Un mois s'est écoulé depuis que Henne a découvert mon cancer, et autant de jours qu'il travaille depuis la maison pour garder un œil sur moi. Les remords l'habitent, quant à moi, je m'adoucis. Il me reste si peu de temps à partager avec lui que je ne veux pas le gaspiller alors je profite au maximum de lui.
Nous avons annoncé mon état de santé à ma famille, ça a été un coup de massue pour mes parents. Depuis, l'ambiance est morbide, ils essaient de sourire et d'être décontractés en ma présence, mais sans trop y être. Je suis aux portes de la mort et pourtant, j'ai l'impression que ce sont eux qui s'y trouvent. Nous ne possédons qu'une vie, et qu'importe le temps qu'il me reste, je ne supporte pas qu'ils marchent sur des œufs parce que je vais mourir. Je voudrais que tout soit comme avant, que l'on se voie dans la joie et la bonne humeur, qu'ils m'insufflent la force de vivre et d'aller jusqu'au bout du chemin en ayant profité au maximum. Mais, pour l'heure, j'esquive les visites.
Leur visage empreint de tristesse, de détresse, de pitié, de compassion, et j'en passe me cassent le moral. Tout ce que je veux voir ce sont leurs sourires, entendre leurs rires, j'ai besoin de joie dans mes derniers mois de vie. J'ai envie de me rappeler mon bonheur avec eux quand le ciel m'accueillera, mais ils ne le comprennent pas.
Pour ma part, je n'ai pas d'autre choix que d'accepter mon sort, c'est une fatalité. C'est pour cette raison que j'ai refusé le traitement proposé par le docteur Richard. Je préfère vivre libre quitte à le faire avec mes douleurs. Néanmoins, la mort m'effraie, je me demande s'il y a vraiment une vie après elle, ou si le néant m'accueillera. La deuxième option m'angoisse particulièrement, au moins avec la première, je garde l'espoir de retrouver les personnes chères à mon cœur dans une autre aventure. Alors je m'accroche à ça comme un naufragé s'agripperait à une bouée de sauvetage. J'ai également peur pour mes proches, peur de les laisser, peur que mes parents ne se remettent pas de ma disparition, peur que Henne ne refasse pas sa vie après moi. La peine que je vais leur infliger sans le vouloir et sans avoir le choix me terrorise.
Mon couple est redevenu celui qu'il était, j'aurais aimé qu'il ne se détériore pas, parce qu'au final, mon mari est revenu vers moi à cause de la maladie. C'est tout ce que je ne voulais pas, mais je ne peux me passer de la tendresse et de l'amour que m'envoie, Henne, puisque c'est ce qui me maintient debout et m'aide à ne pas flancher.
Allongée sur le canapé, ma tête sur la cuisse de Henne, je somnole tandis qu'il caresse doucement mes cheveux devant une série. La sonnette retentit et me fait sursauter, il se lève et cale un oreiller pour remplacer sa jambe avant d'aller ouvrir.
— Dis donc toi, on ne te voit plus ces derniers temps ni au bureau ni à mes soirées. J'ai bien cru que tu étais mort ! s'exclame la voix condescendante de Lydia.
— J'ai d'autres chats à fouetter, tranche sèchement, mon époux.
— Ah oui ? Comme rester chez toi, devant la télé, toute la journée ? Tu ne viens même plus à la maison. C'est ta femme qui t'en empêche ? ricane-t-elle amèrement.
Je me redresse et me lève du divan.
— Henne agit comme il le souhaite, mais j'apprécie le fait qu'il passe moins de temps avec toi, asséné-je, dans son dos.
Elle se tourne vers moi, les sourcils froncés, puis son expression se transforme en dégoût.
— Eh bien ! Tu as une sale mine. Quel laisser-aller, Sihane. Tu me donnes à nouveau raison lorsque je dis qu'il mérite une femme chic qui ne ferait pas tache à ses côtés, répond-elle en me désignant de la main.
— Une femme comme toi par exemple ? Dédaigneuse, irrévérencieuse qui ne voit pas plus loin que le compte en banque ? C'est ça que tu prétends ?
— Ça suffit, tonne Henne.
Je m'attends à une réflexion comme toujours, mais contre toute attente, c'est Lydia qui subit sa colère.
— Si tu es venue chez nous, pour critiquer et rabaisser ma femme, tu peux t'en aller. À partir d'aujourd'hui, je ne veux plus rien entendre de médisant à son sujet. Et si ça ne plaît pas, libre à toi et tous les autres de sortir de nos vies parce que je ne le tolérerai plus.
Nous regardons mon mari, éberluées par sa tirade. Un petit sourire s'affiche sur mon visage. Enfin, il prend ma défense, mais la raison pour laquelle il le fait me percute de plein fouet quand une nouvelle douleur irradie dans tout mon dos. Je peine à la cacher et Henne s'en aperçoit.
— Sors de chez nous Lydia et ne reviens pas, annonce-t-il fermement en ouvrant la porte.
— Pardon ? Henne ça fait quinze ans que ta femme et moi entretenons une relation houleuse et c'est aujourd'hui que tu te décides à sortir du silence ?
— Quinze ans de trop ! Tu es priée de quitter la demeure de la femme que tu dénigres depuis tant de temps.
Hébétée, elle ne bouge pas d'un iota et fixe Henne, son sac glisse de son épaule, Lydia le rattrape in extremis par les ances, puis elle prend la direction de la sortie. En passant près de mon époux, elle lui murmure des paroles que je n'entends pas et il lui offre un regard assassin.
Aussitôt la porte fermée, le visage de Henne se défait de sa colère pour laisser place à l'inquiétude. Il se précipite vers moi et me ramène doucement vers le canapé.
— Ça va ? demande-t-il.
— Ce n'est rien, juste une douleur sous les côtes qui se propage jusque dans le dos, l'informé-je, en me penchant en avant pour atténuer le mal.
L'élancement ne passe pas et je n'ai pas envie de reprendre un cachet d'aspirine, maintenant.
— Ce n'est pas rien, Sihane. Je te perds, bredouille-t-il. Le traitement te soulagerait, revois ta position à ce sujet, s'il te plaît. Vis pour moi, mon amour.
— Non ! Je ne veux pas passer mes derniers mois sur Terre à jongler entre traitements, effets secondaires et symptômes liés au cancer.
À genoux devant moi, il baisse la tête et soupire vaincu. Je place mes mains sur ses joues et relève son visage, une larme s'échappe de son beau regard chocolat et s'échoue contre la pulpe de mon doigt.
— Henne, avec ou sans ce traitement, je partirais. Laisse-moi le choix de vivre comme je l'entends. Il tourne légèrement la tête vers la gauche et embrasse la paume de ma main.
— Je ne veux pas que tu me quittes, Sihane. Je ne saurai pas exister dans un monde où la personne que j'aime le plus s'effacera doucement de ma mémoire. Tu m'échappes, Sihane, ton amour, ta tendresse, ta voix, ton odeur, je perds mon chez-moi et je suis impuissant face à tout cela.
Je fonds en larmes de lui faire ce mal involontairement, mais aussi parce qu'il en est de même pour moi. Je passe mes bras autour du cou de mon mari et l'embrasse. Nos chagrins se mélangent, j'ai besoin de lui, de l'avoir contre moi et d'aspirer tout l'amour qu'il me porte. Je rends mes caresses et mon baiser plus pressants, Henne met un terme à notre étreinte et plonge son regard dans le mien.
— Sihane, murmure-t-il.
— J'ai envie de toi tout entier, Henne.
Il se redresse et me tend la main pour me conduire dans notre chambre où nous faisons l'amour dans une tendresse et une douceur exquise, où tous nos sentiments se libèrent. Il m'insuffle toute son affection, toute sa passion, et moi la mienne.
***
Alors que mon mari prépare le dîner, le téléphone sonne, je réponds et la voix de ma belle-mère agresse mon tympan. Elle exige de parler à son fils, et je mets ma main au feu que Lydia est allée pleurnicher chez les parents de Henne. J'approche de mon mari et lui tends le téléphone.
— Qui est-ce ? demande-t-il occupé.
— Ta mère, rétorqué-je, posant ma paume contre le microphone.
Il soupire agacé et déclare :
— Dis-lui que je la rappelle, je n'ai pas le temps.
— Ça ne va pas lui plaire et je vais en prendre pour mon grade.
— Tiens le téléphone à mon oreille, s'il te plaît, je vais le faire.
— Tu peux aussi lui répondre et me laisser finir la préparation du dîner.
— Hors de question, elle peut attendre ! s'exclame-t-il, d'un ton sans réplique.
Je m'exécute et plaque le combiné contre son oreille. Il explique à sa vieille bique de mère qu'il n'est pas disponible pour lui faire la conversation et qu'il la rappellera demain. Je l'entends lever la voix à travers le haut-parleur, mais il s'éloigne et me demande de mettre un terme à leur échange. J'obéis sans rechigner. Je viens de raccrocher au nez de ma belle-mère et je jubile tant ça fait du bien. Un petit sourire se plaque sur mes lèvres et n'échappe pas à mon mari.
— Ça t'a plu ?
— Quoi ? demandé-je, innocemment.
— De couper la conversation de cette manière.
— Tu m'en voudrais, si je répondais, oui ?
Il s'esclaffe et pose les ustensiles de cuisine, pour prendre mon visage entre ses mains et m'embrasser.
— Non ! Et j'ajouterais que c'est plutôt sympa d'envoyer le monde bouler.
— Qui êtes-vous et qu'avez-vous fait de mon époux ?
— Je suis bien ton mari et je me réveille enfin face aux attaques que tu subis depuis trop longtemps. Pardonne-moi de ne pas avoir réagi plus tôt.
Je souris et lui vole un baiser.
— Ce n'est pas dans ta nature d'envoyer paître les gens, et je ne t'en veux pas.
— Et bien moi, si ! Quel genre d'homme laisse sa femme se faire persécuter en restant passif ?
— Celui que la critique n'atteint pas ? souris-je pour tenter de le rassurer.
— Mon adorable, Sihane. C'est moi qui devrais être ton roc et tu trouves encore le moyen de demeurer le mien. D'où te vient toute cette force ?
— De l'homme que j'aime, de l'admiration et du respect qu'il m'inspire, bien sûr.
Ses bras s'enroulent autour de moi, mon visage se retrouve écrasé contre son torse qui m'étouffe. Je glousse et le force à desserrer son étreinte.
— Je t'aime tellement , déclare-t-il en embrassant le haut de mon crâne.
— Moi aussi, mais je crois que ta poêlée est en train de brûler.
— Merde !
Il m'abandonne et reprend sa place de chef cuisinier sous mon ricanement.
— Non, c'est bon ! Va t'installer à table, j'arrive, m'ordonne-t-il.
Quelques minutes plus tard, il me rejoint avec une chakchouka qui sent divinement bon et qui m'ouvre l'appétit, alors que ça fait quatre jours que ce dernier est aux abonnés absents. Nous mangeons dans une ambiance détendue, je savoure ce moment autant que possible, en espérant ne pas être malade cette nuit.
À la fin du repas, Henne m'enjoint à l'attendre sur le divan pendant qu'il range la cuisine. C'est alors que ses parents débarquent et que sa mère pénètre chez nous sans y être invitée. Alarmée par le boucan qu'elle fait, je rejoins la pièce à vivre, la mine sévère, elle analyse la scène qui se déroule devant elle. Soit, moi, la fainéante dans le salon, tandis que son fils entretient la maison. Son regard récriminateur se pose immédiatement sur moi, quant à son mari, il la suit comme un toutou à sa mémère.
— Je t'en prie, fais comme chez toi ! cingle mon mari.
— Je ne serais pas là, si tu avais pris mon appel et si elle ne m'avait pas raccroché au nez.
— Je t'ai répondu et c'est moi qui lui ai dit de couper la conversation. Où est le problème ?
— Le problème, c'est que tu n'es plus le même, mon fils. Lydia ne te reconnait plus, elle m'a informée de ton absence au bureau ce qui n'est pas acceptable, de plus ça ne te ressemble pas.
— Il a donc fallu qu'elle vienne se plaindre.
— Pas du tout ! Elle s'inquiète pour toi et force est de constater qu'elle a raison.
Henne ricane et secoue la tête.
— Elle ne se préoccupe pas de ce qu'il peut me tracasser, ou de ce qu'il se passe dans ma vie. Elle n'accepte tout simplement pas que je l'aie mise dehors, mais entre nous, mère, je m'en contrefiche. Elle n'a pas à débarquer ici, tout comme vous d'ailleurs, pour manquer de respect à ma femme.
— Et que se passe-t-il pour que tu désertes ton poste ? Aux dernières nouvelles, et pour mon plus grand bonheur, ton mariage battait de l'aile, et te voilà qui passes un mois enfermé chez toi avec elle.
— Pardon ? m'indigné-je.
La mère de Henne me fixe sévèrement.
— Qu'ai-je donc fait pour attiser tout votre mépris, Annie ?
— Tu n'appartiens pas à notre monde et tu n'es pas digne de mon fils. Il a fallu qu'il s'entiche de toi, la fille pauvre et sans intérêt, et tu en as profité pour planter profondément tes serres. Il est un bon parti, tu coules des jours heureux en vivant à nos crochets, crache-t-elle sans jamais reprendre sa respiration.
Si elle savait ce qu'il en est, elle se réjouirait de mon cancer cette harpie.
— Arrête ça ! gronde son fils.
— Annie, chérie, calme-toi, tu es écarlate, intervient Philippe, le père de Henne, en prenant sa femme par le bras.
— Fiche-moi la paix, Phil, se dégage-t-elle violemment. Arrêter quoi, mon fils ? Ça fait quinze ans qu'elle t'éloigne de ta trajectoire et de ton destin avec une personne bien meilleure qu'elle.
— Tu parles de ma femme ! rugit Henne.
Son regard assassin ne lâche pas sa mère, ses poings sont si serrés que les jointures de ses doigts en sont blanchies, et la veine de son cou ressort sous l'assaut de la colère, qui émane de lui et occupe tout l'espace.
— Henne ! l'appelé-je.
Il porte son attention sur moi, ses yeux sont voilés par les larmes et il déclare :
— Je ne laisserai plus personne te rabaisser et se montrer irrévérencieux envers toi. Il est temps que je raye de ma vie tous ceux qui t'ont fait souffrir.
— Ne fais pas cette erreur, sangloté-je. Tu le regretteras après tout ça.
Une première goutte de son chagrin s'échappe et il rétorque :
— Ne réduis pas la situation à juste « ça », c'est infiniment plus. Nous savons tous les deux qu'ils jubileraient sans honte, s'ils étaient au courant, et je ne veux pas de ce genre d'individus près de nous.
Je ne réponds pas, ses mots font écho à mes pensées, il a entièrement raison.
— De quoi parles-tu, Henne ? Qu'est-ce que tout ce cirque signifie ? beugle sa mère.
— Eh bien, que je ne veux plus de vous et de Lydia dans ma vie. Sortez de chez nous et ne revenez plus jamais, déclare mon mari avec calme et fermeté.
— Que racontes-tu ?
— Dehors, maintenant ! s'exclame-t-il en menant ses parents à la porte.
Son père obtempère sans moufter, de toute façon, il ne dit jamais rien. Cet homme est une énigme pour moi. Au sein de son travail, il était ce que l'on appelle un requin, mais une fois l'entrée de sa maison passée, il s'effaçait et Annie possédait les pleins pouvoirs. Philippe, l'homme d'affaires intraitable n'existait plus, alors maintenant qu'il est à la retraite et qu'il a cédé les rênes de son entreprise à son fils, il est quasiment devenu invisible. Sans ses sacrifices, la richesse de sa famille serait au même point que la mienne. Le père de Henne ne s'est jamais montré désobligeant, mais il n'a jamais pris ma défense non plus, ce qui fait que je ne connais pas sa position concernant les accusations de sa femme.
Annie s'égosille, mécontente du traitement que lui inflige son fils, et bien évidemment, elle porte son courroux sur ma personne. Henne la flanque dehors en la prévenant de ne pas remettre les pieds ici, puis il ferme la porte à clé, avant de s'avancer dans ma direction en souriant.
— Une bonne chose de faite !
— Je n'en suis pas certaine. Connaissant la ténacité de ta mère, elle ne te laissera pas tranquille tant que tu ne reviendras pas sur ta folle décision.
— Crois-moi, Sihane, elle nous fichera la paix.
— Tu sembles bien sûr de toi.
— J'en fais mon affaire, rétorque-t-il, en m'emmenant dans le salon.
Assis à côté de moi, Henne m'invite à venir me blottir dans ses bras et je ne rechigne pas à m'exécuter.
— J'ai pas mal réfléchi, commence-t-il d'un ton sérieux, mais le choix te revient. Que dirais-tu de partir ?
— Partir ? Où ? Quand ? m'informé-je curieuse.
— Quitter cette vie et t'envoler pour ce pays qui te fait tant rêver ?
— L'Australie ?
Il acquiesce et je reprends :
— Vraiment ? Et ton travail ? Tu es déjà en mauvaise posture en fragilisant tes relations, mais si nous partons, tout cela sera encore pire.
— Nos priorités diffèrent, Sihane. Tu t'inquiètes de mon métier quand j'ai l'argent nécessaire pour vivre une vie sans travailler. Et moi, je veux que ma femme réalise tous ses rêves avant de me quitter.
— Ce n'est pas ce que je fais, chuchoté-je.
— Pas volontairement, mais tu t'en vas. Rédige une bucket list, et accomplissons-la ensemble.
— Et ma famille ? Il faudrait aussi voir avec le docteur si c'est possible, déclaré-je, en me redressant pour lui faire face.
— Appelle-le demain, on sera fixé. S'il donne son aval, on pourrait revenir quelques jours de temps en temps, et nous pourrions aussi rentrer définitivement avant...
— Mon départ, terminé-je, la gorge nouée.
Sa proposition me plaît. Alors certes, en acceptant, je gâche le temps qu'il me reste en compagnie de mes proches, mais le fait de ne pas les voir les préparera peut-être à mon dernier adieu. Partir d'ici, me permet aussi de fuir toute la souffrance que je lis dans les yeux de ma famille et de mes amis.
— D'accord ! m'exclamé-je.
— Organisons un dîner ce week-end avec nos véritables proches pour annoncer nos projets et partons goûter la vie.
J'acquiesce et reviens me positionner comme cet après-midi, la tête sur la cuisse de Henne. Je lui souffle « Je t'aime » et me plonge avec lui dans le film qu'il vient de mettre.