Je me lève sous les coups assourdissants du tavernier, visiblement agacé que la chambre ne soit pas encore rendue. Mon crâne fait écho de la colère de ses poings contre la porte. Mes affaires gisent aux pieds de mon lit. Les jeux et le vin ne sont décidément pas ma tasse de thé. Je crie d’une voix nasillarde que je paierai un supplément si l’on me laisse tranquille encore une heure. Le bougre grogne. Je me contente de l’ignorer. L’argent paie aisément le silence des roturiers. Je me remets les idées en place en me coiffant devant le minuscule miroir qui orne le mur de la chambre. Mes poils partent dans tous les sens et j’ai l’impression d’avoir roupillé au milieu de la forêt. Ma barbiche est entortillée en d’inextricables nœuds. J’y retrouve coincé des miettes de gâteau de la veille. Je peigne chacune de mes tignasses avec fermeté afin de les faire rentrer dans le rang. Mon pelage m’apparaît moins flamboyant qu’à son habitude. J’en remets la cause aux contrées glauques qui cernent la cité de Flamme-Vaillante. Ma coiffe retrouvée, je lisse du bout des doigts mes petits poils qui poussent sur mes oreilles. Je ramasse mes affaires, glisse mon manteau sur les épaules et descend sur la place pour retrouver mon cocher.
Les écuries sont vides. Pas un iguane pour m’accueillir. Je fais tinter la cloche qui pend le long de la porte de service. Le tocsin se propage dans les stalles sans jamais rencontrer de serviteurs. Que les citoyens de la cité lézardent, peu m’importe. Mais mon propre cocher ? Je pénètre l’établissement et m’aventure dans un long couloir humide. Une lampe à huile éclaire l’ensemble. Les ombres qui se projettent sur les murs noirs semblent chercher, elles aussi, chevaux et palefreniers. Après un petit tour d’horizon, il est évident que tous s’en sont allés. Un petit bureau en cèdre fait office de comptoir et de gestion. Je fouille ce dernier sans vergogne. Si l’on m’a volé le tigre de mon roi, j’ai intérêt d’avoir une bonne excuse à présenter à Tarik. Le livre comptable ne mentionne aucune vente récente, ni d’activité de spectacle ces derniers jours. Le calendrier à côté ne fait mention d’aucune date particulière. Pourtant, il est clair que quelqu’un est venu sortir toutes les bêtes et calèches. Il n’y a aucune trace de combat ni de vol. Ma calèche s’est fait la malle sous ordre. Mais… de qui ?
Je me fige un instant. Et si l’on avait profité de la nuit pour me voler ma copie de la veille ? Je m’installe dans l’écurie et vide le contenu de ma besace sur le petit bureau. Les fesses qui dépassent de la chaise, je gigote jusqu’à trouver une position un peu moins inconfortable. Je me sens contrit. Ces iguanes sont vraiment longilignes. J’ouvre mon coffret de scribe et en déplie les parchemins. La copie est là, toute encrée des lignes mystiques de la légende. On ne m’a pas volé. Ouf. Je souffle de gratitude et remercie la Déesse des cinq cieux pour sa vigilance. Au moins n’ai-je pas tout perdu. Un bruit sec me fait sursauter. Il y a quelqu’un à l’arrière du bâtiment. Je range précipitamment mes affaires et me prostre contre la paroi du bureau, un œil sur le fond du couloir. Ma tête en dépasse largement et je me rends compte de mon indiscrétion. J’en aurais ri si l’on ne m’avait pas volé ma calèche, et avec elle mon retour rapide à la maison. Je prends mon courage à deux pattes et j’avance le long des stalles vides. L’odeur de cuir et de foin y est prégnante. Une porte ajourée donne sur l’extérieur. Elle est entre-ouverte. Je m’en approche le plus possible sans faire de bruit. À l’extérieur, quelqu’un bouge et s’agite. Je prépare ma sortie. J’ajuste ma tenue, met ma besace en bandoulière et glisse le bout de mes griffes vers l’extérieur. J’ouvre la porte brusquement et bondis dans l’inconnu toutes griffes dehors.
— Qui que vous soyez montrez-vous !
Le cheval attaché au bâtiment lève la tête de surprise et se cabre violemment. La longe qui le retient se tend d’un coup sec et le poteau sur laquelle est accrochée grince méchamment. Me rendant compte de ma grande stupidité, je calme le jeu et vais retenir la corde. Un contact du regard avec l’animal l’apaise un petit peu, m’évitant de recevoir un coup de sabot mal placé. Je lui tends le reste de mes fruits secs en guise de geste amical. Il me regarde de côté, de manière à mieux juger ma menace. Un moment calme se passe sans que ni l’un ni l’autre n’ose bouger. Pas de fuite, pas d’attaque. Le cheval finit par s’approcher, me renifler et manger dans ma main. Je lui caresse le crâne de ma patte libre. Son poil piqueté de petites tâches grises est doux. Son crin est soyeux bien qu’un poil humide. Après un rapide coup d’œil, je peux attester que c’est une jument. Elle doit appartenir à la race de cheval sauvage des marais qui s’étendent dans toute la région. Une idée me traverse l’esprit. Si je veux être arrivé à temps pour le mariage, je dois user d’une monture rapide. Je n’ai de temps à prendre à rechercher ma calèche. Je retourne à l’intérieur de l’écurie, prend de quoi seller la jument et jette quelques cubes d’or sur le bureau en guise de dédommagement. Dans ma précipitation, je ne verrai pas le bout de papier coincé sous le tampon de la cité, ni la signature au nom de Vermeil.
Le trot de ma monture secoue mon mal de crâne. J’ai l’impression que l’on me cogne entre les oreilles à intervalles réguliers, comme pour mieux me punir de ma soirée. Le principal désavantage d’être missionné par le roi en personne est l’impératif de ponctualité. Arriver en retard pour le mariage de ma princesse parce que j’ai trop bu dans une taverne ne sera ô grand jamais accepté. Ni par sa majesté Tarik, ni par moi ! Je tiens bien trop à mon cou et à mon honneur pour risquer cette situation. Fort heureusement pour moi, le temps m’est clément et la sortie des marais de Flamme-Vaillante se fait rapidement. Fini la route tortueuse entre les flaques boueuses et les saules pleureurs gigantesques, place à une belle ligne droite le long de la Gloire. Cette large rivière traverse une bonne partie de notre continent, d’est en ouest, et se jette dans le somptueux port de la cité de Soleil-Couchant. Ses rivages sont fertiles. De nombreux vergers de pommiers et de pruniers se partagent ce territoire idoine avec champs et bosquets. De nos jours, trois peuples se partagent le contrôle du fleuve : Les cités-états des iguanes sur l’aval, les peuples de Mara le centre et enfin nous, les tigres des grandes plaines, sur l’amont. Si nous en contrôlons la plus grande partie, ce sont clairement les peuples du sud qui bénéficient le plus du fleuve et de ses alluvions noires et riches. L’on dit que toutes les récoltent courent ensuite jusqu’à Serengeti, capitale royale des peuples de Mara. C’est le cœur battant des savanes de Mara, lieu où tous les peuples du sud se rencontrent et s’unissent pour donner naissance aux plus grands rois. À la différence de nos plaines et de notre royaume, habité quasiment exclusivement par des tigres, les terres du sud sont peuplées par plus d’une vingtaine d’espèces.
Deux jours de route me sont nécessaires pour rejoindre le Pont Glorieux où je pourrais changer de monture et me reposer, puis encore une courte semaine pour atteindre ma belle Kharapath. Flamme-Vaillante est aussi sombre et vertigineuse que Kharapath est lumineuse et étendue. Si le Fort du Tigre domine la ville par sa position stratégique sur la colline au Nord-Est de la cité, le reste des bâtiments ne dépasse en général pas les deux étages, laissant alors le soleil ras des cieux du soi et du matin de la Déesse baigner l’intégralité de la ville. Trois grandes voies permettent de circuler aisément entre les grands quartiers, tandis que des dizaines de places verdoyantes viennent rafraîchir les résidences des plus riches comme celles des plus pauvres. Sa démesure architecturale sur les bâtiments publics ajoute une saveur particulière à la cité, tandis que ses nombreux recoins ne sont connus que par les plus locaux d’entre nous. Aidé par sa position commerciale centrale sur le continent et sa situation politique de paix instaurée depuis maintenant une vingtaine d’années, il est clair que Kharapath est une ville bien plus animée que la froide Flamme-Vaillante, et que son commerce fait d’elle une capitale majeure du continent tout entier.
Je me souviens encore mon premier passage parmi le Marché-aux-Rosaces alors que je n’étais qu’un tigreau. Mon éducateur m’y avait emmené avec deux autres orphelins agités, prêt à s’enfuir de sa garde à la moindre occasion. Plus jeunes qu’eux, je n’avais ni la force ni l’envie de résister à leurs désirs : aller à la rencontre d’un charmeur de serpents. Je ne sais plus à quel étal on a fait faux bonds à notre gardien. Nous avons foncé têtes baissées dans la populace, traçant notre chemin sans jamais regarder en arrière de peur d’être suivi. Nous avons rampé sous d’impressionnantes armes de sièges, bondis sur des bancs aux tissus plus colorés qu’un arc-en-ciel et traversé une place remplie d’ânes de traits. Lassé par notre course, nous avons fini notre course dans une boutique peu recommandable. Les senteurs de poudres y étaient si affreuses que je me demande encore pourquoi la garde n’avait pas arrêté ce louche personnage qu’était ce vendeur crocodilien. Mais enfin, nous avons fini par trouver ce que nous cherchions : les serpents ! L’un des orphelins, Badr l’imprudent, souhaitait absolument astiquer l’une des bêtes aux couleurs chatoyantes. Cinq minutes plus tard, Badr poussa le charmeur d’une violente ruade et alla défier le reptile. Il ne fallut que cinq autres minutes pour que les crocs de la bête agile ne se plantent dans la jambe de mon acolyte. Après un soin efficace à l’orphelinat royal et une gifle mémorable offerte à chacun d’entre nous, le marché fut à jamais gravé dans ma mémoire.
Mes souvenirs me tirent un agréable sourire tandis que ma cavalcade est des plus calme. Les chariots paysans que je croise ne me causent guère de soucis, et l’on pourrait presque croire que je flâne tellement ma monture a ralenti l’allure. Je rugis un coup pour la réveiller et nous reprenons un rythme décent. La brume du matin le long de la Gloire a laissé place au soleil à son zénith, compagnon de notre déesse bien aimée. J’étire ma puissante mâchoire et me masse les joues crispées. J’apprécie de sentir les caresses solaires me réchauffer la couenne, et, si je n’étais pas né tigre, je serais né lézard. C’est finalement à l’aube du troisième jour de trajet, après n’avoir dormi que quelques heures en compagnie de voyageurs venant du Duché de Cœur-du-Crépuscule, domaine des chouettes, que j’atteins le pont Glorieux. S’il n’a de majestueux que le nom, il a au moins le mérite d’enjamber le fleuve. Je traverse ses vieilles pierres moussues, écoute avec ravissement les remous de la rivière passagère, puis rejoins l’étable toute proche. De retour sur la terre des miens ! J’échange une poignée cubes d’argents en échange de fourrage et de soins pour ma toute nouvelle jument. Je n’ai point pris le temps de vérifier si elle avait été nommée. Il faudra que je me penche sur la question. Son énergie et sa fougue de la jeunesse me rappelle ma fille ! Félindra. Elle a tant grandi, tant mûrie ! Quand nous vivions encore ensemble, il y a de cela bien des années, je pouvais la tenir sans difficulté dans mes bras. J’observai alors ses grands yeux ronds curieux du monde qui l’entourait. Ce n’était qu’un bébé, une toute petite tigresse qui aimait se tortiller pour s’extirper de mes câlins. Elle était collée aux basques de sa mère à longueur de journée. Le seul moment où elle lui laissait un peu d’air, c’était pour se carapater hors de notre maisonnée avec les autres tigreaux de notre quartier pour partir découvrir le monde qui s’offrait alors à elle. Me remémorer ces moments me réchauffe le cœur, et pourtant… Je ressens comme une tache d’encre qui masque mes plus beaux souvenirs. Une tâche grasse et opaque, où même la lumière céleste ne peut y pénétrer. Pourquoi ne lui ai-je pas dit ?
Instinctivement, mes poils se hérissent et ma queue s’esbroufe. Un vieux malaise monte en moi. Qu’ai-je fait ? Je ne veux plus me souvenir. Je ne veux plus souffrir. Par peur de me remémorer, et peut-être par lâcheté, je chasse les pensées de mon ancienne vie, je les éloigne dans le vent environnant. Un coup de patte sur le croupion de ma monture la fait accélérer. Il faut que je me concentre sur la mission de sa majesté : apporter la copie du texte légendaire pour le mariage de notre princesse. Une habile union politique orchestrée par Tarik qui permettrait de sceller une alliance et une paix durable entre le royaume de Kharapath et l’immense royaume de Mara. Actuellement dirigé par la famille des Longues Crinières, ils sont plus puissants et ambitieux que jamais. La Déesse soit louée, notre belle Safiye apprécie d’autant plus la beauté de son futur mari. J’ai pu lire quelques notes intimes par hasard et... je me suis régalé ! Outre la belle écriture cursive de ma princesse, je dois avouer qu’elle sait manier les mots pour vous chauffer les bajoues du tigre le plus viril qui soit ! Que ce secret reste entre nous, bien sûr. Je l’aime bien trop pour divulguer ses lettres amoureuses et érotiques à qui que ce soit, mais je suis bien trop curieux pour arrêter de les lire… Fort heureusement pour moi, je ne suis ni coursier ni espion, mais scribe, et la majeure partie de mon temps reste consacré au recopiage de textes, récits et contrats pour lesquels on a mandaté mes services.
Je m’imagine déjà lézarder au soleil sur la petite place du triangle d’or, non loin du ru Trait d’Or qui traverse la belle Kharapath. Son passage timide entre les ponts et passerelles du quartier des casernes apporte la fraîcheur nécessaire à une chaude journée pour une bonne sieste. Les recoins moelleux dans les squares arborés de palmiers rustiques et d’ormes imposants sont un régal pour me gratter le dos. Ahh… Kharapath, ma belle citée étoilée, tu me manques déjà. Autour de moi disparaît peu à peu la Gloire et ses rives champêtres, laissant place aux Grandes Plaines de mes aïeux et leurs vallons reconnaissables de loin. La route suit les courbes gracieuses des prés et des ranchs disséminés sur ces terres. Un trait de pierre au milieu d’une mer végétale rase, entre herbe grasse et champs fleuris. Si ici le tigre est maître, alors le pollen est roi. Encore quelques jours de chevauchées parmi ces belles collines pour atteindre Kharapath et son Temple ouvert aux cieux, lieu sacré de tous les mariages royaux depuis des lustres. Je ne dois pas être en retard !
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Je passe la porte ouest de Kharapath au crépuscule du sixième jour de mon voyage. Le soleil couchant illumine une dernière fois les pierres rouges qui parsèment la haute muraille, m’annonçant avec douceur mon retour à la maison. Ma jument et moi sommes très heureux de nous quitter : nous avons tous deux hâtes de reposer nos pâtes engourdies et nos dos endoloris. Je la laisse à un palefrenier pour qui j’ai rédigé son acte d’achat de son affaire. En passant par l’ouest de la cité, je suis obligé de longer le quartier calciné. Je n’aime pas le traverser, et pourtant mes pas m’emmène systématiquement en ce lieu maudit. L’odeur de cendres y a un goût mélancolique. Il m’arrive encore parfois, au détour d’un regard fugace, d’y voir des flammèches perpétuer leur crime odieux. C’est en courant que je finis par fuir mon passé. Débarquant dans le quartier des casernes, je ralentis mon allure, essoufflé, pour profiter de l’air frais et revigorant de la cité qui s’endort peu à peu. De nombreuses torches et braseros illuminent les rues de Kharapath. Je m’arrête sur la place du triangle d’Or un court instant, regrettant de ne pas être arrivé plus tôt. Les lueurs crépusculaires ajoutent une note mystique à cette élégante petite place. J’apprécie beaucoup ce lieu, chargé de souvenirs de familles et de siestes parfaites. La nuit, le ronronnement du ruisseau occupe alors toute la place, comme s’il vivait par l’absence de ces habitants. J’aime cette ambiance paisible. Mais il est tard, et les journées à venir s’annoncent plus que chargées. Je reprends la route de ma maison : ma panière n’attend plus que moi.
Je me réveille en sursaut, ma queue affolée et mon sang bouillonnant. Ma couverture gît sur le solide parquet de ma chambre. Il fait nuit noire. Dehors, les grillons se sont tus. Les volets renferment l’air chaud de ma chambre à coucher. Je ressens une pulsion violente m’animer, comme si une petite tornade se formait en mon estomac. Mon cœur combat une tempête. J’ai peine à distinguer mon ombre sur le mur, effacée par ma fatigue. Je ne me souviens pas d’avoir fait de cauchemar, et nul son ne vient briser la quiétude de ma demeure. Il est encore trop tôt pour que le quartier se réveille. Une inquiétude s’anime dans mon esprit, refusant de se dévoiler à moi avec malice. Elle semble me susurrer qu’un malheur va arriver, sans me donner les clés d’en percer le mystère. Puis, sans crier gare, je retombe dans un profond sommeil.
Un valet ouvre les volets de ma chambre, et un rayon solaire vient me frapper en plein visage. HA ! Je me lève de ma panière en sursaut, aveuglé et décoiffé. Prêt à rugir, je me retiens au dernier des moments. Sa toge écarlate aux allures de coule de moine ne me trompe pas. Vermeil. Sa stature haute et droite comme un piquet, ses poils gris et noirs, sa tignasse tirée en arrière et son regard hautain, tout évoque chez lui une attitude dédaigneuse. S’il n’agite pas ses trop longues pattes, il esquisse néanmoins un maigre sourire ironique, sûrement bien heureux de m’avoir tiré du lit comme un mal propre. Voilà maintenant que sa majesté lui fournit les clés de mon intimité. Je ne lui ferai pas le plaisir de répondre et je me lève en m’étirant. Ma silhouette bien plus musclée que la sienne l’éclipse aisément. Je me vengerai de cet affront en temps voulu.
— Que fais-tu chez moi, Vermeil ?
— Je ne viens qu’exécuter les ordres de sa majesté, tout simplement. Tarik sera ravi d’apprendre qu’enfin, son petit protégé est de retour. Il t’attend de patte ferme au palais.
— Quelle impertinence de ta part que de venir chez moi pour m’humilier ! Je m’en souviendrais, laquais. J’irai voir sa majesté le roi après ma toilette. Tarik n’a pas besoin d’avoir une autre personne de son entourage aussi peu présentable que toi.
— Tarik sera seul juge de ta présentation, Esmerald.
Il s’écarte de moi, et dans un froufrou désagréable, quitte la pièce, lui et son horrible voix grinçante. Je détends naturellement mes épaules, puis pars à la recherche de ma bassine pour rendre mon apparence convenable, digne de l’entrevue qui m’attend. Plusieurs brosses en corne et en bois sont disposées sur un petit tabouret et sont accompagnées de deux serviettes moelleuses aux teintes écrues. Je retire le drap qui m’entoure nonchalamment puis, tout doucement, pénètre dans l’eau chaude. Mes muscles se délient, et je masse avec plaisir mes courbatures du voyage à cheval. Le carrosse était bien plus confortable que la selle de ma dernière compagnonne de voyage. Je perçois au bout de quelques instants de calme des notes résonner à travers mon jardin, et je me délecte de cet air musical à la lyre. Elle accompagne une vieille chanson tigresse et conte l’amour d’un damoiseau pour la prunelle de son père qui lui interdit de l’approcher. L’amour triomphe du père calculateur et les deux tourtereaux s’enfuient par-delà les monts. Je suis trop éloigné de la source pour y percevoir le phrasé.
Une fois bien propre, je fais appel à mes deux serviteurs pour me vêtir au mieux : dessous de soie, chausses en lin brodées à motif de tigres à dents de sabres - un vieux fantasme entouré de légendes – une première tunique à motifs floraux pour évoquer la renaissance et le cycle de la vie, une deuxième tunique aux couleurs vert prairie et argent, les armoiries de sa majesté, une ceinture de brocart venant de la célèbre Soiezensur, une coiffe en cuir et laine de mouton d’où dépassent plusieurs longues plumes violettes de paons et une paire de bottes en cuir de yack, serties de quelques pierres aux teintes cuivrées. Je prends la peine de rajouter un foulard aux couleurs de Safiye, un bel amarante entouré par un ambre ensoleillé. Je renvoie les jeunes tigres m’ayant vêtu puis j’apporte grand soin à mes poils d’oreilles et me lisse la queue avec délicatesse et minutie. J’observe mon reflet dans le miroir encore légèrement embué. Mon regard vert d’eau est vif, mes sourcils aimables et ma mâchoire détendue. Ma dentition est belle, bien qu’un peu émoussée. Enfin, je dépose le précieux vélin de légende dans un coffret de chêne et d’onyx aux gravures anciennes.
Je traverse la galerie d’été du palais la tête haute en direction de la salle du trône. Concentré sur les mots que je choisirai devant mon roi, j’en oublie les serviteurs qui naviguent autour de moi comme une rivière contourne un rocher encombrant. J’arrive devant la porte du pouvoir. Elle est entre-ouverte. Quatre gardes lourdement armés tiennent leurs positions. Leurs armures d’or blanc et d’acier sont étincelantes. Le capitaine me fait signe entrer. Je les laisse cuire à feux doux dans leurs luxueuses marmites et pénètre à pas de velours dans la pièce la plus importante de Kharapath. Un court passage baigné de pénombre m’amène sur un large tapis émeraude. Comme à mon habitude, je m’arrête un court instant pour observer ce qui m’attend. Mon regard est guidé par le tapis jusqu’à l’imposant trône d’ivoire de mon roi. La pièce, deux fois plus haute que large, est baignée d’une lumière cristalline qui traverse de grands vitraux aux motifs ancestraux. Le plus haut dôme du palais nous recouvre majestueusement et ses larges piliers descendent symétriquement au sol dans un entrelacs de pierre, de fer et de plantes grimpantes. De poussiéreuses tapisseries ornent les murs couleurs ocres et viennent flatter le pouvoir. Aucun autre meuble ne vient concurrencer le trône. Seul réside au fond de la pièce un minuscule bureau et une toute petite chaise. Mon bureau de scribe royal. J’inspire calmement puis j’avance jusqu’aux quelques marches qui me séparent de sa majesté le roi. À ses côtés se trouve Vermeil, telle une tique sur un tigre. Je porte mon regard Tarik. Il a le poil court, blanc comme neige aux rayures de charbon clair. De petite taille et svelte, il ne porte nulle trace de ses anciens combats, pourtant nombreux. Aucune entaille ne lui barre le visage, aucune oreille n’est arrachée, aucune séquelle physique ne se remarque. Ses petits yeux jaunes auréolins transparaissent la confiance. Sa truffe est calme, sa gueule fermée avec sérénité. Il porte une tunique de soie blanche percée d’une broche richement ornée de pierres précieuses. Je m’incline à quarante-cinq degrés et enroule ma queue autour de ma patte droite. Sa voix de velours est posée et amicale.
— Bon retour parmi nous, scribe Esmerald. Je suis heureux de te voir en bonne forme pour honorer la princesse Safiye. Le voyage était-il à ta convenance ?
— Oui votre majesté. Je me relève et plonge mon regard dans le sien. Presque sans encombre. Et surtout, sans retard. Cependant…
— Tu m’en vois ravi. Ce mariage revêt une importance politique de premier ordre. Il scellera une alliance durable entre le puissant royaume de Mara, au sud, et le nôtre. Nous avons bien assez longtemps été en conflit avec ces peuples hétéroclites et instables. L’opportunité d’une paix durable s’est présentée rapidement suite à la prise de pouvoir par la jeune famille des Gardienne-des-Blés, et je suis heureux que ma fille ait pris sa mission avec dignité. As-tu réussi la tienne, Esmerald ?
— Oui, votre majesté. J’ai le parchemin sur lequel est recopiée la légende de la fondation du royaume de Mara par sa première raine. Je me suis dit que cela fera écho à la grandeur de votre fille. Les invités se souviendront de ce jour pendant de longues années après cela, je vous le garanti !
— Ravi de te l’entendre dire. Les festivités ont déjà débuté, ne tarde pas à rejoindre nos invités sur la place du Temple des cieux.
— Ce sera un honneur d’être votre invité, votre majesté.
— Cesse donc ta courtoisie et va faire honneur à ma famille. J’espère t’y voir trouver une tigresse à la hauteur de ta loyauté. Cela fait trop longtemps que tu es seul, Esmerald.
J’esquisse un sourire soulagé. Pourtant, je m’arrête sur sa dernière phrase. Elle n’est pas anodine. Pourquoi en faire mention maintenant ? Je ne suis pas prêt à me re-marier. Surtout pas depuis que ma fille occupe toutes mes pensées. J’observe du coin de l’œil le visage impassible de Vermeil. Je n’apprends rien d’autre que son manque de charme. Je ferais mieux de me méfier de ses sales oreilles. Je quitte la salle du trône plus vite que je n’y suis rentré et file en direction des festivités, mon coffret sous le bras.
Accompagnées par les chants profonds des prêtresses, les notes fluettes des zurnas fendent l’atmosphère tout autour du temple de la Déesse. L’air vibre de fébrilité et me hérisse le poil. Cela fait si longtemps qu’un mariage royal n’a pas eu lieu ! Le soleil rayonne déjà de toute sa splendeur et réchauffe les cœurs et les verres de vins épicés des convives. La foule est compacte et les éclats de voix chantant des différentes contrées de notre royaume ajoute à la bonne ambiance de la matinée. Des tentures aux couleurs chamarrées ont été tirées entre les piliers du temple et ses murs d’enceintes, ce qui brouille ma perception de l’espace. Il est désormais bien difficile de savoir si l’on se trouve dans un bâtiment religieux ou bien dans une vaste guinguette. En ce jour glorieux, toute la cour du royaume est présente. Je repère le duc de Fort-Vaillant qui bavarde avec entrain avec les marquises des Jardins-d’Hiver. Je salue avec respect les chevaliers qui sont démarqués pendant la guerre des deux frères et j’esquive autant que je le peux des mercenaires ayant fait fortune par la même occasion. J’accolade mon ami Zeki qui est en prise avec plusieurs bardes inspirés, puis je pars faire quelques courbettes aux riches marchands sans frontières. L’un d’eux m’indique la présence de plusieurs archivistes de Flamme-Vaillante. En façade, nous échangeons sur nos travaux actuels ou bien nos conquêtes récentes, mais chacun de nous n’est intéressé que par un seul véritable sujet : la princesse de Kharapath. La foule s’impatiente. Les musiciens font silence.
Le Hérault du roi fend la foule d’un trait et, du haut de l’autel, annonce l’arrivée du cortège. La princesse arrive ! Nous formons deux masses compactes de part et d’autre du chemin pavée de glaïeuls. Safiye apparaît. Quelle prestance ! Certains diront qu’elle a été préparée et entraînée toute sa vie, je leur rétorquerai qu’il ne connaisse pas sa grâce naturelle à se mouvoir aussi aisément que la plus souple des anguilles. La jeune tigresse au port altier se dresse fièrement, ses yeux vert absinthe fixés sur la statue de la Déesse. Son poil aussi blanc que celui de son père contraste avec les couleurs flamboyantes de sa tenue de mariage. Vêtue d’une robe à la longue traîne aux liserés fleuris, ses innombrables bijoux en or accentuent le feu rouge amarante de sa tenue. Elle porte la tiare de la première duchesse, incrustés de cinq rubis étincelants. Safiye parcourt le chemin qui la mène à l’autel, accompagnée par les jeunes pupilles du roi. Arrivée sur les dernières marches du temple des cieux, elle s’appuie sur l’énorme bloc de grès d’une patte assurée, puis offre son plus beau sourire à la foule. Son charme pénétrant n’est dû ni au hasard ni à son apparence. Non, c’est son regard vif et son attitude tout en assurance qui lui confère une aura toute particulière. L’assistance est médusée face à la princesse de Kharapath.
Elle l’appelle alors d’une voix puissante : Auguste ! Si l’on assiste en ce jour bien à un mariage politique, il n’en est pas moins amical, si ce n’est bien plus. Envoyé par son père à la cour de sa majesté le roi Tarik pour apprentissage, ce lion à la crinière encore à peine développée est le plus fidèle ami et allié de Safiye. Il apparait à l’autre bout de l’esplanade du temple des cieux, dans l’embrasure de l’arche céleste. Un bel éphèbe à la gueule allongée, aux bras saillants, au tronc aussi long et sculpté qu’un noble chêne, le tout sur de solides pattes. Ses traits anguleux renvoient une impression de félin au devenir majestueux. Il marche sereinement et se complait de tous les regards posés sur ses épaules. Un lion dans toute sa dignité. Derrière lui marchent vingt sujets de son père, chacun représentant un peuple de son royaume, tous portant fièrement le drapeau du roi nommé. Sur ceux-ci, son blason : un champ de blé d’or où nait une jeune lune. Un vieux domaine d’agriculteurs peu fortunés du royaume de Mara. Désormais devenue la famille régnante des peuples du sud. Son incroyable ascension est contée par des colporteurs du pays où règnent savanes et déserts. Si les beaux discours et les découvertes inattendues existent bien en politique, nul n’est dupe face à la fulgurance de cette famille : on ne peut devenir si puissant rapidement que de deux manières : par une grande richesse ou une grande violence.
Ledit Auguste saisit avec délicatesse les mains de notre princesse, lui embrasse tendrement la joue, échange de brèves paroles avec elle et la prêtresse qui attend derrière l’autel, puis se retourne impérieusement vers la foule du haut de l’autel. Tarik, qui s’était glissé derrière moi sans un soupçon de bruit dépose sa patte sur mon épaule. C’est le moment. Je sais ce qu’il me reste à faire. J’avance parmi la foule, je donne quelques coups d’épaules pour me frayer un chemin jusqu’à l’allée centrale. Tous les yeux se braquent instantanément vers mon apparat. J’avance aussi déterminé que doit l’être un lapin dans une tanière de renard. Je respire, souffle, divague, reprends mes esprits, serre mon emprise sur le coffret, me concentre… Finalement, j’arrive sain et sauf devant le couple princier. Je m’abaisse à leurs pieds pour déposer la boîte sacrée et l’ouvre. Clic ! Je sors le parchemin, le déroule et me relève dignement. Le prince de Mara me sourit chaleureusement et me murmure quelques paroles de réconfort. Safiye rayonne. Je lui tends le sortilège, qu’elle accepte avec joie. Elle le saisit de ses deux petites pattes. Je m’incline bas puis repars dans les rangs des invités haut placés, près de mon roi.
Tous les invités ont suivi ma petite scène avec attention et attendent désormais d’en savoir plus. Je trépigne moi-même d’impatience. Ma connaissance des langages du sud étant limité, je me demande à quoi va ressembler la légende à l’oral. J’attends de voir le résultat de ma mission, et plus encore, de ma rencontre avec Félindra, son talent et sa gentillesse. Safiye commence à conter la légende la première reine de Mara. Il est long, et chaque syllabe doit être parfaitement articulée. Chaque entrelacement de lettres, chaque courbe, chaque respiration compte pour donner vie à la magie des mythes anciens. Si tout un chacun peut lire une histoire, la princesse a été formé pour être la plus grande conteuse de son pays. Je respire donc, serein. Tous les invités regardent la princesse et se taisent. Une mer silencieuse s’installe sur l’esplanade. Safiye parcours les terres brûlantes de Serengeti, chevauche avec cette princesse, porte l’épieu à la bataille. Elle est celle qui relie les cœurs des peuples aux formes étranges, aux langues gutturales, aux ailes chamarrées. Elle forme une communauté comme jamais il n’en a existé auparavant, et alors que la dernière bataille se prépare au coin des braseros lors d’une nuit orageuse, Safiye s’arrête. Dans un phrasé sombre et ancien, c’est Auguste qui s’empare du dernier paragraphe. Sa voix puissante nous couche les oreilles. La rage de la bataille emporte nos certitudes. Le fracas du combat roule dans sa gorge et déferle sur nos cœurs. Puis, le silence. Auguste attrape la main de Safiye et la serre tendrement. Tarik serre les poings. Je bloque ma respiration. L’air se fige. Les regards se pétrifient. Personne n’ose bouger. Ni parler. Ni respirer.
Puis, sans prévenir, le parchemin s’enflamme en quelques instants et libère une fumée âcre. Le prince lion lâche le vélin crépitant avant de se brûler les pattes. Des waouh ! et des Magnifique ! traversent la foule ahurie par la spectacle auquel ils viennent d’assister. La princesse observe, elle, inquiète le sol marqué par un feu magique qui grignote les dernières traces de ma copie. Un grondement sourd se propage dans les pierres du temple de la Déesse. Un grondement comme seul un mal ancien peut émettre. Alors une colonne de flamme se dresse, formidable et dangereuse, au pied de l’autel. Ses langues de feu se répandent parmi les soieries du mariage. Des cris apeurés s’élèvent. Les premiers regards se posent sur moi, et ce malgré ma tête enfoncée le plus possible dans mon buste. Je tente vainement de ne pas fuir à toutes pattes et de crier que je n’y suis pour rien. Et puis, la stupeur remplace la frayeur d’un claquement de doigt. Un nuage de coccinelles aux ailes de feu remplacent la colonne de flamme sans prévenir. Nous sommes submergés par une vague d’insectes aux élytres aussi bruyantes qu’une armée ! Les invités fuient dans une pagaille improbable. La garde est vite submergée par une marée de tigres où résonnent en eux les souvenirs du quartier calciné. Tous craignent pour leur vie. Le feu se propage dans le temple telle une épidémie. Je reste figé, le regard perdu en mon âme.
Félindra, qu’as-tu fait ?