Chapitre 12 : Le gouffre
Tout ce chemin
Bann inspira profondément par le nez l’air humide qui régnait dans le port improvisé près du barrage. Quelques barques blindées restaient là tous les soirs pour protéger des bêtes le matériel le plus fragile. Glaë, Mevanor et lui en avaient profité la veille pour se cacher et passer la nuit ici. À présent, le soleil pointait à peine derrière la falaise et la bise déjà chaude lui caressait le visage. Son sourire s’élargit à la pensée de la journée qui l’attendait.
Enfin, ils allaient savoir.
Lorsque cordes, nourriture et torches furent entassées sur une petite embarcation, Bann la détacha, sauta dedans et s’installa à la barre. Rapidement emporté par le courant, le bateau fut brinquebalé par les remous à l’approche du barrage. Au son des cris de son frère, Bann la dirigea du mieux que possible vers les grandes portes de fer qui étaient encore ouvertes. Sous cet angle, la hauteur de l’ouvrage impressionnait. Le mur immense qui se dressait devant eux comportait trois ouvertures pour laisser passer l’eau, au-dessus desquelles trois énormes coulisses attendaient d’être refermées. Chacune d’elles était décorée d’une plaque métallique, pour honorer les commanditaires de l’édifice. Celle de gauche portait l’emblème des Volbar ; celle de droite, celui des Kegal. Ils empruntèrent le trou central, flanqué des symboles de la Cité. Le Gouverneur avait insisté pour voir représenter la ville aussi bien que les deux puissants quartiers qui finançaient la construction ; après tout, les soldats détachés pour la sécurité du chantier étaient payés par le trésor de la Cité, avec l’aimable autorisation du Haut Conseil.
La gabarre suivit le cours du Fleuve pendant un long moment. Malgré les indications de Mevanor et le courant qui les emportait dans la bonne direction, Bann peinait à éviter les collisions avec les falaises abruptes dressées de chaque côté de leur chemin. Il devait lutter en permanence contre l’eau qui le ramenait vers la roche et ses bras commençaient à le faire souffrir à force de se cramponner à la barre. Quand il chercha des yeux Glaë pour lui demander de le remplacer un moment, il lut sur le visage de la rousse un trouble mêlé d’émerveillement qu’il ne lui avait jamais connu. Elle semblait subjuguée par le paysage autour d’eux, auquel le jeune homme n’avait accordé que peu d’attention jusqu’à présent. Il leva la tête vers les immenses parois de pierre qui l’entouraient et l’émotion qu’il avait ressentie lors de leur première excursion le submergea à nouveau. Plus d’un an s’était écoulé, il en avait presque oublié pourquoi ils avaient parcouru tout ce chemin. Renouveler cette aventure en compagnie de son frère et de son amie l’emplissait d’une fierté et d’une excitation que même la vue grandiose du barrage n’avait pas égalée.
Mevanor hurla de virer de bord, tirant Bann de ses pensées. Il décida de laisser Glaë à sa contemplation. Tant pis pour les crampes. Leur garde attitrée avait été un soutien sans faille depuis leur emprisonnement, elle méritait de profiter du voyage.
Ils arrivèrent près des chutes gigantesques qui se jetaient dans le gouffre bien avant midi. Ils parvinrent à s’amarrer entre deux rochers à une dizaine de pas de l’abîme. Maintenant, il ne restait plus qu’à attendre.
Bann pensait assister à un phénomène impressionnant lorsque les écluses du barrage seraient refermées par les bâtisseurs. Il n’en fut rien. Aucun bruit ne les prévint, aucun changement dans le courant. Quand il remarqua que le niveau de l’eau s’était doucement mis à descendre, la profondeur du Fleuve avait déjà diminué de plus d’un pied. Quelques vagues remuèrent légèrement la barque puis, au bout d’un long moment, plus rien. Le lit du Fleuve s’était presque vidé, mais leur bateau flottait encore.
Glaë tourna vers Bann un regard inquiet, auquel il répondit par un mouvement d’impuissance. Lui non plus ne comprenait pas pourquoi l’eau avait cessé de s’écouler, créant une sorte de grosse mare. S’était-il passé quelque chose au barrage ? Une des portes avait-elle cédé ? Plus important, pouvaient-ils s’aventurer plus loin sans risquer de se retrouver soudain noyés par la cascade ?
Après avoir sifflé pour attirer leur attention, Mevanor leur indiqua du doigt les rochers qui surplombaient le gouffre.
— Les chutes se forment à cet endroit parce que la roche agit comme une digue. L’eau ne peut pas passer par-dessus. Mais on s’en fiche, tant que ça ne coule plus dans le gouffre.
Satisfaits et rassurés par cette explication, ils avancèrent l’embarcation sur le petit étang qui s’était créé devant les chutes et l’attachèrent à un rocher, plus par réflexe que par nécessité. Le soleil presque au zénith, brûlant, se reflétait sur l’eau tiède qui leur arrivait jusqu’à la taille.
Prudemment, fourbus sous le poids des longues cordes qu’ils transportaient, ils enjambèrent la roche encore humide et couverte d’algues glissantes. Le spectacle incroyable du gouffre vidé de son eau s’étalait devant eux, tel un gigantesque puits sans fond. Ils s’approchèrent tous trois jusqu’au bord du trou béant. Dans l’obscurité, seules de vagues masses sombres se détachaient et Bann discernait difficilement les parois rocheuses. À côté de Mevanor, dont le regard semblait plein d’appréhension, Glaë frémissait d’impatience. Les paupières plissées, elle repéra sur leur gauche un point d’attache pour pouvoir descendre en rappel, se débarrassa de la corde qu’elle portait en bandoulière et l’accrocha solidement au roc. Mevanor alluma une torche, l’attacha à l’extrémité du cordage et la fit tomber doucement le long de la falaise. Dans un silence fébrile, ils gardèrent les yeux rivés sur la lumière jaune qui émanait de la flamme et s’éloignait d’eux lentement, n’éclairant autour d’elle rien d’autre que de la roche. Après avoir descendu une hauteur de plusieurs hommes, elle buta contre un obstacle dans un claquement sourd.
Impatient, Bann prit la corde des mains de son cadet et entreprit la descente à son tour. Le bruit de ses chaussures qui tapaient en un rythme régulier contre la pierre résonnait dans cette espèce de gigantesque puits très sombre et très profond. Enfin, ses pieds rencontrèrent une surface horizontale. Il ramassa la torche par terre et cria aux deux autres qu’il était arrivé et qu’ils pouvaient venir. Ses compagnons firent d’abord remonter le cordage pour acheminer leur matériel avant de le rejoindre à leur tour.
Ils se trouvaient sur un grand bloc de pierre polie, accroché à la paroi, qui mesurait presque cinq pas sur dix et surplombait un trou encore plus sombre et profond que ce qu’ils avaient déjà parcouru. Des algues visqueuses et glissantes parsemaient le sol, signe que cette partie du gouffre était habituellement immergée. Bann fit rapidement le tour de la plateforme, mais ne trouva aucune autre issue que le vide glacé en contrebas. Il soupira, légèrement agacé par ce contretemps, avant d’accrocher une deuxième corde à un rocher pour continuer la descente. Cette fois-ci, la torche parcourut au moins vingt pas vers le bas, puis ils entendirent un bruit d’éclaboussures et la lumière disparut.
— Il y a de l’eau en bas, lâcha Bann d’un ton plat.
Ses deux compagnons ne répondirent pas à l’évidence qu’il venait de formuler à voix haute. Bann fronça les sourcils. L’exploration se compliquerait s’ils devaient nager pour aller plus loin. Ils seraient peut-être contraints d’acheminer leur embarcation. De toute façon, ils ne pouvaient pas l’utiliser pour retourner vers le barrage. Pendant un moment, le silence s’installa, brisé seulement par le léger clapotis d’un mince filet d’eau qui gouttait à côté d’eux. Enfin, Bann coinça une torche éteinte dans sa ceinture et entreprit de descendre à nouveau dans les abysses qui s’étendaient sous lui.
Dans le noir, il lui sembla que le trajet durait une éternité. Ses yeux s’habituaient peu à peu à l’obscurité, mais il ne distinguait rien d’autre que les parois rocheuses qui l’entouraient. Il serrait la corde si fort entre ses mains qu’elle commençait à le brûler.
Lorsqu’il sentit ses pieds plonger dans le liquide glacé, il s’arrêta et chercha prudemment du bout de sa chaussure une surface solide. Il finit par trouver la terre ferme et, soulagé, y prit appui pour se mettre debout. Il était immergé dans l’eau jusqu’aux genoux. Le froid qui s’infiltrait dans ses vêtements et contre sa peau le faisait frissonner, s’insinuait entre ses orteils, collait les tissus à son corps. Il remua les jambes pour tenter de se réchauffer.
— Je suis en bas, tout va bien ! cria-t-il à Glaë et Mevanor.
L’écho de sa propre voix emplit toute la cavité puis s’évanouit.
Frottant vigoureusement un silex sur la garde de sa dague, il entreprit d’allumer la torche qu’il avait apportée avec lui. Une flammèche embrasa progressivement la toile imbibée d’huile, baignant la caverne d’une lumière et d’une chaleur bienvenues. Bann pataugea sur quelques pas pour éclairer les parois autour de lui. Il semblait bel et bien avoir touché le fond. Le puits dans lequel il se trouvait, quasiment circulaire, mesurait une trentaine de pas de diamètre. Sur les murs, des aspérités aux formes irrégulières ressemblaient à des rangées de dents, comme s’il avait été avalé par une mâchoire gigantesque.
A vue d’œil, il n’apercevait aucune issue. Rien d’autre que des rideaux de pierre qui l’entouraient.
Par où l’eau avait-elle disparu ?
Bann fit quelques pas droit devant lui. La forte inclinaison du sol le surprit ; le liquide lui arrivait à présent à mi-cuisse. Il voulut continuer, mais buta contre un obstacle à ses pieds. Pour tenter de comprendre contre quoi il s’était cogné, il plongea les doigts dans l’eau noire et attrapa un objet fin et long, qu’il ressortit pour l’examiner à la lumière des flammes.
Un os.
Il le lâcha précipitamment, comme brûlé par un froid intense qui se répandait dans sa main, approcha sa torche de la surface et scruta le terrain sous ses chaussures. Il observa, à travers le liquide transparent, un deuxième os, puis un troisième, un crâne, des pieds, une cage thoracique. Des squelettes gisaient au sol, par centaines, à perte de vue. Partout où il posait les yeux, il reconnaissait des corps ayant un jour appartenu à des hommes. Son sang se glaça dans ses veines et il voulut crier, mais sa gorge nouée ne laissait passer aucun son. Il recula, pris d’effroi, jusqu’à rencontrer dans son dos la paroi contre laquelle pendait toujours la corde qui l’avait conduit dans cet endroit maudit. Les crânes aux orbites vides le regardaient et l’accusaient d’avoir profané leur sépulture par son inconscience et sa vanité.
— Bann, ça va ? Est-ce qu’on peut descendre ?
La voix de son frère fit sursauter le jeune homme et le sortit de sa léthargie. Il voulait les prévenir, mais les mots semblaient coincés au fond de sa gorge, tel un nœud serré qui l’asphyxiait. Visiblement inquiété par son absence de réponse, Mevanor lui reposa la question deux fois, de plus en plus fort, et l’aîné finit par retrouver l’usage de la parole après s’être donné une claque sur la joue qui résonna dans toute la grotte.
— Restez où vous êtes ! hurla-t-il. Les prêtresses avaient raison, nous avons pénétré dans les enfers ! Les morts habitent ce lieu, je peux les voir et toucher leurs ossements ! Nous n’aurions jamais dû venir !
Un instant de silence suivit son avertissement, puis Glaë lui cria de les rejoindre le plus vite possible. Bann dégagea ses pieds des algues et des os qui semblaient lui étreindre les jambes pour le retenir dans sa dernière demeure, laissa sa torche sur un rocher émergé et remonta la corde à la force de ses bras, aidé par ses compagnons qui le hissaient de leur côté. Il arriva à leur hauteur, pantelant, trempé, terrifié, et ne put s’empêcher de se retourner vers la fosse qu’il venait de quitter. Pour vérifier, s’assurer qu’il n’avait pas imaginé le spectacle terrible des morts abandonnés en bas pour l’éternité. Il frissonna devant la vision qui s’étendait sous ses yeux. La flamme vacillante de sa torche restée au fond du gouffre créait des ombres dansantes sous l’eau, qui rendaient vivants les défunts pour quelques instants encore. Au bout d’un long moment, elle finit par s’éteindre.