54. La goutte

Notes de l’auteur : Et voici le chapitre final. Merci d'avoir patienté jusque là, et merci d'avoir été si présent et fidèle tout au long de cette lecture. N'hésitez pas à me faire savoir en commentaire si chacune de vos questions obtient bien sa réponse, ou si des frustrations demeurent. Initialement, j'avais prévu un épilogue, mais est-ce bien utile ?

Dans un conciliabule des plus agaçants, le Frère Michel s’entretenait à grand renfort de chuchotements avec Jeanne. Attroupé dans le coin opposé de la pièce, le reste du groupe s’impatientait en les observant. Astrée les observait, Syssoï tentait d’attraper quelques bribes de conversation, et Benjamin se contentait de râler face à son absence de particularité qui l’obligeait à courir sans cesse pour les rejoindre. 

— Père Jean, l’apostropha Pâris en s’écartant du groupe pour rejoindre le vieil homme occupé à se réchauffer les articulations auprès du foyer. Qu’avez-vous fait de Pierre ? Vous allez le remettre à la police ?

— Disons que... Il ne pourra plus faire de mal à personne, désormais, éluda le vieux curé, intriguant Astrée au passage.

— Mais c'est terminé, n'est-ce pas ? Je veux dire, on est en sécurité maintenant ? Elle est en sécurité maintenant ? insista le frère dont le regard inquiet passait d'un ecclésiastique à un russe, faisait escale par sa sœur, avant de revenir au russe dont les yeux se défilaient.

Personne ne répondit, ni Syssoï qui demeurait dans l’ombre d’un coin de la pièce, ni Astrée trop occupée à se ronger un ongle de pouce dans son dos. Même Frère Tuck et la postière qui avaient interrompu leurs échanges pour l’occasion, d'ordinaire si prolixes, se tenaient silencieux et à bonne distance. 

— S’il s’agit d'un groupe, Pierre n’est pas le seul et unique problème, répondit Benjamin, le seul auquel ne s’adressait pas cette question. 

Tous le contemplèrent avec surprise pour les uns, méfiance pour les autres. Le Frère Michel et Jeanne également ne semblaient que peu apprécier la présence du jeune historien au sein de ces échanges et n’avaient de cesse que de le faire ressentir ostensiblement. Mais tout glissait sur Benjamin. Il s’était retrouvé par hasard dans l’épicentre d’un cyclone et embrassait son statut de dommage collatéral.

— Eh bien quoi ? Je ne peux peut-être ni traverser les murs, ni discuter avec les morts, mais j’ai encore des oreilles et un cerveau, se justifia-t-il face à cette attention soudaine. Si l’on récapitule, on peut imputer la responsabilité du sabotage de ta voiture, Astrée, à Pierre. Idem pour le presque accident dans la rue piétonne, il y a de fortes chances qu’il s’agissait de Pierre derrière le volant. Par contre, le fou au taser durant le tournoi équestre, c’était pas lui. Il est resté avec moi du début à la fin. 

— Charlotte ? formula Pâris à voix haute ce que beaucoup pensait tout bas.

— Non, elle était avec moi également durant le tournoi, rétorqua Benjamin. Et puis je ne la vois pas du tout s’ambiancer au sein d’une secte meurtrière.

— Je suis d’accord avec… commença Syssoï dans un mouvement de main supposé désigner le blond.

— Benjamin ! s’indigna ce dernier. 

Mais Syssoï n’y prêta pas la moindre attention, et quitta son coin d’ombre pour rejoindre le centre de la pièce. Un mouvement qui signifiait que les conciliabules devaient cesser, et qu’il était plus que temps de mettre un terme à cette parenthèse anxiogène.

— J’ai une question pour vous, Frère Michel, reprit-il en s’offrant tous les regards.

Son calme tranchait tant avec la nervosité d’Astrée que cette dernière s’interrogea sur ses capacités à prendre les évènements avec autant de sérénité. N’avait-il pas conscience que cette fuite proposée mettrait un terme à sa carrière, à son art, à tout ce pourquoi il s’était toujours donné corps et âme ?

— Vous dîtes que votre ordre à juré de nous protéger… Du coup j'imagine que ce n'est pas la première fois que vous êtes amenés à le faire, n'est-ce pas ? 

Le capucin hocha de la tête en fronçant les sourcils, pas très sûr de voir où le russe voulait en venir. 

— Et je suppose que nous avons déjà été amenés dans ce refuge ?

— Oui, en effet. 

— Alors pourquoi sommes-nous à nouveau ici, à la case départ ? Si j'en crois ce que vous nous dites, si on vous suit, tout ira bien pour nous deux, alors que le simple fait d'avoir cette discussion aujourd'hui prouve que vous avez été incapable de nous protéger par le passé. Je ne vois aucune bonne raison de vous suivre, en ce cas.

Il ne parlait pas beaucoup, mais lorsqu'il le faisait, Astrée avait subitement la gorge nouée de fierté, et l'envie irrépressible de fondre dans ses bras. Elle se retint, d'ailleurs, de lancer un « Boom ! » des plus immatures, en direction du vieux barbu. Une barbe que ce dernier triturait en cet instant, comme pour s'accorder le temps de préparer son contre-argument. Avant de ce faire, il tira une chaise d'un coin de la pièce pour la rapprocher du foyer, et s'y installer, faisant grincer la vieille tomette au passage.

— C'est la première fois qu'on vous trouve si tôt, annonça-t-il alors, hésitant, avant d'ajouter : et ensemble.

— Ensemble ? voulu savoir Astrée.

— D'après les registres, en tous cas. Il faut comprendre que c'est comme chercher une aiguille dans une botte de foin. Vous pouvez être n'importe où, sur n'importe quel continent. En général vous vous trouvez sur le même, mais il est déjà arrivé que ce ne soit pas le cas. Ce n'est pas une science exacte. Cette fois, on a eu la chance que Jeanne soit le témoin oculaire de vos retrouvailles, mais d'ordinaire on doit attendre que l'un de vous ne nous trouve, et généralement ça arrive après qu'il ait perdu l’autre...

— Les registres ? Vous n’arrêtez pas d’évoquer des registres, répétait Astrée sans comprendre. 

Son esprit s’était focalisé sur le seul détail rassurant de tout ce discours, éludant volontairement les détails morbides.

— Des registres contenant toutes les informations vous concernant jusqu'à présent.

— Qui a rédigé ces registres ?

— C'est vous.

Elle ? Comment ça, elle ? Elle s'en souviendrait si elle avait rédigé quelque chose de ce style.

— Vous deux, précisa-t-il devant l'air hagard de la jeune femme. Durant vos différentes vies, vous avez annexé, consigné chaque information, chaque détail afin de permettre à vos futurs vous de perdre le moins de temps possible. 

— Vous voulez dire que vous avez en votre possession le détail précis de toute notre histoire ? Du coup, vous savez pourquoi ? Vous savez pourquoi on est là, pourquoi on vit ça, pourquoi on revient, et pourquoi on veut nous tuer ? Vous auriez pas pu commencer par ça ?

Elle s'énervait, pas de frustration cela dit, plutôt d'excitation à l'idée que, quelque part, il existait un ou des recueils pouvant répondre à toutes ses questions.

— Doucement ! Non, ces registres ne recèlent rien de tel, malheureusement. Ils détaillent l'avancée de vos précédentes recherches pour, justement, répondre au plus vite à toutes ces questions. 

— Mais... Tout à l’heure, vous avez dit que nous n'étions pas... Enfin que nous étions quelque chose de... chercha-t-elle à se remémorer avant de se tourner à moitié vers Syssoï par dépit.

— Que nous n'étions pas des êtres humains normaux, et que nous appartenions à une caste supérieure, récita ce dernier à l'attention du capucin.

— Voilà, tout ça. Ça veut bien dire que vous savez ce que nous sommes, non ?

— Ça veut dire que j'ai une théorie, que tout mon ordre a une théorie, et que c'est cette théorie qui explique pourquoi on vous vient en aide depuis des siècles.

— Et quelle est cette théorie ? Qu'est-ce que nous sommes selon vous ?

Il y eut un instant de silence qui s'étira autant que ces regards que l'homme d'église glissait sur les deux Beynac masculins discrets et silencieux dans un coin. Il semblait prendre le temps de peser le pour et le contre de parler devant témoins, avant de se résoudre, dans un soupir, sous le feu de ces yeux, verts, qui le pressaient, qui l'acculaient.

— Des Nephilim.

— Des Nephilim ?!

S'il était resté silencieux jusqu'à présent, c'était au tour de Benjamin de laisser éclater sa voix, et sa surprise. Ou bien était-ce de l'incrédulité ? Son rire nerveux tendait à prouver qu'il n'adhérait pas vraiment aux théories de frère Michel, et la manière dont il s’avança brusquement laissait entendre qu'il s'en désolidarisait totalement.

— Pour le coup des vies antérieures, j'ai rien dit parce que... Parce qu'il existe pas mal de témoignages allant dans ce sens, alors pourquoi pas ? Mais des Nephilim ? Des Nephilim, carrément ! On parle bien de la progéniture des anges avec les filles des Hommes ? Ces êtres décrits dans la Bible comme profondément violents et méchants ? Sans oublier géants ! Alors pour Pierre et Syssoï, je ne dis pas, mais vous avez vraiment l'impression que ma cousine répond à cette description ? Elle est à moitié naine !

Astrée eut bien le réflexe de protester d'un « Hey ! », mais fut bien vite accaparée par ce que Ben venait de dire. C'était donc ça, des Nephilim ? Des êtres bibliques et malveillants ? Des êtres surnaturels ? Comme pour son cousin, elle avait accepté l'idée de la réincarnation parce que c'était quelque chose que l'on pouvait accepter, quelque chose qui devenait non pas commun dans la société actuelle, mais dont l'idée pouvait être discutée sans passer pour des fous. Mais des êtres surnaturels ?

— Ce que dit la Bible est toujours sujet à interprétation. Prenez par exemple le terme nephilim, il est souvent traduit par « géants » mais ce n'est qu'une traduction possible. Tout le monde s'accorde pour dire que son étymologie est très incertaine et que toutes les interprétations qui en ont été faites sont très précaires. Alors oui, certains, très nombreux, traduisent ça par « géants » ou « violents », mais si on reprend la racine hébraïque de nephilim, à savoir « n-ph-l », alors cela signifie « tomber ».

— Je sais, ça ! le coupa Benjamin qui avait interrompu ses cent pas pour l'écouter, mais qui les reprenait pour l'occasion. C'est pour cette raison que le terme nephilim a été traduit par « ceux qui font tomber » sous-entendu ceux qui corrompent les Hommes. 

— Pourquoi le traduire dans sa forme causative ? Si on s'en tient aux autres termes hébraïques comme « paqid » celui qui est nommé ou « asir » celui qui est attaché, tous ont été interprétés dans leur forme passive. Ce qui nous donnerait « ceux qui sont tombés ».

— Ceux qui sont tombés ? répéta l’apprenti historien en pleine réflexion. Les anges déchus ? Oui, ça se tient.

Ça se tient ? Comment ça, ça se tient ? Il perdait la tête à son tour, le cousin ?

— Ben ! s'indigna-t-elle en le rappelant à l'ordre.

— Non, ce que je veux dire c'est que l'interprétation du terme se tient, pas que tu... Enfin bref.

— C'est n'importe quoi ! Les anges n'existent pas, pas plus que le lapin de Pâques ou la petite souris, enfin !

— Vous ne croyez pas en Dieu, Astrée ? 

— Ce n'est pas la question ! éluda-t-elle en s'enfonçant un peu plus dans son coin de pièce, envoyant des regards menaçants à la ronde.

Parce qu'en réalité, elle ne savait pas ce en quoi elle croyait ou non. Elle était une cartésienne, évidemment, mais elle avait reçu une éducation catholique par sa mère. Elle avait été baptisée, avait même assisté à certaines messes, des mariages à l'église, et plus récemment, la cérémonie funéraire durant laquelle le prêtre avait dressé un portrait tout à fait flatteur d'Isabella. Et si, jusque-là, Astrée avait vécu avec l'habitude de se dire qu'un Dieu existait et régissait partiellement leurs vies, cette cérémonie, cet enterrement avait tout remis en question. Quel Dieu pourrait tolérer cela ? Quel Dieu pourrait accepter de priver le monde de cette femme, de son amour, de sa bienveillance ?

— Disons que je préfère me dire qu'il n'existe rien de tel, plutôt que de douter de ses compétences pour ce poste à chaque coup d'œil au journal télé, finit-elle par répondre depuis la pénombre. 

— C’est marrant que vous disiez ça...

Marrant ? Vraiment ?

— ... Puisque le Livre de l'Apocalypse donne pour motifs de la chute une rébellion née du refus de se prosterner devant l'humanité, mais surtout le refus de l'éloignement progressif de Dieu dans la vie des Hommes via le concept de libre arbitre. 

— Oui, super drôle en effet ! Hilarant, même ! Je trouve ça tellement simple d'utiliser l'excuse du libre arbitre pour expliquer et tolérer l'enfer dans lequel on vit. Les hommes s'entre-tuent ? Dieu nous a donné le libre arbitre. Les catastrophes nucléaires ? Dieu nous a donné le libre arbitre. 

— J'ai voué ma vie à Dieu, alors vous vous attendiez à quel genre de discours de ma part ?

Il ne se fâchait pas, pas plus qu'il ne haussait le ton. Au contraire, il demeurait incroyablement calme et bienveillant. Insupportable.

— Et pourquoi cette théorie ? Pourquoi pas, je ne sais pas, hum... Des saints ? Des prophètes ? Ou, tiens, des Messies ! Voire Dieu lui-même, hein, pourquoi pas ? 

— Astrée... tenta, Pâris, de la calmer en allongeant son bras afin de lui attraper la main.

— Je comprends parfaitement vos doutes. Après tout, si j'étais à votre place et qu'un ecclésiastique débarquait pour m'apprendre que je suis un être céleste, j'aurais tendance, moi aussi, à douter de sa santé mentale. Mais les personnes qui vous poursuivent, elles, ne doutent absolument pas de votre nature, de votre essence, et si elles veulent votre mort, c'est pour rétablir l'équilibre des choses.

— Comment ça ?

Cette fois, c'était Syssoï qui s'était manifesté. Il quitta son impressionnant immobilisme et pivota sur ses longues jambes pour ne plus tourner le dos au moine, et pouvoir l'observer de son regard profond, tantôt menaçant, tantôt inquisiteur. Le genre de regard qui incitait à s'expliquer vite et sans digression.

— Eh bien, le fait que vous reveniez sans cesse crée un déséquilibre en soi. La base même de l'existence humaine est le cercle de la vie, la naissance puis la mort, c'est la loi, immuable, qui nous régit tous. Alors que vous, vous enchaînez les cycles sans jamais réellement mourir. Vous tuer permet de rétablir l'équilibre dans la balance.

— Mais puisqu'on revient à chaque fois, en quoi nous tuer sert à quelque chose ? 

— Ça, il vous faudra leur demander pour le découvrir. Peut-être pensent-ils qu'un jour, vous ne reviendrez plus.

— Leur demander ? questionna Pâris, perdu. Vous croyez vraiment qu'on va s'amuser à aller leur taper la bisette ? Ils essayent de les tuer, j'vous rappelle. En plus, faudrait déjà savoir qui ils sont avant de leur poser la moindre question.

— Vous connaissez déjà l'un d'eux.

— Pierre ? Mais je croyais qu'il était mort. 

— Quoi ? Grand Dieu, non, pourquoi serait-il mort ?

— C'est ce que Père Jean m’a dit, s’indigna Pâris en cherchant le vieil homme du regard. Quand j'ai demandé ce que vous en aviez fait, vous avez répondu que là où il était, il ne pourrait plus faire de mal à personne, alors j'en ai déduit que...

— Non, non, il est bien vivant et entre nos mains, rectifia le prête en un sourire contrit. 

— Entre vos mains, mon père ? interrogea le Beynac qui imaginait déjà Père Jean et ses rhumatismes séquestrer un Pierre qui devait faire deux fois sa taille. 

— Aux mains de mon ordre, lui apprit Frère Michel en reprenant le contrôle et la tête de cette conversation.

— Pourquoi ne pas avoir contacté la police ? voulut-il savoir en bon fils de policier et petit-fils d'avocat.

— Parce qu'alors, il aurait été difficile d'obtenir un droit de visite pour l'interroger nous-même, sans compter que ses puissants amis auraient trouvé un moyen de le faire sortir. Et puis, il aurait fallu justifier la présence d'une arme non répertoriée dans votre maison de campagne, ce qui aurait, très certainement, entraîné la suspension de votre père. Alors, les puissants amis de Pierre auraient trouvé un moyen de faire en sorte que tout ceci se retourne contre vous, et que votre sœur et Syssoï finissent derrière les barreaux, là où un « accident » est si vite arrivé.

L’Hospitalier était parvenu à songer à tout cela en quelques minutes, là où dans le feu de l'action, Astrée s'était empressée de réclamer le téléphone de Pierre pour contacter son boss et lui dire d'aller se faire voir ? Ce n'était pas que ce constat l'amenait à faire totalement confiance à ce moine, mais disons qu'elle l'observait d'un œil neuf désormais. Peut-être devrait-elle l'écouter au lieu de tout rejeter en bloc sans lui laisser la moindre chance de s'expliquer.

— Mais... Ils vont bien le rechercher, non ? Je veux dire... Quelqu'un va bien se rendre compte de sa disparition ? Sa mère, son père, son boss ? D'une manière ou d'une autre, ça finira par nous retomber dessus.

— Il n'a pas de famille, répondit Syssoï à Astrée, sans pour autant la regarder. Il est orphelin.

Il n'avait rien dit de plus, mais la jeune femme avait entendu le « comme moi » qui aurait du suivre. Était-ce ainsi qu'ils s'étaient rencontrés ? Était-ce pour cette raison qu'ils s'étaient liés d'amitié ? Qu'ils ne s'étaient plus jamais quittés ? Elle ne lui poserait pas la question, elle savait qu'il n'y répondrait pas, surtout pas en présence de tant de monde, peut-être même pas s'ils étaient seuls. Il se dévoilait de plus en plus, mais conservait les traits de cet être secret et distant qui posait les questions et souffrait de devoir y répondre.

— Qui plus est, toutes les personnes qui vous savent à Beynac sont dans cette pièce. Pour le reste du monde, je suppose que vous êtes toujours à Paris. 

— Et comment vous expliquez son visage ? demanda-t-elle en désignant les traits amochés du danseur.

— Si vous me suivez jusqu'au refuge, personne ne verra ses blessures avant qu'elles ne soient guéries.

Et toujours cette histoire de fuite. Comment pouvait-il sérieusement l’envisager ? 

— Parce que vous croyez qu'on peut disparaître comme ça ? Des gens vont nous interroger sur le pourquoi, le comment, et surtout le où !

— On peut prolonger nos vacances, proposa Benjamin après être resté silencieux et attentif un long moment. 

— On ?

— S'il y a des registres à étudier et comprendre, vous aurez besoin de moi, annonça-t-il dans un haussement d'épaules.

Il avait raison. Personne d'autre n'avait autant de connaissance en Histoire. Ce puits de science sans fond serait plus qu'utile, il serait inestimable.

— En plus, si vous imaginiez que j'allais rester seul à la baraque avec les vieux et le frère prodigue, vous vous fourrez le doigt dans l'œil.

Le moine sembla hésiter, observant attentivement les réactions d'un Syssoï très passif et en attente, et d'une Astrée qui n'avait pas vraiment l'air décidé à contredire son cousin. Non, elle était parfaitement d'accord avec lui, si elle allait quelque part, il venait aussi. Déjà parce que ce serait bien plus crédible aux yeux de la famille, puisqu'ils avaient toujours l'habitude de partir ensemble tous les trois, mais surtout parce que, même si elle ne l'avouerait pas devant l'homme d'église, ce déracinement vers un endroit inconnu peuplé par des inconnus l'angoissait profondément. Elle acceptait d'y réfléchir parce qu'elle avait confiance en Jeanne et le Père Jean, mais cela n'enlevait rien au fait qu'elle connaissait ce Michel depuis deux secondes à l'échelle d'une vie, et que ses révélations avaient tendance à le ranger dans la case des fous à lier. Alors, si elle se décidait à le suivre, ce serait, bien évidemment, avec Syssoï, mais avec Pâris et Benjamin également.

— Ce serait du jamais vu, mais ça doit pouvoir se faire, annonça d’ailleurs Frère Michel après un instant de réflexion. 

— Vous nous assurez qu'on pourra partir dès qu'on en ressentira le besoin ? insista-t-elle une nouvelle fois.

— Je vous le répète, Astrée, il s'agit d'un refuge, pas d'une prison. Il n'est question que de vous mettre à l'abri afin qu'ils ne puissent plus vous atteindre aussi longtemps que vous le souhaiterez. 

— D'accord.

— D'accord ? répéta-t-il incrédule.

Oh, non elle ne donnait pas son accord pour le refuge, juste pour son explication, mais puisque méprise il y avait, elle se tourna vers le russe pour sonder son regard et obtenir son avis.

— D’accord, répéta-t-elle alors, sans qu'aucun mot n'ait été échangé entre elle et lui, rien à voix haute, en tout cas. C'est où ?

L'homme s'était déjà levé, prêt à mettre en œuvre la suite des événements, ceux qui les conduiraient, elle et ses hommes, en sécurité dans ce refuge. Mais avant d'atteindre la porte, son portable à la main, il se retourna pour lui répondre, un sourire rassurant aux lèvres.

— Pas très loin d’ici, sur les terres de vos ancêtres. 

 

*


Après les pluies diluviennes, les pavés détrempés luisaient sous la lune solitaire. Jeanne resserra son châle autour de ses épaules fatiguées. Ses yeux ne quittaient les corps éreintés qui s’entassaient à l’arrière du vieux pick-up de Frère Michel. Elle vit la gamine hésiter entre deux mains tendues. Celle d’un frère. Celle d’un amant. La postière misa mentalement sur l’amant, et jura entre ses lèvres lorsque la jeune Beynac s’emparera des deux pour se hisser à l’intérieur du véhicule. Astrée… A la fois son ancêtre et sa propre descendance. La reverrait-elle ? Probablement pas. Ses doigts tordus s’animèrent en même temps que cette main qui saluait le départ du véhicule. Était-ce un adieu ? Certainement pas, puisque ces êtres-là ne mouraient pas. Jeanne, elle, si. Elle repensa aux paroles de Frères Michel et aux croyances de son propre frère. Ces gamins étaient-ils des anges ? Avaient-ils été punis par Dieu ? Existait-il un Dieu ? Jean le pensait. Jean y avait dédié sa vie. Ce frère qu’elle observait refermer le portail derrière l’utilitaire puis disparaître dans la rue. La chaîne et le cadenas avaient été détruits d’un coup de cisaille par Pierre un peu plus tôt. Il en fallait de nouveau. Et Jeanne avait missionné Jean. 

Laissée en tête à tête avec la lune, la vieille femme se sentit brusquement aussi esseulée que cette dernière. Dépossédée. Toute sa vie n’avait été animée que par cette mission désormais achevée. Que lui restait-il ? Bien sûr, elle avait ses enfants, ses petits-enfants et son bureau de Poste, mais ce n’était pas comparable à ce qu’elle venait d’achever. Son soupir à fendre l’âme s’étira en un cri de surprise lorsque le chat jaillit sur le rebord de fenêtre à côté duquel Jeanne se trouvait. Il tenta bien d’aller chercher la caresse de sa tête contre le coude de la postière, mais cette dernière l’esquiva en pestant.

— Pas d’ça avec moi, sorcière, siffla-t-elle à destination du félin.

Un félin qui s’ébroua avant d’entreprendre de bondir vers les pavés. Se faisant, son corps s’allongea, s’étira. Ses poils firent place à du tissu, ses pattes à des jambes, ses coussinets à des mains tannées par les ans. Et ce furent des pieds bien humains qui claquèrent contre le pavage ancestral. Des pieds et des jambes incroyablement agiles pour l’âge affiché par leur propriétaire. D’une main gracieuse, l’ancien chat rabattit en arrière ses longs cheveux couleur de lune et esquissa un sourire amusé face à la moue boudeuse qu’arborait Jeanne.

— Eh bien quoi ? s’enquit la féline.

— Montre don’ ta vraie trombine, Mèng ! ordonna la mauvaise humeur de Jeanne.

Une humeur qui n’atteignit pas son acolyte. Dans un soulèvement d’épaules, elle secoua sa chevelure qui se teinta du noir de la nuit tandis que son visage rajeunissait de plusieurs décennies. 

— Une habitude que j’ai conservé de ton prédécesseur. Il aimait à ce que je vieillisse au même rythme que lui.

— Les bonhommes… rouspeta la vieille femme. Pas besoin d’tes illusions avec moi, j’sais bien qu’le temps a pas d’prise sur vous autres.

— Oh si, rectifia ladite Mèng. Juste pas selon la même temporalité. 

Jeanne ne s’y trompait pas, malgré le ton léger et le sourire greffé au visage de la brune, l’amertume lestait d’une enclume le timbre de sa voix. La veilleuse ne connaissait pas toute l’histoire, à dire vrai elle en ignorait jusqu’aux grandes lignes, mais elle savait reconnaître une femme mélancolique.

— Ça fait combien d’temps qui sont partis pour toi ? demanda-t-elle avec une feinte nonchalance.

— Sept ans. 

— Seulement ? s’étouffa Jeanne qui en perdit son masque de feint désintérêt. Mais ça fait des siècles qui sont partout dans not’ arbre généalogique !

Sous le feu des amandes d’ébène que Mèng braqua sur elle, Jeanne se recomposa son simulacre de flegme. 

— Y sont vraiment c’que Michel dit qui sont ? reprit-elle après un instant de silence passé a observer les étoiles se draper de nuages bas.

— Il dit quoi Michel ? demanda Mèng.

Paume tendue, elle réceptionna la première goutte de pluie qui vint s’écraser contre son épiderme. Lèvres pincées, elle la rapprocha de son visage et l’observa glisser le long de son poignet jusqu’au pli de son coude à mesure qu’elle relevait le bras.

— Il a parlé d’Nephilim, bégaya Jeanne en épiant la scène.

— Hum… Nāphîl. Un des nombreux noms que l’on nous a prêté, chuchota-t-elle songeuse. Nous avons été tellement de choses depuis l’aube de l’humanité. Des dieux, des anges, des créatures mythologiques. De tout temps vous avez cherché à expliquer notre existence.

Sous la force du regard de Mèng et celui stupéfait de Jeanne, la goutte de pluie défia toutes les lois de la physique, et remonta du coude jusqu’au poignet de la jeune femme, avant de s’établir, à nouveau, dans le creux de sa paume.

— Alors que nous sommes bien plus que ce que vous êtes en capacité d’imaginer, conclut-elle.

Puis ses doigts fins se refermèrent sur la goutte. 
 

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Hylla
Posté le 19/11/2021
Nous y sommes ! J'ai attendu ces derniers chapitres, et je dois avouer que c'était pour le mieux. Tu as très bien réussi à nous boucler toutes ces intrigues une à une, et à poser les bases d'un nouveau départ. En tout cas, félicitations ! C'était un gros projet à boucler, et j'ai pris plaisir à le lire du début à la fin :)

J'avoue que je ne m'attendais pas à ce que le chat soit cette personne-là, je pensais vraiment que ce serait le grand-père. C'était un peu réducteur de penser ça ><

Je lirai la suite avec plaisir !
Notsil
Posté le 13/11/2021
Coucou !

Eh bien eh bien, ça y est on a les révélations du titre, le rappel que ce n'est qu'un tome 1 et qu'il y aura une suite ^^
C'est bien d'avoir expliqué pour Nephelim, parce que ça me titillait mais je ne me souvenais plus d'où j'avais vu ce terme.

Benjamin, il a clairement l'âme d'un berger pour le petit groupe.

J'ai beaucoup aimé la discussion/les pensées d'Astrée sur l'existence ou pas de Dieu, la foi, les croyances...

La nénette de la fin, elle faisait quoi, du coup ? Elle veillait plus ou moins sur Astrée, aussi ? Pourquoi Jeanne ne semble pas l'aimer ?

Et donc ils vont aller se cacher... quelque part. M'est avis que ça ne va pas être si simple, qu'Astrée ne va pas accepter de rester enfermée quelque part, que les compères de Pierre ne vont pas lâcher l'affaire :)

Pour la toute fin.... j'adore la dernière phrase de Mèng, mais j'ai l'impression qu'il manque un mini truc sur ce qu'il advient de la goutte pour rebondir sur ses paroles, du coup.

J'ai vu 2 petites fautes :

"— Ensemble ? voulu savoir Astrée." -> voulut

"rectifia le prête en un sourire contrit. " -> prêtre

Sinon c'est top, tu réponds aux questions tout en en soulevant d'autres (qu'on ne les retrouve pas si tôt, pas ensemble...), parfait pour annoncer le tome 2 tout en ayant conclus le tome 1 en éliminant la menace Pierre !

Je reviens pour le côté "c'est un refuge pas une prison", je ne sais pas pourquoi, j'ai quand même l'impression qu'on les empêchera de s'en aller 😇

En tout cas c'était une chouette aventure, et j'espère les retrouver (bientôt ? 😇 ) pour la suite !

(sur ce je retourne écrire mon Nano, je voulais résister et faire mon quota avant de lire, j'ai pas tenu ^^).
Vous lisez