on pouvait faire confiance à ceux qui squattaient les cimetières pour savoir comment repousser le trop-plein de l’Au-delà, et s’en prémunir.

Comme je ne pouvais pas rester silencieux très longtemps et que j’étais d’un caractère avenant, je voulus partager une poignée de souvenirs avec Kaecilius, mais l’expression dégoûtée qu’il eut quand une prostituée l’interpela pour lui proposer un moment de détente dans son caveau personnel m’en dissuada.

« Voilà pourquoi je traverse toujours la Via Albana en voiture couverte », remarqua-t-il, avant de cracher au sol.

La prostituée lui adressa un geste vulgaire tout en le maudissant.

« Tu devrais montrer plus de respect envers ces gens. Un jour, tu seras aussi leur empereur. »

Il émit un petit grognement, qui aurait tout aussi bien pu être un rire.

« Je ne compte pas devenir empereur. Et je ne supporte pas quand ce type de femmes m’agresse.

— Elles te dégoûtent ?

— Elles ne m’intéressent pas, trancha-t-il, catégorique.

— Peut-être celui-ci aura-t-il plus de chance, dans ce cas ? » demandai-je en lui indiquant un beau jeune homme qui attendait patiemment contre un bas-relief mortuaire.

Ce dernier, remarquant qu’on parlait de lui, s’avança dans notre direction. Kaecilius tourna ostensiblement la tête, après l’avoir discrètement reluqué (ce qui me confirma où allaient ses préférences).

« Ah ! Désolé l’ami, dis-je à ce pourvoyeur de plaisirs fugaces, mon partenaire de voyage est trop timide.

— Pas grave », répondit-il d’un air détaché.

Son regard calculateur me passa en revue, s’arrêtant plus longuement sur mon collier d’esclave que je n’avais pas cherché à dissimuler jusqu’à présent. Être esclave, c’était, dans la plupart des cas, être invisible. Il n’y avait pas meilleur déguisement pour passer inaperçu.

« Voilà donc une belle marchandise, remarqua-t-il à mon sujet. Si j’étais riche, je t’achèterais immédiatement.

— Il n’est pas à vendre, répondit Kaecilius sur un ton hautain.

— Et lui n’est pas mon maître », ajoutai-je pour faire bonne figure.

Cette information fut accueillie avec un franc sourire.

« Qu’est-ce qui t’amène par chez nous, Belle Farine ? me demanda le jeune homme. Le prends pas mal, mais avec une couenne aussi claire, tu dois pas êt’ d’la région. »

Il me fixa longuement sans flancher. J’avais oublié à quoi ressemblait le désir quand il s’éveillait chez autrui. Et j’avais oublié le trouble que je pouvais ressentir quand j’en étais la cause.

Ces dernières années, à Fleur-Éclose, ma vie s’était résumée à une douce abstinence. Tillia, que toute forme d’intimité physique semblait dégoûter, n’avait jamais montré d’intérêt pour mon corps. Depuis treize ans, mes nuits m’appartenaient donc tout entières. Je n’avais pas à satisfaire les désirs égoïstes, parfois pervers, d’un maître libidineux qui m’utilisait comme bon lui semblait, à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, que je le voulusse ou non. Quant aux autres habitants de Fleur-Eclose, comme ma réputation impressionnait et que mon apparence pouvait aussi bien fasciner que rebuter, personne ne m’avait récemment approché.

Comme si nous étions au printemps, je sentis soudainement un désir jaillir en moi. Le sourire satisfait du prostitué semblait me promettre quelques douceurs que j’aurais été idiot de refuser. Quand on est esclave, il faut savoir prendre son plaisir là où il se trouve.

« Je vois pas souvent des gars aussi bien foutus que toi, m’avoua-t-il. À vrai dire, t’es beau comme un astre. Tu veux m’essayer ? L’oseille sera pas un problème dans ton cas. Je te fais tout gratis. »

Gratis. Oh, le mot magique ! C’était mon jour de veine.

J’avais trouvé quelqu’un que ma peau blanche, mes cheveux blonds et mes yeux gris ne laissaient pas indifférent.

Je m’arrêtai, tout sourire. Retrouver Tillia pouvait attendre un peu, n’est-ce pas ?

Ce fut à ce moment-là que Kaecilius décida de m’attraper le poignet, enfonçant ses ongles sans ménagement.

« Nous sommes occupés, s’exclama-t-il avant de m’éloigner du prostitué par la force, comme s’il s’était agi d’un piège, et que rester plus longtemps nous aurait fait courir un grave péril.

— Mais attends ! Un moment de plaisir gratuit ! Ça ne se présente pas tous les jours.

— Dégoûtant. Vous autres esclaves n’avez aucune morale.

— La morale est un luxe que je ne peux pas me permettre. »

Je jetai un air désolé par-dessus mon épaule. Ô cruelle Fortune.

Avec un sourire énigmatique, le jeune homme me fit un signe de la main pour me souhaiter bonne route.

« Une fois que mon affaire est terminée, lui criai-je, je repasserai par ici. Quel est ton nom ? »

Si l’intéressé me répondit, je ne l’entendis pas. Kaecilius me tira sèchement, ce qui faillit me faire trébucher.

« Tu n’as vraiment aucune retenue. Penses-tu à la réputation de ta maîtresse ?

— Tillia se fiche bien de ça. J’utilise mon corps comme je l’entends. Nous n’avons pas ce genre de relations, elle et moi. »

Il se tourna vers moi, comme s’il voulait juger de ma sincérité.

« Si tu ne me crois pas, tu lui demanderas quand nous la retrouverons », répondis-je, rendu mal à l’aise par l’intensité de son regard.

Puis, je lui dis ce qu’il avait certainement envie d’entendre :

« Ma maîtresse n’a jamais connu d’hommes. Elle arrivera pure dans ta couche. Vos enfants seront les tiens, et non ceux d’un esclave. Pas la peine d’en faire tout un plat. »

Je poussai un glapissement quand ses ongles pénétrèrent davantage dans ma chair, comme si mes paroles, au lieu de l’apaiser, avaient attisé sa colère.

Il allait me faire saigner !

« Arrête, tu me fais mal, dis-je, en criant presque. Tu n’as pas le droit de malmener la propriété d’autrui. C’est contre la loi serienne. »

Quand il comprit que j’allais faire un esclandre et que nous serions très vite au centre de l’attention générale, il relâcha abruptement mon poignet.

Il respira à plusieurs reprises, profondément. Quand il se fut calmé, il me dit :

« Va donc attraper une maladie vénérienne avec ce garçon de cristal. Je m’en moque… Mais ça devra attendre que nous ayons retrouvé ta maîtresse. Est-ce que tu peux te contenir d’ici là ? »

Le mépris sur son visage aurait été insultant si j’avais eu une once d’orgueil en moi, mais deux siècles d’asservissement avaient eu pour effet de faire disparaître jusqu’à son souvenir.

Cependant, cela ne m’empêcha pas de me prétendre vexé.

« Si j’étais un homme libre, tu me porterais davantage de considération, déclarai-je, en levant mon menton bien haut. Ma servitude n’est pas une tare morale, tu sais. Je la subis autant que tu subis ta condition de prince, à la différence que ta vie est plus douce et plaisante que ne le sera jamais la mienne. Si tu veux t’envoyer en l’air avec le premier gars qui passe, tu es non seulement libre de le faire, mais ta réputation est encore intacte. À l’inverse, si j’ai envie, pour une fois, d’apaiser ma solitude, je suis un être abject qui n’a aucune retenue. J’en ai ma claque de ces considérations à géométrie variable. »

Nous avions fini par nous arrêter ; le corps tendu, nous nous faisions face. Sans me répondre, il me fixait du regard. Puis, lentement, il secoua la tête et répéta « apaiser sa solitude », comme s’il s’agissait de l’expression la plus incroyable qu’il eût entendue ce jour-là.

« Quand tu auras fini de vouloir m’attendrir, conclut-il avec froideur, peut-être pourras-tu réfléchir à ce que nous devons faire maintenant. »

Il se retourna aussi sec et partit d’un pas décidé en direction d’Alba. Je restais brièvement en arrière, essayant de comprendre sa réaction.

En plus d’être d’un caractère lunatique et ombrageux, il m’apparaissait clairement qu’il aimait tout régenter. Kaecilius devait prendre un plaisir non négligeable quand ses esclaves répondaient à ses moindres désirs et évitaient de le contrarier. Comment faisaient-ils donc ? Je l’ignorais, car ce Prince semblait se froisser de tout.

Je compris toutefois que si je continuais à tirer sur la corde, elle allait finir par rompre et me revenir en pleine figure. Je ne craignais pas la férule de Kaecilius, mais il pourrait décider qu’il était préférable de m’enfermer quelque part. De préférence, dans une petite pièce sans fenêtre et sans compagnon d’infortune. Jusqu’au jour du mariage. Et peut-être même après.

Je déglutis.

Je me devais de l’apaiser au plus vite. S’il se trouvait de meilleure humeur, peut-être aurais-je les coudées franches ? Pour un peu de liberté, j’aurais fait n’importe quoi.

Quand ma décision fut prise, j’adoptai immédiatement la posture de l’esclave soumis et le rejoignit en courant à petits pas silencieux. Je veillai à ne pas le dépasser, ni même à marcher à son niveau. Si je m’appliquais, je pourrais facilement adopter le comportement des serviteurs du Palais des Harmonies. Peut-être alors m’oublierait-il entièrement. Kaecilius n’avait pas l’habitude de porter attention à un esclave. Nous n’étions guère mieux que des meubles.

« Qu’est-ce que tu fais ? me demanda-t-il, sans me regarder.

— Je me disais qu’une fois arrivés à Alba, nous pourrions nous reposer. Peut-être qu’un arrêt au Palais des Harmonies te ferait le plus grand bien. Une collation, suivie d’un massage, te redonnerait des forces. Cet incident a l’air de t’avoir épuisé, mon Prince. »

Il se tourna vers moi, les sourcils froncés.

« Qu’est-ce qu’il te prend tout à coup ? »

Je baissai aussitôt la tête. Les mains jointes devant moi, je m’arrêtai et gardai le silence. Je l’entendis soupirer.

« Tout est un jeu pour toi, n’est-ce pas ? Pourquoi ne prends-tu pas la vie au sérieux ? »

Je faillis répondre sans réfléchir, mais je me mordis la lèvre inférieure pour m’obliger à me taire.

« Je te demande de décider ce que nous allons faire… et tu me proposes d’aller me reposer ?

— Mon prince, je me soucie de ta santé et de ton bien-être. Après tout, tu dois être en forme pour le jour de ton mariage.

— Il n’y en aura pas, si nous ne retrouvons pas Sophia Domitillia !

— Pourquoi ne pas aller te reposer au Palais des Harmonies, et me laisser faire les tâches ingrates ? Courir dans tous les sens dans une métropole aussi grande, ce n’est vraiment pas convenable pour un Prince impérial. »

Il eut alors un petit sourire.

« Je vois très bien ce que tu es en train de faire, démon. Tu veux te débarrasser de moi pour aller prévenir ta maîtresse. Sache que je ne suis pas une fleur qui a éclos lors de la dernière rosée du printemps. Tes intentions sont évidentes.

— Non, mon Prince. J’ignore où elle se trouve… et c’est pourquoi je te propose de te reposer pendant que je mène mon enquête. »

Je m’inclinai à trois reprises, à chaque fois plus bas que la précédente.

« Lao, m’avertit-il d’une voix menaçante. Je te conseille de cesser immédiatement. »

Décidément, cet homme n’était jamais satisfait. Il ne m’aimait pas servile ; il ne m’aimait pas avec du répondant. J’allais finir par croire qu’il ne m’aimait pas tout court !

N’est-ce pas ?

Je m’apprêtais à défendre mon innocence, quand je fus interrompu par quelqu’un qui appelait mon nom. À quelques pas derrière Kaecilius, sur la chaussée, devant le monument funéraire du boulanger Paniculo, une femme entre deux âges me faisait signe de la rejoindre.

Comme mon compagnon de route attendait que je réponde, je lui indiquai d’un signe du doigt de patienter et rejoignis cette belle, qui avait un visage familier.

Elle portait une robe de soie jaune élégante, criminellement salie jusqu’au niveau des genoux, comme si elle avait emprunté un chemin de terre boueux après une averse. Mais un rapide coup d’œil sur ces tâches suspectes m’indiqua qu’il ne s’agissait pas de boue, mais du contenu de plusieurs pots de chambre.

C’est ce détail-là qui me fit retrouver la mémoire.

«  Alba ! m’exclamai-je, ravi. Ça fait un bail ! »

Elle essaya de cacher son sourire satisfait derrière un éventail, qui avait été peint avec délicatesse et aurait attisé la jalousie de n’importe quel courtisan.

« Lao », dit-elle, tout en inclinant sa tête.

Ses cheveux noirs étaient ramenés sur le dessus en un double chignon, maintenu par des baguettes dont l’extrémité était sertie de jade. Seule une mèche rebelle flottait le long de son visage fardé.

« Qu’est-ce que tu fais à l’extérieur des remparts ? demandai-je à l’esprit protecteur de la capitale.

— La ville s’étend, et je m’étends avec elle. Pour tout t’avouer, j’aime m’encanailler avec les habitants des nécropoles.

— Ils sont bien plus amusants que les courtisans du Palais des Harmonies, n’est-ce pas ? »

Au lieu de me répondre, elle préféra jouer de son éventail. Une bouffée de son parfum capiteux, mêlé à de l’urine, vint envahir mes narines. Je toussotai pour masquer ma gêne.

« Qu’est-ce qui t’amène chez moi ? voulut-elle savoir. Dois-je me préparer à du grabuge ?

— Ma réputation me précède à ce que je vois. Non, l’Empereur m’a chargé d’une mission de la plus haute importance. »

Elle exagéra sa réaction, comme l’aurait fait une prostituée des bas quartiers.

« Je suis impressionnée. Est-ce donc la raison pour laquelle tu traînes avec le beau Kaecilius ? »

Je jetai un coup d’œil derrière moi, en direction de ce dernier. Les bras croisés, il attendait au milieu de la route que je revienne vers lui. Je me demandai combien de temps encore sa patience tiendrait. Comme il ne pouvait pas voir Alba, j’ignorai comment il avait interprété mon soudain départ.

« Absolument. Nous sommes à la recherche de ma maîtresse. Sophia Domitillia. Tu ne saurais pas où elle se trouve, par hasard ? »

Elle joua avec son éventail, le faisant claquer d’un mouvement sec, mais qui ne manquait pas de grâce. Alba était un mélange succulent entre une patricienne et une patronne de bordel. Elle incarnait à la perfection les contrastes saisissants de la ville qu’elle avait pour mission de protéger.

« Tu ne crois quand même pas que je sais où se trouve tout un chacun ici ? C’est une véritable fourmilière. Un million d’âmes qui travaillent, forniquent, jouent et meurent, qui vont, qui viennent, sans même une seule considération à mon égard. Crois-tu qu’ils brûleraient un peu d’encens à mon attention ? Crois-tu qu’ils me flatteraient d’une petite prière ? Non, c’est comme si je n’existais pas !

— Tu as droit à tes propres festivités au printemps, remarquai-je.

— Dix misérables journées ! L’autre jour, j’ai entendu qu’on célébrait l’esprit protecteur de Balbilum un mois tout entier. Tu as entendu ? Un mois pour une minable ville de province ! Et tu voudrais que je me satisfasse de dix jours ? Je vais te le dire, car tu sais que je ne mâche pas mes mots. Ces ingrats mériteraient que je parte en vacances.

— Alba, soupirai-je. Un genius loci ne peut pas quitter le lieu qui l’a vu naître. »

C’était la deuxième fois que je le disais en autant de jours. Qu’est-ce qu’il leur prenait donc, à ces esprits protecteurs ?

« Eh bien, soit ! Je resterai ici, mais qu’ils ne viennent pas me supplier de les protéger de la peste ou de la petite vérole. Ou même des inondations ! Ils sont tellement sales. Regarde ma robe ! Parfois, je me dis qu’une bonne crue pour tout emporter loin d’ici, ça ne serait pas plus mal.

— Tu ne penses pas ce que tu dis, la raisonnai-je. Tu les aimes, même s’ils t’agacent. »

Elle rouvrit son éventail et préféra cacher sa réaction plutôt que de me donner raison.

« Dis-moi, si j’arrive à convaincre Kaecilius de brûler de l’encens en ton honneur…

— … Et aussi des prières. Vingt chants psalmodiques. Non… Cinquante !

— Oui, et de t’adresser des prières. Crois-tu que tu pourrais m’aider un peu ? Je dois vraiment retrouver ma maîtresse au plus vite. »

Elle considéra mon offre durant quelques battements d’éventail. Quand sa décision fut prise, elle me demanda :

« Qu’est-elle venue faire chez moi ?

— Assister au festival de la Fécondité.

— Hmm. Elle prend son rôle de future épouse très au sérieux.

— À qui le dis-tu, répondis-je, sans cacher mon amertume.

— Accompagné du prince, tu as accès à toutes les parties de la ville, n’est-ce pas ?

— Aucune porte ne restera fermée devant Kaecilius », dis-je, avec une pointe de fierté dans la voix.

Je trouvai aussitôt ma réaction bien ridicule. Pourquoi étais-je fier ? Sa bonne réputation n’avait rien à voir avec moi, et le fait que nous travaillions côte à côte n’allait pas améliorer la mienne.

Je secouai la tête pour m’éclaircir les idées.

« Allez donc voir le patricien en charge des Festivités.

— Ça fait bien longtemps que je ne suis plus au fait des affaires albiennes. Qui est en charge du culte de Cypris, de nos jours ? »

Cypris était la déesse de l’amour, du plaisir et de la fécondité. Les femmes, comme les hommes, lui vouaient une dévotion fervente et les jours fériés qui lui étaient consacrés étaient les préférés de la jeunesse albienne. Qui n’aurait pas aimé être chanceux en amour ? Moi-même, j’avais parfois adressé quelques prières à Cypris, mais celle-ci s’était le plus souvent montrée sourde à mes requêtes. Peut-être parce que je n’étais pas de ce monde et qu’il fallait être né sur ces terres pour intéresser les Dieux.

« Il s’agit du sénateur Titus Protervus. Il devrait être ravi de votre visite. »

J’aurais aimé lui en demander la raison, mais elle enchaîna aussitôt :

« N’oublie pas ta part du marché. Tu n’as aucune envie d’encourir ma vengeance. »

Elle fit de nouveau claquer son éventail et s’évanouit dans l’air, ne laissant derrière elle que cette odeur désagréable d’urine, d’encens et de parfum luxueux.

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CM Deiana
Posté le 03/10/2021
J'aime tellement la dynamique entre Lao et Kaecilius.
J'ai encore un peu de mal avec les divinités qui apparaissent comme ça l'air de rien ^^ Je me demande du coup si cette envie de partir ou de laisser tomber qui en touche déjà deux, est un indice sur ce qui va suivre ensuite.
En tout cas bravo, et je saute sur le prochain chapitre :)
EnzoDaumier
Posté le 03/10/2021
Ah ! Je me le demande aussi. Je n'ai pas encore tranché.

Il faudrait que je mette un gong! dans les textes pour annoncer leur arrivée. Mais en fait, ce sont juste des chats ou des Weeping Angels. Lao tourne la tête et paf! elles sont là.
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