Penchée sur les vieilles tommettes inégales, une pelle et une balayette à la main, Astrée entreprenait de nettoyer le cagibi du bazar qu’elle y avait laissé.
— Je ne comprends pas pourquoi tu ne m’as rien dit, pourquoi tu ne m’as pas prévenu, psalmodiait-elle en se redressant.
Au sein de la grande cuisine vide, la jeune femme gardait un oeil sur les débris en équilibre précaire sur sa pelle, tandis qu’elle tentait de rejoindre la poubelle. Quelques instants plus tôt, Jeanne avait mis tout le monde à la porte, envoyant les garçons terminer leur résumé des faits à un Benjamin bien trop sonore dans ses réactions. Les bribes de migraine qui ne quittaient pas le cerveau d’Astrée en furent reconnaissants à la vieille dame.
— Ca fait partie des consignes, Gamine. Tu dois t’souvenir par toi-même.
Depuis son évier où elle entreprenait de faire toute la vaisselle tant elle était incapable de demeurer inactive, Jeanne lui répondait d’un ton calme et doux. Rien ne semblait pouvoir l’ébranler. Peut-être était-ce le résultat des nombreuses décennies à baigner dans ces légendes surréalistes, mais cela n’en finissait pas de surprendre Astrée. Cette dernière s’était quelque peu apaisée. Cela dit, elle avait encore toutes les peines du monde à admettre ce qu’elle venait d’entendre et de vivre aujourd’hui.
— Mais les consignes de qui ? Qui est en charge de ce merdier ?
— Langage ! gronda une fois encore la Postière en lui administrant un regard sévère par-dessus son épaule.
Une épaule qui finit par recevoir le torchon humide après que Jeanne eut terminé sa tâche. Les deux mains contre ses hanches généreuses, elle observa sa baronnette armée d’une tendresse teintée de frustration.
— C’est toi qu’a dicté les consignes, ma mignonne, reprit-elle patiemment. Essaye don’ de suivre un peu. C’est toi qu’a passé le pacte, toi qu’a mélangé un peu d’ton sang avec le premier d’la lignée.
Le sang, toujours ce sang qui revenait sans cesse et qu’on évoquait comme s’il s’agissait d’une relique précieuse.
— On a tous hérité d’un peu d’ton sang, mais il n’s’active que pour toi, continuait-elle. Tu comprends ?
Pas le moins du monde. Elle ne comprenait pas l’essence même de cette démarche, ni son fonctionnement. Pourquoi ce pacte ? Et surtout, qu’était-elle avant tout cela ?
— Quel est le but, Jeanne ? Ce ne peut pas être le simple désir de vivre indéfiniment.
La postière sembla réfléchir un instant, pesant le pour et le contre, ou bien cherchait-elle seulement le moyen d’expliquer les choses efficacement à cette gamine qui s’obstinait à ne rien accepter.
— Y avait une fable avec la légende, énonça-t-elle finalement. L’histoire d’un lion et d’une louve qu’on avait interdit d’s’aimer, et qu’avaient dû changer d’forme et d’nature pour venir à bout d’cette malédiction.
Un lion et une louve ? Où avait-elle déjà vu ça ? Cela sonnait familier, comme un souvenir très ancien qui tentait de refaire surface, en vain. C’était comme une évidence, ce mot que l’on connaît par cœur, qui stagne sur la langue sans jamais parvenir à s’extraire correctement. La frustration logea un ongle de pouce entre les lèvres d’Astrée qui, à force de poursuivre ce rappel évanescent, passait totalement à côté de l’essentiel.
— La tourelle ! tonna-t-elle enfin. Sur le fronton au-dessus de la porte, il y a un loup et un lion qui entourent une locution latine.
— Capax infiniti, acquiesça Jeanne. Capable d’infini ou contient l’infini, j’suis plus b’en certaine. C’te tourelle, c’était l’premier lieu de stockage des registres, alors ils l’ont marqué d’vot’ sceau.
— Notre sceau ? A Pâris et moi ?
— Vindiou, c’est vrai qu’le blondinet est dans c’t’affaire aussi, se rappela Jeanne après un moment de flottement. Non, j’parle de vot’ sceau à Syssoï et toi.
Syssoï. C’était la première fois qu’Astrée entendait la vieille femme formuler ce prénom. Elle l’avait toujours affublé de divers surnoms, essentiellement « le prince charmant », ce qui avait eu le don d’horripiler la petite baronne. Désormais, cette dernière comprenait pourquoi : Jeanne était tout simplement incapable de bien prononcer ce prénom. Syssouah, donc. Astrée esquissa un sourire amusé avant de rattraper au vol le flot de ses pensées.
— Si tu n’avais de certitudes que me concernant, pourquoi tu es brusquement sûre que Syssoï fait partie de l’équation ?
Jeanne eut un claquement de langue qui témoignait de tout le bien qu’elle pensait du déni tenace de la jeune femme.
— Non, mais sérieusement, Jeanne. Pâris traverse l’espace, je traverse le temps, Pierre se souvient de toutes ses vies. Et lui ? Rien.
Si la cuisinière ne répondit rien, elle ne resta pas inactive pour autant. Tout en étirant ce frustrant silence, elle parcourut les quelques dalles la séparant de la fenêtre ouverte. Avait-elle besoin de prendre l’air ? L’orage s’était calmé, la pluie ne déferlait plus sur les toits depuis de bien longues minutes, et une brise fraîche chargée d’une humidité salvatrice s’engouffrait à travers les huisseries grandes ouvertes.
— Pierre, c’est une aut’ histoire, répondit finalement Jeanne en revenant sur ses pas. Il est à la fois comme toi, et pas l’moins du monde.
Entre ses mains, un petit pot qu’elle avait ramassé sur le rebord de la fenêtre. Un pot qui avait jadis contenu une plante dont il ne restait plus qu’une tige noueuse et sèche, et un peu de terreau coagulé et craquelé. Un pot miséreux et misérable qu’elle déposa au centre de la longue table dans une tentative de décoration qu’Astrée ne s’expliquait pas. Elle n’avait rien trouvé de plus chaleureux et moins… mort ?
— Mais Michel t’expliquera ça mieux qu’moi, poursuivait-elle. Alors que le tsar, là, y a pas trop d’doute sur l’fait que c’est le lion d’la fable. Ton sang s’est activé à son contact, et même sans ça, c’est gros comme le nez au milieu d’ton museau, c’t’affaire. Eh tatatatata ta ! T’avises don’ pas de m’vendre ta laitue pas fraîche, tu t’jettes sous les roues d’une voiture pour lui sauver les miches, et lui t’fais livrer anonymement des cargaisons d’victuailles, alors qu’vous pouviez pas vous souffrir, soit-disant.
Le colis ? L’huile de truffes, les biscuits à l’anis ? C’était Syssoï ? En même temps, rien que l’huile de truffes aurait pu la mettre sur la piste. Elle avait tellement espéré qu’il s'agissait d’une attention de son père qu’elle avait soigneusement contourné l’évidence. Et qui c’était encore ce Michel ?
— Et j’te parle même pas d’ta vieille bicoque surestimée qu’il rachète comptant sans même s’fendre de discuter l’prix, hein.
Quoi ? Quelle bicoque ? Cette bicoque ? L’offre au prix, c’était lui ? Dans un formidable arrêt sur image dont seules ses paupières se seraient échappées, Astrée bloquait sur cette dernière révélation. La pelle dans une main, la balayette dans l’autre, les lèvres de la statue de sel se mouvèrent à leur tour.
— Syssoï, hurla-t-elle en étirant la dernière syllabe à l’infini.
— Oïe, tu savais pas ? Maudite grande bouche !
*
Le ciel s’était apaisé, mais il flottait toujours dans l’air ces effluves humides de mousse et de terre. Sur le banc en pierre s'entassaient trois hommes tandis que le quatrième demeurait stoïque, engoncé dans son attitude défensive. Syssoï faisait face aux trois autres et, par-delà la fenêtre close, surveillait d’un œil le corps inerte d’un Pierre avachi à l’intérieur de la maison. Ce Pierre. Celui qu’il avait rencontré plusieurs décennies auparavant, celui qui avait été son ami, son seul et unique ami depuis tout ce temps. Comment avait-il pu se laisser berner de la sorte ? Depuis combien de temps se faisait-il manipuler par celui qui avait été présent à chacune des étapes de sa vie ?
— Syssoï ? appela Benjamin en cherchant à récupérer son attention.
Une attention qu’il peina à lui offrir tant il semblait difficile de s’extraire de ces funestes interrogations. Néanmoins, il s’y efforça et, sans quitter son attitude rigide, autorisa ses prunelles à balayer la largeur de son œil, quittant la droite pour se reporter sur la gauche et ce petit trio entassé sur un banc rugueux.
— Tu peux nous dire quoi sur tout ça ? reprit Benjamin après un instant de silence.
— Rien.
Il ne comprenait pas pourquoi on l’avait chassé comme les autres, pourquoi on l’avait assimilé à ce petit groupe d’hommes dont il ignorait tout. Le frère d’Astrée, le cousin d’Astrée et un prêtre. Il n’en savait pas plus. Il n’avait jamais cherché à en savoir plus. Cela ne l’intéressait pas. Rien ne l’intéressait, en réalité. La danse l’avait intéressé, si. Et puis elle. En dehors de cela, tout était d’un ennui mortel. Sans saveur. Alors pourquoi lui imposer ce simulacre de fraternité naissante ? Mais puisque Jeanne ne lui avait pas laissé le choix… Il obéissait toujours à cette vieille femme, sans jamais trop s’expliquer pourquoi. D’un mouvement preste, il tira une cigarette de son paquet, avant de la glisser entre ses lèvres.
— Super discussion, conclut Benjamin dans un sourire crispé avant de se tourner vers le Père Jean. Et vous, mon père ? Je vous croyais convalescent. Vous semblez plutôt en forme.
— Penses-tu, c’était juste l’excuse que servait Jeanne à l’ensemble de ma paroisse pour expliquer mon absence, répondit ce dernier sur un ton des plus désinvoltes. Dès qu’elle a vu débouler la gamine, elle a su qu’c’était pour maintenant. J’avais pour mission de prévenir qui de droit, et ce n'était pas trop compatible avec ma charge.
— Qui de droit ? répéta un Pâris suspicieux.
Mais avant que le Père Jean n’ait l’occasion de répondre, si tant est qu’il en ait eu l’intention, la voix d’Astrée troua la nuit en provenance de la cuisine. La fenêtre ouverte sur cour porta son cri jusqu’au trio qui se figea immédiatement. Les cous s’enfoncèrent dans les épaules, et le silence se fit. Un immobilisme que Syssoï était le seul à ne pas respecter. Très tranquillement, il continuait de tirer sur sa cigarette sans guère se soucier de ce qui venait de se produire.
— Je… je crois qu’elle t’appelle, lui précisa Benjamin comme si son prénom hurlé de la sorte ne représentait pas une évidence en soi.
— Et ? interrogea ce dernier.
Il n’était pas vraiment pressé d’aller la rejoindre, pas après le ton avec lequel elle venait de hurler son prénom. Il ne savait pas réellement de quoi il s’était rendu coupable cette fois, mais il le saurait bien assez tôt. En attendant, il savourait quelques derniers instants de calme.
— Qui de droit ? répéta-t-il alors afin d’inciter les trois autres à reprendre leur conversation.
Une conversation qui peine à redémarrer. Père Jean semblait bien prompt à répondre, mais ni Benjamin, ni Pâris n’étaient réellement attentifs. Les deux jeunes hommes laissaient leur regard osciller entre la porte d’entrée de la gentilhommière plusieurs mètres sur la gauche, et le danseur stoïque. Un premier éclair zébra le ciel, et ce fut au tour de l’homme d’église de se crisper.
— Vous feriez mieux d’y aller, mon garçon, énonça-t-il en scrutant les cieux avec méfiance.
— Soit, soupira le Russe en écrasant sa cigarette contre la semelle de sa chaussure.
La nuit s’éclaira à nouveau un bref instant en même temps que cette voix qui scanda une fois encore son prénom. La dernière syllabe semblait interminable, le timbre imbibé de reproches. Et lorsqu’il passa le seuil à contre-coeur, l’orage était à l’intérieur et l’extérieur de la masure. Spontanément son regard se porta sur Jeanne ratatinée dans un coin. La vieille femme secoua ses bras en l’air comme pour ce dédouaner de cette situation. D’une main, elle ramassa le bas de sa chemise de nuit et le retrouva bien rapidement sous l’arche.
— Tu as acheté ma maison ? hurla Astrée.
Jeanne se figea juste à côté de lui, leva la tête jusqu’à rencontrer son regard, éleva son bras et lui tapota l’épaule avec compassion.
— Salut ! souffla-t-elle d’une toute petite voix avant de disparaître par la porte d’entrée.
Il observa son dos voûté être avalé par cet extérieur où les éclairs se démultipliaient. Traîtresse.
— Réponds-moi ! ordonna Astrée face à son silence.
Il ne répondit pas. Mais son absence de réponse était bien plus parlante que n’importe quelle tentative d’explication.
— Pourquoi ? insista-t-elle tout de même en se calmant à peine.
— Elle a été construite pour nous, se contenta-t-il de rétorquer dans un haussement d’épaules.
Est-ce qu’il imaginait que, de fait, elle était un peu à lui aussi ? Probablement. Mais elle était la propriété des Beynac depuis l’origine, elle avait été passée de génération en génération, et il pensait qu’elle allait brusquement accepter qu’il la possède sans rien dire ? Devait-il la déposséder de cela aussi ?
— Elle est à ma famille ! s’insurgea-t-elle.
— Elle est à vendre, réagit-il calmement.
— Ce n’est pas une raison !
Si, ça l’était. Et le sourcil qu’il haussa au-dessus d’un seul oeil l’informa qu’il le savait aussi bien qu’elle. Oui, elle s’apprêtait à perdre son bien le plus précieux, et oui elle ne le devait qu’à sa désastreuse situation financière. Mais ne voyait-il pas à quel point cela pouvait être humiliant ?
— Je te fais pitié ? demanda-t-elle alors. D’abord tu me fais livrer de la bouffe et après tu rachètes ma maison. Je suis quoi ? Une case jaune de ton Monopoly personnel ?
— Bleue.
— Quoi ?
Surprise, elle cessa de s’agacer pour s’interroger sur sa santé mentale.
— Une case bleue. Les jaunes ne valent pas grand chose. Tu as déjà joué au Monopoly, au moins ?
Certes, la dernière partie d’Astrée remontait à quelques décennies, mais là n’était pas la question.
— Je ne te la vendrais pas de toute façon, décida-t-elle les deux poings sur les hanches.
Elle savait qu’il y avait eu deux offres. Il lui suffisait de découvrir laquelle des deux était celle de Syssoï et accepter l’autre. C’était stupide et elle en avait conscience puisque la gentilhommière se trouverait alors entre les mains de parfaits inconnus, mais sa fierté venait d’être foulée au pied et son cerveau ne fonctionnait plus de manière logique.
— Le compromis est déjà signé, l’informa-t-il.
— Non, c’est faux, je n’ai rien signé.
— Tu n’es pas propriétaire. Ton oncle et ton père ont signé.
Il avait rencontré son père et son oncle ? Il avait…
— Non, se lamenta-t-elle les deux mains dans les cheveux qu’elle semblait vouloir s’arracher de la tête. Non, c’est impossible, c’est… Tu mens ! Il n’y avait que deux offres : un Anglais et un Basque. Zéro Russe.
— Urrutia Mendi ?
Astrée se retourna pour le contempler avec surprise. Oui, c’était ce nom qui figurait sur l’offre au prix. Le patronyme basque qu’elle avait lu, envisagé puis retourné contre la table de la cuisine à Paris pour ne plus avoir à y penser.
— Le nom de ma mère, lui dit-il. Plus facile à utiliser dans ce genre de circonstance que Romanov.
Le soir de la fête du village, lors de leur danse étrange, lorsqu’elle le pensait encore totalement russe, il lui avait confié qu’il était né en France, pas si loin de Beynac. Il était basque ?
— Et tu comptais en faire quoi, au juste ? Ouvrir un gîte de luxe pour tes amis psychopathes ?
Oui, elle évoquait Pierre, et oui c’était d’une particulière et injuste cruauté. Mais elle était en colère sans aucun argument légitime pour l’être, alors elle optait pour la munition la plus facile d’accès. S’il en fut blessé, il n’en montra rien. Impassible, il se contentait de l’observer depuis une certaine distance de sécurité. Il n’avait pas bougé de sous l’arche, tandis qu’elle arpentait avec nervosité la pièce en largeur.
— Le titre de propriété reviendra à Jeanne qui aura la charge de conserver la gentilhommière au sein de la famille Beynac, répondit-il d’un timbre presque mécanique. Je ne l’achète pas pour mon propre usage, je l’achète parce que j’ai les moyens de le faire dans cette vie et que je souhaite que les prochains puissent y avoir accès.
Les prochains ? Quels prochains ? Astrée interrompit ses cent pas et s’immobilisa au centre de la pièce. Il n’avait aucun moyen de savoir que Jeanne était une Beynac avant quelques minutes auparavant, alors lorsqu’il évoquait les prochains, il ne pouvait évoquer que… leurs prochaines incarnations ?
— Alors quoi ? Tu organises déjà la prochaine vie comme si celle-ci ne valait plus rien ? s’emporta-t-elle à nouveau.
— Je n’organise rien si ce n’est le fait que ta maison de famille reste dans ta famille. Je t’aurais bien désignée comme propriétaire mais tu y aurais vu un don. Ce n’est pas un don. Je ne le fais pas pour toi, et encore moins par pitié. Je le fais pour moi.
Cela ne faisait pas le moindre sens. Comment acheter une propriété à plusieurs millions pour ne jamais en profiter soi-même pouvait être dans son intérêt ? Quel bénéfice espérait-il en tirer puisqu’il ne serait pas financier ?
— Si elle n’avait pas été vendue aujourd’hui, elle l’aurait été dans vingt ou trente ans, reprit-il. Cette bâtisse est déjà en indivision entre ton oncle et ton père. Après, elle l’aurait été entre Pâris, tes deux cousins et toi. Et ainsi de suite avec un nombre de propriétaires toujours plus exponentiel. Ta génération ou la suivante l’aurait mise à la vente, c’est indéniable.
Il avait raison. Astrée s’était toujours considérée comme celle qui avait failli. Celle qui faisait défaut à ses ancêtres en bradant un bien qu’ils étaient parvenus à conserver pendant des siècles. Mais en réalité, ce n’était pas sa génération qui vendait la propriété historique, c’était la précédente. Et, en effet, ce n’avait été qu’une question de temps à partir de l’instant où son grand-père avait rompu avec la tradition de ne la léguer qu’à l’aîné. Paul de Beynac avait pensé bien faire en ne privilégiant aucun de ses deux fils au profit de l’autre. Mais c’était une vision très moderne. Jusqu’alors, seul le Baron héritait du domaine, et les cadets se contentaient des miettes. C’était injuste, mais cela limitait le risque de perdre son bien au détour d’une querelle entre héritiers. Astrée n’était pas responsable de cette vente. Paul de Beynac l’était. En divisant le bien en deux, il avait engendré la situation dans laquelle ils étaient… ou seraient… ou auraient pu être si Syssoï n’était pas intervenu pour remettre la gentilhommière entre une seule paire de mains. Celle de Jeanne.
— Pourquoi Jeanne ?
— Tu vois quelqu’un d’autre de plus attaché à ce lieu que toi ?
Non, il avait encore raison sur ce point. Ainsi, rien de tout ceci n’avait été motivé par de la pitié ? Syssoï avait réfléchi à tellement de choses, avait anticipé les réactions et actions logiques de plusieurs générations de Beynac là où elle n’avait été capable que de pleurnicher sur son pauvre sort d’héritière démunie. Avait-elle été à ce point aveuglée de nombrilisme ? Apaisée et quelque peu repentante, elle calma la tempête sous son crâne. Elle lui reprocherait plus tard son silence et ses secrets, là où il aurait été plus simple de lui expliquer ses projets, mais pour l’instant elle voulait juste savourer le soulagement de savoir ces murs encore un peu à elle. Son regard s’attarda sur l’immense foyer de pierres où la suie des nombreux festins qu’on y avait fait cuire témoignait du caractère historique de cette cuisine. Elle repensa aux gibiers de son bond dans le temps, et leva les yeux vers cette poutre dont émergeaient quelques énormes clous oxydés. Elle repensa à sa tourelle et son fronton gravé de ce que Jeanne avait désigné comme leur sceau. Capax Infiniti. Oui, il était impératif que ce lieu reste à eux.
— C’est pas que j’veux pas respecter votre intimité, émergea la voix de Jeanne qui réintégrait l’espace visuel et sonore. Mais c’est qu’le temps presse, mes enfants.
Au regard des photos que la vieille femme avait volé tout au long de leur séjour dans le Périgord, ils étaient plutôt au fait de son concept très personnel de l’intimité et du degré d’intrusion acceptable.
— Fais comme chez toi, annonça Astrée en l’observant se rapprocher. Après tout, c’est bientôt chez toi.
Amère, elle toisait la vieille postière oeuvrer dans la cuisine. Elle savait qu’elle ne devait ni ne pouvait lui en vouloir. Peut-être même n’aurait-elle fait un autre choix si on lui avait posé la question. Mais le problème était là : on ne lui avait pas posé la moindre question. On avait agi dans son dos. On l’a mettait devant le fait accompli. C’était très dérangeant de ne pas être décisionnaire pour une fois, de ne plus avoir le contrôle.
— Oh, j’compte pas m’installer, hein. J’suis bien dans ma vieille bicoque. Considère-moi comme la gardienne de c’te lieu. Histoire qu’il tombe pas entre d’mauvaises mains.
Et Astrée la savait sincère. Jeanne aimait ces murs, mais pas au point d’y déménager ses meubles et sa vie. Elle était le meilleur des choix, Syssoï avait raison. Et c’est bien ce qui énervait autant la jeune femme.
— Tiens, c’est pour toi, reprit Jeanne en lui fourrant une plante en pot entre les mains.
La plante qu’elle avait été chercher sur le rebord de la fenêtre de longues minutes auparavant, et qu’elle avait placée au centre de la table par la suite.
— Qu’est-ce que tu veux que je fasse de ça ? demanda une Astrée incrédule, le petit hortensia fleurissant entre ses doigts.
A bien y repenser, un hortensia qui n’existait pas lorsque Jeanne l’avait récupéré à l’extérieur. Un hortensia qui était mort depuis des années. Un hortensia qui n’avait absolument aucune raison d’exister ici et maintenant.
— Ça répond à ta question, chuchota Jeanne face au trouble affiché par Astrée.
Quelle question ? Elle n’avait formulé aucune question. La seule qu’elle s’était posée était : pourquoi cet hortensia venait-il de renaître de ses cendres. Et rien, absolument rien, n’avait répondu à cette interrogation.
— Bon, maintenant qu’on a résolu l’mystère de son pouvoir à lui, est-ce qu’on peut enchaîner sur l’reste ?
Son pouvoir ? Le pouvoir de Syssoï ?
— C’est lui qui a fait ça ? demanda Astrée en relevant le regard vers Jeanne avant de le reporter sur le principal intéressé. C’est toi qui a fait ça ? Tu fais pousser des petites plantes ?
Si dans un premier temps le danseur avait conservé silence et stoïcisme, la dernière répartie de la jeune femme le piqua au vif. Il se referma comme une huître.
— Tu le savais, Jeanne ? poursuivait Astrée sans plus lâcher des yeux son hortensia.
— J’avais pas d’certitude, non, répondit cette dernière. Mais ça d’venait assez évident.
Astrée repensa au lierre sur le portail. Celui qui était apparu spontanément lors de l’arrivée de Pâris à Beynac. Sans parler de l’incroyable jardin de Syssoï en plein milieu de la capitale. Ou encore de ces plantes dans sa loge, qui y poussaient en l’absence de lumière.
— Et Pierre ? demanda-t-elle alors.
— Mais qu’est-ce j’en sais, moi ? J’suis ta veilleuse à toi, pas la leur, s’agaça-t-elle en lui reprenant le petit pot des mains pour aller reposer sur le rebord de la fenêtre.
Sa veilleuse ? C’était quoi encore cette histoire ? Mais Jeanne ne lui permit pas de s’en enquérir. Jeanne poursuivait sur sa lancée.
— D’ailleurs, j’crois qu'il en a pas. J’crois qu’il a pas fait comme il fallait, et que c’est c’qui fait qu’il est pas tout à fait comme vous.
Elle s’était laissée tomber lourdement sur une vieille chaise en bois, et accoudée à la table, son menton reposant dans sa paume, la postière semblait réfléchir ou bien fouiller ses souvenirs. Astrée avait encore mille et une questions, mais Syssoï fut plus rapide.
— Quelque chose m’échappe, commença-t-il. Si l’on se réincarne depuis des siècles en démultipliant les lignées dans lesquelles nous sommes susceptibles d’apparaître et les oreilles aptes à entendre ces légendes, pourquoi n’y a-t-il pas plus de monde au courant de tout ceci ? Sans vouloir vous offenser, une postière et le curé du village, ça fait léger tout de même. Pourquoi cette histoire n'est pas plus connue ?
Jeanne n'eut pas le temps d'entrouvrir les lèvres pour répondre au jeune homme, que déjà une voix inconnue et bourrue répondait depuis la porte.
— Elle est très connue. Bien trop connue, trancha la voix aussi sinistre qu’un couperai.
Encore un chapitre révélations (elle en sait des choses, Jeanne ^^). C'est agréable de suivre les cogitations d'Astrée, qui relève les indices précédemment semés ça et là, et comme ça on peut se dire "ah oui mais c'est bien sûr !" ^^
Et les dialogues... oh purée ce que j'ai ri. Entre Astrée qui s'égosille et Syssoï blasé... :) Il me semble que j'avais pensé à un moment que c'était lui le racheteur, mais les noms collaient pas, et finalement c'était un alias, ahah !
La métaphore Monopoly, j'adore.
Bon, côté mystère.
"Il obéissait toujours à cette vieille femme, sans jamais trop s’expliquer pourquoi." -> ça serait parce qu'elle est "leur veilleuse", sorte de nounou au travers des âges ?
"J’avais pour mission de prévenir qui de droit, et ce n'était pas trop compatible avec ma charge." -> et pour le petit curé. Il a prévenu qui, du coup ? Le grand chef de tout ça ?
"Une conversation qui peine à redémarrer." -> qui peinait, peut-être ?
Y'a quand même une transition vers des sujets plus sérieux, et ça contraste d'autant plus avec la toute fin en mode "oulà c'est qui ce nouveau bonhomme plutôt menaçant ???" ^^
("couperet" d'ailleurs plutôt je crois)
La voix était sinistre, je l'associe à un méchant, MAIS, après réflexion, ça pourrait aussi être le supérieur du curé, qui pourrait être du côté des gentils sans être trop sympathique.
Syssoï est très pertinent dans ses questions (droit au but ^^), et en effet, pourquoi c'est autant connu, et comment ils savent que l'histoire est "trop connue" tout ça ?
Ou alors c'est pour ça qu'ils échouent chaque fois avec leurs incarnations, car leurs ennemis en savent trop et du coup s'occupent de les tuer avant qu'ils retrouvent la mémoire/comprennent les choses ?
Bon, je crois que tu avais dit que j'aurais des réponses dans le chapitre 53, j'ai hâte :)
Il y a tellement de choses qui seront à revoir pour ces chapitres finaux... J'ai tellement de choses à dire, à expliquer, que l'ensemble me semble trop brouillon, trop rapide. Ca me rassure de lire tes commentaires qui laissent à penser que ce n'est pas si bâclé que cela.
Tellement compliqué d'écrire une fin.
Par contre, pour le chapitre 53, je suis confuse, mais il va falloir patienter encore un peu. Un bête accident du travail m'a fait prendre du retard dans la rédaction. Je suis désolée :/
J'ai déjà dit sur le forum, mais prends soin de toi en prio, j'attendrai malgré mon impatience ^^ (ne te mets pas de pression inutile non plus, hein ^^).
Ca se précipite toujours sur la fin, parce que c'est souvent des finaux explosifs, mais ça ne veut pas toujours dire que c'est brouillon.
Bon rétablissement et bon courage :)