Chapitre 12 : Le gouffre
Espionne
Trois coups timides furent frappés à la porte.
Ekvar reposa le papier qu’il s’apprêtait à lire en haut de la pile entassée sur son bureau et cria à son visiteur d’entrer. Le battant de bois s’ouvrit sur Glaë. Elle fit quelques pas dans la pièce pour s’approcher de son supérieur, qui lui indiqua de s’asseoir en face de lui.
Comme chaque sizaine, elle venait lui rendre compte des activités des frères Kegal. Elle lui rapportait qui ils fréquentaient, de quoi ils discutaient, à quoi ils pensaient. Mais ce qu’Ekvar voulait véritablement découvrir, c’était ce qu’ils cachaient ; la vraie raison qui les poussait à assécher le canyon. Depuis leur retour mouvementé un an plus tôt, le Général avait le sentiment que quelque chose clochait dans le discours de Bann et Mevanor. Ils affirmaient avoir aperçu un passage au fond du gouffre. Et alors ? Des galeries, les falaises en étaient remplies, elles avaient été creusées des siècles auparavant et elles ne menaient nulle part. Pourquoi celle-ci ferait-elle une différence ? Et pourquoi des gamins s’y intéresseraient-ils ? Quel bien pourrait apporter à la Cité l’exploration d’un sombre tunnel souterrain ?
Pour le moment, la ville se trouvait dans une espèce d’attente fébrile et nerveuse. Ekvar sentait qu’à la moindre étincelle tout s’enflammerait comme une traînée de poudre fulminante. L’été dernier, les choses avaient déjà commencé sérieusement à s’envenimer. Le Haut Conseil pensait avoir réglé la situation grâce au vote et se congratulait du retour à la normale avec l’aveuglement propre aux politiciens. Mais ils n’avaient fait que reporter l’embrasement. Si aucune rixe n’avait officiellement éclaté sur le sujet depuis le début de la construction, cela ne signifiait pas pour autant que la population soutenait unanimement les Kegal. Tous s’étaient résignés : le barrage serait édifié. Pourtant, d’après les informateurs d’Ekvar, la plupart des habitants attendaient simplement de voir ce qui serait découvert au gouffre pour prendre position.
Car si, comme le soupçonnait le Général, il n’y avait rien à découvrir, le peuple gronderait dans les rues. La majorité des écailles avaient beau venir des Volbar, c’étaient indirectement les taxes de toute la Cité qui finançaient les bâtisseurs, les gardes et les éclaireurs détachés au chantier. Et même si la chance souriait aux fils Kegal, cela ne manquerait pas de déclencher pareillement un soulèvement populaire. Les Volbar ne pouvaient pas s’enrichir davantage sans se mettre le reste de la ville à dos. Dans tous les cas, ce serait la guerre civile, les riches contre les pauvres, dans un contexte où les inégalités entre quartiers se creusaient depuis des années. Ekvar n’était d’ailleurs pas le seul à craindre le pire : l’administratrice Letra et lui en avaient déjà discuté à de nombreuses reprises et aucun d’eux ne voyait d’issue favorable à la situation actuelle. D’après Vélina, malgré l’engouement qu’ils affichaient en public, beaucoup de notables se tenaient prêts à retourner leur veste en cas de nécessité. La plupart des administrateurs ne pouvaient pas se permettre d’aller à l’encontre de l’avis de leurs administrés.
Même les frères Kegal devaient se rendre compte de la portée de leurs actions. L’exploration ne constituait qu’un leurre, un prétexte. Mettre la ville à feu et à sang : voilà leur véritable but de toute cette opération. Ekvar voulait bien reconnaître que les deux gamins avaient été manipulés et pensaient agir pour le bien commun. Il en était persuadé, le Premier Cercle se cachait derrière tout ça, cette sombre organisation anarchiste, fuyante comme une volute de fumée, qu’il n’arrivait pas à démanteler malgré tous ses efforts. Il n’avait jamais réussi à prouver qu’ils avaient causé l’explosion du temple du Fleuve si bien que Nedim avait fini par abandonner l’idée d’apprendre la vérité un jour. Le Gouverneur n’était pas aussi tenace que le Général, qui traquerait les membres de ce groupe subversif jusqu’à l’extermination, même si ce devait être le dernier accomplissement de sa vie. Il protégerait la Cité et lui éviterait de sombrer dans le chaos.
Alors que Glaë racontait des banalités sans intérêt, Ekvar ne cachait ni son ennui ni son agacement. La construction serait bientôt achevée et son espionne s’était révélée, une fois de plus, inutile.
— Rien d’autre ? insista-t-il quand elle eut fini.
Son interlocutrice se mordit légèrement la lèvre inférieure avant de répondre.
— J’aurais sûrement dû commencer par là… Bann et Mevanor ont l’intention de partir explorer le fond du gouffre avant tout le monde, avant la fin des tests de mise en eau. Ils m’ont demandé si je voulais les accompagner.
Ekvar plissa le front et les yeux. Il avait dû mal comprendre. D’un geste de la main, il fit signe à Glaë de répéter. Un peu intriguée, elle prononça une seconde fois les mêmes mots.
Ainsi, les frères Kegal se révélaient encore plus stupides qu’ils ne paraissaient. Ou simplement inconscients. Comment pouvaient-ils envisager de se rendre au fond du gouffre avant la période de sécurité indiquée par les bâtisseurs ? Ils avaient établi un protocole très strict, au vu du caractère dangereux et inédit de l’ouvrage. Les portes seraient fermées une par une, puis il faudrait attendre quatre jours pendant lesquels le comportement du mur de pierre et d’acier serait attentivement étudié. À la moindre suspicion, le barrage serait ouvert, renforcé, puis de nouveau clos selon le même protocole. Si au bout du laps de temps préconisé l’édifice tenait bon, alors l’exploration du canyon pourrait être envisagée.
Dans ces conditions, pourquoi tenter de s’y rendre avant la fin des tests ? Rien ne garantissait que le barrage ne craquerait pas sous le poids de l’eau et qu’ils ne mourraient pas noyés par Fleuve. Que croyaient-ils trouver qui nécessitait de partir si précipitamment, avant l’expédition officielle qui devait avoir lieu une fois que le passage serait sécurisé ? La seule explication qui venait à l’esprit d’Ekvar, c’était qu’ils devaient être secrètement accompagnés de membres du Premier Cercle pour ce voyage. L’occasion idéale de tous les prendre la main dans le sac.
Depuis plus d’un an, il attendait ce moment. Le moment où l’un d’entre eux ferait une erreur. Le moment où il pourrait prouver à tous que les fils Kegal et leurs complices n’étaient rien d’autre que des fauteurs de trouble. Pendant des lunes, le travail de son espionne auprès des deux garçons n’avait servi à rien. Mais il tenait enfin un prétexte pour les arrêter et monter l’opinion publique contre eux : ils essayaient de doubler la Cité et accaparer ce qui se trouvait au fond du gouffre, quoi que ce fût.
Un sourire victorieux étira les lèvres du Général, qui se laissa tomber contre le dossier de son siège.
— Combien d’hommes prévoient-ils pour cette expédition ?
— Seulement eux et moi, je crois.
Ekvar fronça les sourcils. Ils n’avaient peut-être pas donné tous les détails à leur garde du corps.
— Et les Volbar ?
Son interlocutrice secoua la tête.
— Ils ne sont au courant de rien.
Les Kegal s’apprêtaient à risquer leur principal soutien. Cela signifiait forcément qu’ils comptaient d’autres alliés plus importants. Enfin, le Général pouvait mettre un terme à leurs agissements. La Cité recouvrerait ses esprits. Tout rentrerait dans l’ordre.
En face de lui, la rousse posait sur lui le même regard effrayé que la première fois qu’il lui avait rendu visite dans les geôles de la commanderie. Elle l’avait implorée de la sortir de là et il avait dû faire des pieds et des mains pour trouver une raison à sa libération. Depuis, elle lui en voulait de l’avoir mise dans cette situation, il le savait. Mais elle ne pouvait s’en prendre qu’à elle-même. Sa mission pour l’Escadron aurait pu passer inaperçue si elle ne s’était pas attardée un peu trop longtemps sur les lieux du crime. Quelle mouche avait bien pu la piquer pour manquer de prudence au point de se faire arrêter devant le corps sans vie de l’éclaireur ? Celle des remords ? Celle des regrets ? Après son arrestation, Ekvar avait dû faire traîner le procès, lancer une enquête officielle, avancer la possibilité de la légitime défense malgré l’absence de preuve en ce sens. En contrepartie, elle pouvait bien se rendre utile en espionnant les fils Kegal quelques lunes.
— Et ensuite, que se passera-t-il pour moi ? Je serai libre de vivre une vie normale ?
Elle avait parlé d’une traite, comme si elle avait répété ses mots à l’avance. Le visage d’Ekvar s’assombrit. Comment pouvait-elle croire qu’il la laisserait partir ? Elle en connaissait beaucoup trop. Sur lui, sur l’Escadron, sur leurs activités. Même si elle échappait à la prison, jamais elle ne serait libre. Elle ne lui donnait pas le choix.
— Bien sûr que non. Lorsque tu as prononcé ton serment, tu savais que ce serait pour la vie. Et de toute façon, à quelle normalité aspires-tu ? Aux yeux de tous, tu es une traîtresse et une meurtrière.
L’expression profondément blessée qu’il lut sur son visage ne lui inspira que de la lassitude. Il devrait à présent la faire surveiller également, pour guetter le moindre signe de déloyauté.
— Cette petite expédition, quand doit-elle avoir lieu ?
— Après-demain, murmura Glaë.
Cela lui laissait largement assez de temps pour rassembler des hommes et cueillir les délinquants dans le canyon. C’était parfait. Il indiqua à son espionne qu’elle pouvait prendre congé et, aussitôt qu’elle eut refermé la porte derrière elle, reporta son regard sur le papier posé en haut de la pile. Un de ses mouchards lui avait transmis le compte-rendu sizainier des activités d’Ilohaz. Il l’attrapa pour le lire, le dos confortablement calé dans son fauteuil.
Si même Glaë avait réussi à avoir son utilité pour coincer les deux gamins, prouvant que la patience portait toujours ses fruits, il finirait bien par trouver le lien entre le Commandant spécial et le Premier Cercle.