51. Les gibiers

Elle aurait pu paniquer davantage si cette paume n’avait pas irradié ses picotements contre sa bouche, l’informant immédiatement de l’identité de son propriétaire. L’avait-elle entraîné avec elle par inadvertance ? L’écho d’une cavalcade tout alentours, en provenance de l’étage supérieur mais également de la cour, la força à ravaler ses interrogations tandis qu’elle se faisait tirer en arrière, cette main autoritaire toujours contre ses lèvres. Moins d’un instant plus tard, il la poussait dans l’intérieur exigüe et miteux du petit placard sous l’escalier en colimaçon. Aujourd’hui il faisait office de petite souillarde, mais hier ? Hier quand, d’ailleurs ? 

Dans la lueur blanchâtre de la lampe torche du portable que le danseur tenait à la main, Astrée jeta un regard circulaire. Le cagibi mansardé contenait victuailles et denrées d’une autre époque. Une époque bien plus reculée que ce qu’Astrée avait espéré en émergeant de son bond dans le temps. Par delà la petite porte en bois que Syssoï avait rabattu sur eux, si l’écho des voix était ceux de Beynac, il existait peu de chances qu’elle n’ait jamais connu cette famille-là. 

D’un index contre ses propres lèvres, le Russe l’invita au silence le plus total. Astrée hocha de la tête frénétiquement, et enfin il ôta sa paume de la bouche féminine. Courbé en deux du fait de sa haute stature qu’il ne pouvait étirer complètement, il n’avait d’yeux que pour cette porte close derrière laquelle on cherchait l’origine du cri qui avait ébranlé la maisonnée. Le français que l’on s’échangeait aurait scandalisé l’Académie et horrifié les aficionados du Bescherelle, mais étrangement Astrée n’avait pas le moindre besoin de traduction. Une demi-douzaine d’hommes prenaient leurs ordres auprès de celui qui semblait être le maître de ces lieux. Ils avaient fouillé l’intégralité du rez-de-chaussé, et n’en finissaient plus d’arpenter la grande cuisine. Astrée percevait la lueur de leur torche grignoter la dalle à leurs pieds par le léger jour laissé par la porte trop courte. 

Elle les entendit grimper les marches grinçantes de l’escalier de la tourelle au-dessus de leur tête. Si elle avait eu à opter pour un refuge, elle aurait choisi cette dernière, justement. Et cela aurait été un très mauvais choix. La petite pièce circulaire qu’elle aimait tant venait d’être retournée par des hommes en armes, tandis que personne ne pensait à venir vérifier leur petit placard si évident. Le cœur en arythmie, elle écouta le suzerain agacé renvoyer chacun à son poste et les femmes à leur couche. Demeuré seul dans la cuisine, le seigneur arpenta les dalles boueuses encore un moment, psalmodia dans sa langue d’Oc, moucha les bougies qu’on avait allumées à la hâte, puis s’échappa par la grande arche en direction de l’étage supérieur. 

Les deux intrus retinrent leur respiration encore quelques minutes supplémentaires, et finalement rassurée, Astrée s’autorisa à relâcher tout l’air de ses poumons. 

— Je crois qu’on peut exclure la théorie selon laquelle je suis envoyée là où j’ai besoin d’être, chuchota-t-elle dans une piètre tentative de rompre de force la tension ambiante. 

— Sauf si un tête à tête avec du gibier mort te semblait impérieux.

Sa voix était presque aussi froide que l’éclat de son portable qu’il avait abandonné sur une étagère et qui éclaboussait le plafond en pente. Dans ce contre-jour ses traits paraissaient plus ciselés que d’ordinaire, et son regard plus sévère encore. 

— Comment as-tu atterri ici ? lui demanda-t-elle même si elle se savait en être la cause.

La réponse sembla tellement évidente au Russe qu’il ne prit même pas la peine de la lui fournir. Ce n’était pas la première fois qu’elle l’entraînait dans un de ses bonds. Il lui suffisait d’un contact physique pour transporter un tiers à ses côtés. Syssoï avait cherché à l’apaiser en arrimant sa main contre sa cuisse durant les explications de Jeanne, et il y gagnait un voyage gratis et impromptu vers un autre siècle. 

— Je suis désolée, réagit-elle finalement. Je ne sais pas comment arrêter ça. Je ne sais pas comment ni pourquoi ça se produit. 

Elle aurait préféré que sa théorie soit avérée, qu’elle puisse se dédouaner de ces bonds et les imputer à une force obscure qui l’envoyait vers une époque et un lieu où elle avait besoin d’être. La jeune femme n’avait pas la main sur ce qui lui arrivait. Elle ne savait même pas comment repartir d’ici. Et s’ils s’y retrouvaient coincés à jamais ? 

— Tu dois reprendre le contrôle de tes émotions, lui affirma-t-il en capturant le visage féminin entre ses mains en coupe. C’est lorsque tu te laisses déborder que tu finis par prendre la fuite dans une autre réalité. 

— Je ne fuis pas ! se vexa-t-elle immédiatement. Les Beynac ne fuient jamais. 

— Et tu n’es pas véritablement une Beynac, rétorqua-t-il en resserrant sa prise autour de ses joues. Tu ne fais que fuir depuis des mois, peut-être même des siècles ? Il te faut affronter les choses, à commencer par ce qu’il ressort des bribes d’informations soutirées à Jeanne. Tu n’es pas une Beynac. Tu existais avant eux. Tu ne fais que te servir de ces lignées pour renaître indéfiniment.

Astrée secoua la tête furieusement. C’était absurde. Ca l’était tellement que s’ils ne s’étaient pas trouvé en terrain et époque hostiles, elle se serait empressée de s’éjecter hors de ce cagibi afin de s’éloigner le plus vite et le plus loin possible de ce discours aberrant. Si elle en avait eu la possibilité, elle aurait pris… la fuite. Réalisant qu’il avait raison sur ce point, elle s’interrogea sur le reste.

— C’est insensé, marmonna-t-elle enfin.

— Plus que le fait d’être actuellement coincée au XIV ou XVème siècle ? 

Il marquait un point. Seulement, ces bonds dans le temps, elle les vivait, elle les expérimentait elle-même, ils étaient réels. Tandis que les légendes de Jeanne…

— Et si je ne parviens pas à nous faire revenir ? C’est pas comme si j’avais un mode d’emploi. Je sais pas quoi faire.

— Il suffit que tu te détendes, lui affirma-t-il comme s’il avait été en possession du manuel. Reprends le contrôle. 

Il la guidait d’une voix douce au timbre chaud. Ses pouces décrivaient de lentes spirales contre les pommettes féminines toujours captives de ses paumes. Astrée cessa de lutter et laissa ses paupières se clore et ses nerfs se relâcher. 

— Tout ira bien, Jeanne finira par se confier et ton frère par se calmer… poursuivait-il lentement.

Pâris… Ne l’avait-elle pas fui, lui aussi ? Se taire de la sorte, ne strictement rien lui confier, toujours remettre à plus tard les informations à lui partager, n’était-ce pas une forme de fuite ? Qu’avait-elle craint, au juste, en renonçant à s’en ouvrir à son propre frère ? 

— Mais si je ne suis pas vraiment une Beynac, alors il se peut que Pâris ne soit même pas mon vrai frère ? réalisa-t-elle brusquement en rouvrant les yeux sur un Russe atterré.

— Astrée, soupira-t-il de frustration. Arrête de penser !

— Impossible.

Par le passé elle s’était essayée au yoga, et même à la méditation. Mais la simple injonction de faire le vide dans son esprit lui avait semblé tellement sotte et incohérente qu’elle avait relégué ces pratiques au rayon des absurdités. Le cerveau d’Astrée ne connaissait pas l’arrêt, même temporairement, même pour son propre bien. Il était sans cesse en ébullition, passant d’une pensée à une autre, souvent de manière totalement contre-productive et parfois autodestructrice. Il n’avait pas de bouton « off », ou tout du moins Astrée ne l’avait-elle jamais trouvé.

— Tu joues avec les lignes du temps, Pâris avec celles de l’espace, reprit Syssoï avec une patience insoupçonnée. C’est suffisamment complémentaire pour me laisser à penser que vous êtes frère et soeur depuis l’origine des choses. 

Rassérénée, Astrée hocha la tête et consentit à refermer les yeux. Elle interdit l’accès à son esprit aux questions sans réponse, et tenta de se focaliser sur les pensées agréables. Elle les fit défiler sur l’intérieur de ses paupières closes comme les diapositives de son enfance. Les baisers de bonne nuit de sa mère si tendre, le rire sonore de son père se répercutant contre chaque poutre du salon, les minutes volées à la nuit lorsque, avec Pâris, ils faisaient semblant de s’endormir sur le canapé du salon pour suivre d’un oeil discret la fin du film bien après l’heure officielle du coucher, le ronron de Tregull, son chat, lorsqu’il venait se lover contre son flanc les soirs d’hivers, et puis lui. Lui. Sa peau contre la sienne, son regard d’adoration qu’elle surprenait parfois posé sur elle, ses mains, sa voix, son odeur, ses bras… Et brusquement elle s’agita.

— Quoi ? l’interrogea-t-il avec cette impatience qui s’exfiltrait de son timbre. C’est quoi cette fois ?

— C’est toi.

— Eh bien quoi ? Je ne suis pas ton frère, si c’est là ton interrogation.

Elle ne s’était jamais posé la question, mais désormais qu’il l’évoquait… Se pouvait-il que ? Non. Absolument pas. Astrée chassa cette dérangeante pensée de son esprit, et reprit cet air sévère qu’elle dirigeait vers lui. 

— C’était qui cette fille que tu embrassais à Garnier ? 

Dans un premier temps, le danseur accusa un mouvement de surprise comme s’il ne voyait absolument pas à quel épisode Astrée se référait. Cette dernière pouvait suivre sur ses traits l’évolution de sa réflexion. D’abord l’étonnement puis la compréhension, et pour finir… un ricanement ? Discret mais néanmoins bien présent, ce petit rire faisait l’effet d’un coup de massue à la jeune femme. Il avait de la chance qu’ils se trouvent toujours dans ce placard médiéval, sinon elle aurait claqué la porte, piquée au vif. 

— Ça te fait rire ? J’peux pas me détendre parce qu’à chaque fois que je ferme les yeux je te revois manger la bouche de cette… cette…

— Toi, la coupa-t-il avant que l’insulte ne fuse. C’était toi, Astrée.

Il se payait sa tête ? C’était un canular, n’est-ce pas ? Elle n’était pas réellement coincée dans une autre époque, d’ailleurs rien de tout ceci n’était réel, elle n’avait jamais joué avec le temps, ni été l’instigatrice de diverses incarnations, tout ceci n’était qu’un coup monté fomenté par tout le monde pour se moquer d’elle ? A quel moment pouvait-il envisager qu’elle allait avaler ça ? Elle avait observé la scène, en aucun cas elle ne l’avait vécu. Perdait-il la tête ?

— C’était une autre toi, mais c’était définitivement toi, reprit-il face à la boule de rage qu’il observait se former sous ses yeux. Et puis je ne l’ai pas embrassée, c’est ton autre toi qui m’a embrassé. 

— C’est l’excuse la plus minable que j’ai jamais entendue. J’étais là, je te rappelle, je vous ai vu. Tu m’expliques comment je peux être deux fois dans un même endroit ?

— Tu étais bien deux fois avec ta mère, tout à l’heure. Une première toi dans son ventre, et la deuxième en version adulte, rétorqua-t-il en se délestant totalement de son amusement.

Astrée venait d’arracher les mains masculines de son visage et rien dans son attitude n’inspirait plus la moquerie, même la plus douce d’entre elles. 

— Je m’en souviendrai, accusa-t-elle.

— Comment le pourrais-tu si ça n’a pas encore eu lieu pour toi ? soupirait-il de frustration. Utilise ton puissant cerveau pour autre chose que douter de toi, par pitié. 

Où voulait-il en venir ? Elle ne doutait pas d’elle mais de lui. A moins que douter de lui ne revienne en réalité qu’à douter d’elle-même ? Est-ce qu’elle l’envisageait si régulièrement avec d’autres qu’elle parce qu’elle ne parvenait à se résoudre qu’il puisse simplement se contenter de sa petite personne ? Souffrait-elle d’une si piètre opinion d’elle-même ? Probablement. Cependant, l’explication qu’il lui servait était des plus compliquées à intégrer. Une deuxième elle qui aurait bondi dans le temps en plein Palais Garnier ? Pour cela, il aurait fallu qu’elle s’y trouve dans sa propre temporalité puisqu’elle ne modifiait que le temps et non l’espace. Pourquoi l’Astrée du futur aurait-elle été dans la zone non publique de cet Opéra ? A moins qu’elle n’y soit allée dans le but de se matérialiser à cet endroit quelques instants avant que l’Astrée du passé ne se fasse enlever ? Avait-elle cherché à empêcher que cela ne se produise ? L’expérience n’aurait pas été une franche réussite en ce cas. 

— Qu’est-ce qu’elle t’a dit ? interrogea-t-elle finalement au grand soulagement du danseur.

— Elle s’est montrée rapide et précise. Elle m’a affirmé que je ne te rattraperai pas en m’élançant à ta poursuite et que quoiqu’il arrive tu serais enlevée par Pierre en pleine rue. Elle m’a indiqué l’endroit où me rendre pour trouver ton frère et celui où Pierre te conduisait.

C’était donc ainsi qu’il avait pu n’arriver que très peu de temps après Pierre et elle à Beynac. Astrée ne s’était même pas posée la question du comment de sa rapidité d’intervention. Trop de choses s’étaient enchaînées. Trop d’émotions s’étaient succédées. Éventuellement cette interrogation aurait achevée de se présenter à son esprit. Mais bien plus tard. 

— Pourquoi tu l’as embrassée ?

Aussi idiote et superficielle que soit cette entêtante mélopée, Astrée ne parvenait à s’ôter ce baiser de la mémoire. Il y avait plus urgent, plus important, et pourtant elle ne pensait plus qu’à cela. Aux confins de l'œil du cyclone, cette interrogation terre à terre l’a rassurait, lui offrait un peu de cette normalité qui manquait cruellement partout ailleurs. 

— Astrée, rugit-il à voix basse. C’était toi, bon sang ! Tu viens, tu m’embrasses, évidemment que je me laisse faire. 

Un léger sourire en biais étira le coin des lèvres de la jeune femme. Cela ne résoudrait rien, mais cette satisfaction éphémère avait le mérite d’exister.

— Si elle était là pour te prévenir de cet enlèvement, il fallait qu’elle sache exactement dans quelle temporalité se rendre.

— Peut-être que dans le futur tu sais mieux contrôler ce phénomène, répondit-il à cette question qu’elle ne formulait pas encore. 

— Et si elle t’a embrassé… 

L’homme grogna, ce qui rappela à Astrée leur première ébauche de relation lorsqu’elle n’était qu’agacement et frustration à ses yeux.

— Non, non, laisse-moi finir, reprit-elle. Si je devais te croiser lors d’un bond dans le temps, je n’irais pas embrasser cette version antérieure de toi. Surtout si j’y suis dans un but très précis. A moins que…

Pensive, elle n’osait formuler à voix haute la finalité de son raisonnement. C’était une chose de l’envisager, mais le dire rendrait le tout trop concret.

— … je ne sois mort ? termina-t-il à sa place. Oui, c’est vraisemblable. 

Contrairement à l’impassibilité affichée par le danseur, Astrée s’affola au point qu’il ramena ses mains contre ses joues pour lui encadrer le visage et la maintenir en place dans ce capharnaüm exigu. Si elle ne disait mot, son regard parlait à sa place.

— Mais si elle est venue pour m’offrir la possibilité d’intervenir c’est probablement que cela n’avait pas été le cas pour elle par le passé, poursuivait-il en forçant un sourire qui se voulait rassurant. J’ai peut-être déjà changé les choses en me rendant à Beynac. 

Non, s’il n'était pas intervenu, c’était elle qui serait morte, pas lui. En l’absence de Syssoï, Pierre aurait alors eu tout le loisir de mettre son plan à exécution, et à l’heure actuelle elle se trouverait partiellement démembrée après un plongeon jusqu’au pied de la falaise. Le Russe n’avait jamais été en danger en demeurant à Paris. Par contre, il avait mis sa vie en danger en tentant de neutraliser son ravisseur. C’est ce qu’elle était sur le point de lui rétorquer lorsqu’un détail de l’équation lui sauta à la gorge. Si elle avait été destinée à mourir ce soir entre les mains de Pierre, alors il lui était impossible d’apparaître plus tard à l’Opéra pour prévenir Syssoï. Est-ce à dire que même sans l’intervention du danseur elle aurait survécu à cette nuit ? Comment ?

— Jeanne, répondit Syssoï à ses interrogations mutiques.

— Cesse de lire dans ma tête ! dénonça-t-elle.

Elle plaqua ses propres mains contre ses oreilles comme s’il s’agissait là de l’évident accès par lequel le Russe entrait dans son esprit.

— Tu as conscience d’être si expressive que n’importe qui peut observer ton cerveau fonctionner ? Littéralement. 

Sans vouloir lui donner raison, elle leva les yeux au ciel en signe d’incrédulité face à tant d’inepties. Cependant, si Syssoï en arrivait à la même conclusion qu’elle, c’est bien qu’elle devait être sur la bonne piste. Elle aurait donc survécu à cette nuit, probablement aidée en grande partie par la vieille postière du village en lieu et place du danseur. Ainsi donc elle pouvait avoir un véritable impact sur les évènements via ses bonds dans le temps. Dans ce cas, pourquoi se réincarner de la sorte ? Quel que soit le but à atteindre, ne pouvait-elle pas y parvenir en une seule et unique vie lorsqu’elle avait la capacité de revenir sans cesse dans le passé pour corriger ses erreurs et établir une nouvelle trajectoire ? 

— Le sang fort, énonça Syssoï dont les cogitations semblaient plus rapides que celles d’Astrée. Jeanne a parlé d’une configuration inédite via deux lignées croisées. C’est peut-être la première vie dans laquelle tu seras capable de ce genre de choses. 

— Jeanne en sait bien plus qu’elle ne le prétend, réfléchit-elle à voix haute. Il faut qu’on parvienne à lui tirer les vers du nez.

— Pour cela, encore faudrait-il être dans le bon siècle. 

Portée par ses réflexions, Astrée en avait presque oublié où et surtout quand ils se trouvaient. Les bras ballants, elle jeta un coup d'œil autour d’elle. Oui, il était plus que temps de quitter ces gibiers et cette odeur écoeurante qui lui saturait les poumons. Comme un sportif en plein échauffement, elle agita ses membres, étira ses poignets et son cou, avant de s’affranchir de quelques inspirations qui n’eurent d’autre effet que de lui coller la nausée.

— C’est bon, je suis prête, annonça-t-elle. Détends-moi !

L’ordre sembla amuser le danseur malgré son sourcil soulevé pour l’occasion. Et sans lui laisser le temps de la réflexion, comme s’il redoutait que son cerveau se remette en mouvement et retarde d’autant leur départ, il accrocha sa nuque et ses lèvres. 

La surprise fit chanceler la jeune femme. Un déséquilibre bien vite annihilé par la poigne ferme du danseur qui la ramena tout contre lui. Trop tard. Le mouvement venait de provoquer la chute d’objets dans le dos d’Astrée. Pourtant, il lui semblait être suffisamment éloignée du mur. Un mur vide de tout. Qu’avait-elle fait tomber, alors, qui provoquait un tel vacarme ? On se serait cru dans Domino Day, les chutes n’en finissaient plus à leurs pieds, entraînant toujours plus de bruit ruinant tout espoir de discrétion. Alors la petite porte s’ouvrit dans un grincement sinistre. Ils étaient faits.

— Ça va, on ne vous dérange pas trop ?

La voix de Pâris rassura immédiatement Astrée. Elle s’était figée dès la première chute, ses lèvres contre celles du Russe et les paupières serrées. Elle ne voulait pas voir la mort venir. Ce ne fut qu’en entendant son frère qu’elle s’autorisa à entrouvrir un œil et à se décrocher du baiser. Sur le sol, des cartons renversés dégueulaient leur contenu. Des ustensiles de cuisine. Des verres et des assiettes désormais brisés. Oups ?

Sans laisser le temps à son frère de lancer les hostilités, Astrée enjamba rapidement et gracieusement l’amas d’éclats de porcelaine et de cristal pour s’en retourner au coeur de l’action. Un cœur de l’action privé de toute frénésie puisque le duo de petits vieux n’avait pas bougé de leur table où, en silence, ils savouraient calmement leur tasse de thé. 

— Maintenant, il va falloir tout nous dire, Jeanne !

La jeune femme venait de se planter face à cette dernière, et avait fait claquer son poing si fort sur la table que la vieille femme en recracha un peu de son breuvage. 

— J’t’ai d’ja tout dit, Gamine. Le vieux d’votre vieux m’a raconté la légende, puis j’ai reçu une visite qui m’a confirmé c’que j’savais déjà, qu’la légende n’était pas juste une légende, et qu’j’allais en être témoin d’mon vivant. A partir d’là, j’savais que t’allais pointer l’bout d’ton naseau et que j’devais t’aider et t’protéger. 

— Pourquoi moi ?

Astrée ne perdait pas de sa détermination et persévérait à afficher l’air du méchant flic qu’elle avait mainte fois observé durant les interrogatoires musclés d'œuvres fictionnelles. 

— T’as d’autres questions couillonnes comme ça ? T’es la seule pisseuse chez les Beynac, gouyate, j’avais pas trop d’risques de m’tromper sur la personne, hein.

En effet. La postière marquait un point, mais Astrée n’avait pas dit son dernier mot. 

— Et pourquoi toi ? Est-ce que techniquement il ne valait pas mieux confier cette mission à un Beynac plutôt qu’à une étrangère à la lignée.

Jeanne, tragédienne, plaqua ses deux mains contre son sein gauche comme si Astrée venait d’y enfoncer une épée. Mais cette dernière, trop habituée, ne se laissa ni impressionner, ni culpabiliser et ne nuança pas d’un pouce le regard accusateur qu’elle destinait à la postière.

— Une étrangère, s’étranglait Jeanne.

— Parce qu’elle est un peu une Beynac, annonça le Père Jean très calmement.

— Tais-toi ! tonna sa sœur en lui octroyant un regard de menaces.

— Enfin, elle et moi, poursuivait-il malgré tout sans même lui prêter la moindre attention. Et ses enfants, et ses petits-enfants…

— Quoi ? explosèrent d’incrédulité Pâris et Astrée simultanément.

— Y a prescription, Jeannette. Je ne vois pas pourquoi on devrait encore protéger l’honneur d’un vieux qu’a cassé sa pipe depuis bien longtemps, se défendit-il auprès d’une Jeanne dont le courroux ne faisant que s’étendre au travers de la pièce. Le grand-père de votre grand-père, s’il confiait tout ça à Jeanne c’était pas sans raison, c’est parce qu’il savait très bien que la légende s’appliquait à elle aussi, vu que notre mère était sa fille.

— Quoi ? répétèrent les deux Beynac toujours plus incrédule.

— Oh, pas officiellement évidemment. Voyez, notre grand-mère et le grand-père de votre grand-père, ils étaient très amoureux. Il a même voulu l’épouser. Sauf que notre grand-mère c’était pas vraiment l’standing qu’on espérait pour un fils Beynac, alors le vieux a vite été refroidi dans ses ardeurs par ses parents. C’est à ce moment-là qu’il a été forcé à se marier avec la grand-mère de votre grand-père. 

D’un mouvement de main, Astrée interrompit la diatribe du vieil homme d’église. 

— Pourrait-on les nommer par leur prénom ? supplia-t-elle en sentant poindre un nouveau début de migraine.

— La Marie, not’ grand-mère, elle était déjà grosse de plusieurs mois. Le mal était fait. Elle a eu une fille, not’ maman, Christiane. Le vieux, Eugène, il la surveillait de près parce qu’il connaissait la légende et que comme c’était sa seule fille, il se disait que peut-être… Mais non, elle était affreusement normale, notre maman. Et elle n’a jamais rien su. Eugène, il a eu un fils légitime, Anselme, et ce fils a eu un seul fils à son tour : vot’ grand père Paul. Ce qui fait que du vivant du vieil Eugène, la seule descendante féminine c’était Jeannette, la fille de sa fille illégitime. 

Jeanne était donc la cousine au premier degré de leur propre grand-père ? Ce qui faisait d’elle la grand-tante d’Astrée. Et Rose et Jules, les petits-enfants de Jeanne étaient donc leurs petits-cousins ? Brusquement, tout ceci ressemblait un peu trop à une telenovela aux yeux de la jeune femme qui demeurait sonnée par ces dernières informations. Si bien que ce fut Pâris qui reprit l’interrogatoire qu’elle avait laissé en plan. 

— Mais comment vous avez su ? Si même votre mère l’ignorait, comment l’avez-vous découvert ? demanda-t-il. 

— Oh, trois fois rien, votre grand-père a juste voulu s’marier avec Jeanne.

— Jean ! hurla ladite Jeanne si puissamment que même Syssoï en sursauta. Dieu m’en est témoin, j’vais t’arracher c’te langue trop pendue, bourrique !

Armée de sa petite cuillère, elle ne donnait pas l’impression de menace en l’air. C’est alors que la lourde porte d’entrée claqua contre son chambranle, et qu’une tête hirsute et blonde comme les blés émergea de l’arche donnant sur la cuisine.

— Qu’est-ce que j’ai raté ? demanda un Benjamin essoufflé.

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Notsil
Posté le 06/09/2021
Mouahaha !

Un rencart romantique dans un placard poussiéreux quelques siècles plus tôt, faut avouer que c'est original :)

J'ai beaucoup aimé leur tête à tête, Astrée "en fuite / perdue" et Syssoï, plutôt calme, à part sur le malentendu du baiser :p

Le retour dans le présent vaut le détour aussi, Pâris a l'air un peu plus zen sur Syssoï ^^

L'apparition de Benjamin à la fin... il va avoir droit à un résumé rapide, je crois.

Ne va pas me tuer Syssoï maintenant, hein ! J'espère qu'ils vont le modifier à leur aide, le futur. Et Astrée, "au pire", elle ne peut pas revenir dans le passé changer le futur ? Ou alors elle l'a déjà fait en vain plusieurs fois ?
Parce qu'ils causent, ils causent... mais le Pierre, il fait quoi ? Il a eu le temps de reprendre ses esprits, je pense, et puis le temps passe et les renforts ne vont pas tarder non plus... ils sont quoi, 6, contre on ne sait pas encore combien ? Avec des pouvoirs possiblement ?
Je vais croiser les doigts :p
OphelieDlc
Posté le 25/09/2021
J'avais zappé ce commentaire. Je m'en excuse platement.
Comment ai-je fais ? Le surmenage, dirons-nous haha.
Notsil
Posté le 25/09/2021
Oh t'inquiète, j'ai bien zappé un chapitre à un moment :p On va dire que c'est un juste retour des choses ^^
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