L'homme d'une soixantaine d'années se trouvait dans l'embrasure de la porte. Un sourire discret au coin des lèvres, il portait un regard perçant sur les deux jeunes gens. Sans un seul battement de cils, ses prunelles couleur ambre scrutaient, détaillaient, s'animaient en parcourant les corps et les physionomies. Mal à l'aise et sur la défensive depuis des heures, Astrée recula, ploya sous cette force intrusive. Son dos rencontra rapidement le corps ami, le corps amant, qui s'enroula autour du sien à la manière d'un bouclier, d'une muraille, et la ramena dans la forteresse qu'il était.
— ... Connue par un petit nombre d’initiés, acheva finalement l'homme dont l'inspection prit fin dans un sourire plus franc. C'est un honneur de vous rencontrer. Je n'aurais jamais cru que ça puisse arriver de mon vivant.
Il s'était approché et leur tendait sa main avec fébrilité. De l'autre côté de la table, Jeanne rayonnait et Jean venait d’apparaître dans l’embrasure de la porte pour accueillir le nouveau venu. Astrée attendit que Syssoï réponde à cette paume offerte avant d'en faire de même. Terrée contre lui, sa présence rassurante contre son dos, elle observa le vieil homme. Elle le détailla de sa tenue pour le moins originale à sa barbe longue et grisonnante, de sa très grande excentricité à cette croix à huit pointes qui pendait depuis son cou jusqu’à son torse.
— La croix de Malte, réagit-elle.
Sa voix n'avait été qu'un filet, mais son affirmation ferme et son regard désormais assuré.
— Fine observation, se réjouit-il en quittant sa petite main pour aller porter la sienne à son pendentif. Mais il s’agit de la croix de Saint Jean.
— Saint Jean de Jérusalem ? s’interrogea-t-elle avec perplexité.
Astrée reporta son attention sur la tenue étrange de cet homme qui l’était tout autant. Un pantalon à carreaux rouge et noir qui semblait s’être échappé du Londres des années soixante, une chemise bleue nuit boutonnée jusqu’à la glotte, sur laquelle il avait jeté un gilet noir en… angora ? Sans parler de ses chaussures que l’on aurait cru récupérées dans un surplus militaire. Non, cet homme ne correspondait en rien à l’image que l’on pouvait se faire d’un ecclésiastique.
— Saint Jean de Jérusalem ? demanda la voix de Syssoï à son oreille.
— Un ordre religieux, je crois.
Un souvenir, rien de plus. Astrée tirait sur un souvenir dont elle ignorait l’origine. Si elle avait été baptisée et avait reçu un semblant d’enseignement catholique, rien ne justifiait cependant qu’elle puisse reconnaître un Ordre à sa seule croix. Saint Jean de Jérusalem. D’où tenait-elle cela ?
— C'est exact. Je suis le frère Michel de l'Ordo Hospitalis Sancti Johannis Hierosolymitani. Vous n'avez pas reçu d'éducation religieuse, mon fils ?
— De confession orthodoxe, si.
— Hum... Je vois.
Cette nouvelle semblait laisser le religieux dubitatif, non pas qu'elle l'incommode réellement, simplement elle le surprenait.
— Bien, nous aurons tout le temps nécessaire pour rattraper ce détail fâcheux. En attendant, si vous voulez bien me conduire jusqu'à notre invité...
*
C'est Jean qui l'avait accompagné jusqu'au salon, et tandis que les deux ecclésiastiques pénétraient dans la pièce attenante, elle comprit que Pierre s'était remis du coup sur la tête.
— Je suis réellement très honoré de vous rencontrer, entendit-elle s'enthousiasmer le nouveau venu. Bien que vous ayez fait quelques mauvais choix...
Bien étrange manière de se présenter au type qui avait cherché à la tuer. La jeune femme secoua la tête d'incrédulité, avant de se rendre à la fenêtre donnant sur la cour. Elle laissa son buste s'extirper de la cuisine pour profiter de la fraîcheur revigorante de la nuit tombée. Quelle heure pouvait-il être ? Sans son portable, elle se sentait dépossédée de tout.
— C’est qui ce clown ?
Benjamin et Pâris venaient de faire leur entrée dans la cuisine. Et cette interrogation émanait de son cadet qui, un pouce balancé par-dessus son épaule, désignait le salon dans son dos.
— Un prêtre, répondit Syssoï à sa place
Depuis le banc où il avait échoué, le Russe demeurait tendu, et ne semblait pas réellement apprécier la distance qu'Astrée venait de mettre entre eux. Jeanne, un torchon dans une main, une tasse humide dans l'autre, l'observait, elle aussi, d'un drôle d’air.
— Encore un ? s’étonna Benjamin.
— Don Camillo et Guillaume de Baskerville ne devraient plus tarder, renchérit Astrée avec sarcasme.
Depuis sa fenêtre elle sentit plus qu’elle ne vit l’agacement qu’elle venait d’engendrer chez le danseur.
— Est-ce réellement le moment de faire de l'humour ?
Voilà, elle avait vu juste.
— Je crois que c’est le moment ou jamais, au contraire, répondit-elle en se retournant complètement pour faire face à la pièce. Détends-toi, j'ai juste besoin de prendre un peu l'air, et puis regarde, j’ai ton petit hortensia pour me protéger en cas de danger.
D’une main, elle agita le petit pot que Jeanne avait replacé, mais Syssoï ne goûtait que peu sa plaisanterie. S'il n'ajouta rien, le regard qu'il lui lança aurait suffit à terrasser une armée ennemie. Malheureusement pour lui, après ce qu'elle venait de vivre durant les dernières heures, ses billes océan n'étaient plus guère impressionnantes. Dans un soupir, Astrée quitta le rebord de la fenêtre afin de revenir sur ses pas.
— Ils vont faire quoi de Pierre ? demanda Pâris à une Jeanne occupée à sécher la vaisselle qu'elle n'en finissait plus de faire.
— Pas la moindre idée, gamin. J’n'ai fait que d’prévenir les autorités compétentes, mais j'en sais pas plu’ que vous.
— Justement, c'est quoi cette réunion du clergé sous mon toit ? interrogea Astrée en se laissant choir sur le banc. Je ne suis pas certaine qu'un exorcisme sur Pierre soit d'une quelconque utilité.
Reposant la dernière tasse sur l'égouttoir de l'évier, la postière s'essuya les mains en tendant l'oreille. On n'entendait plus rien. Soit les trois hommes étaient extrêmement silencieux, soit ils avaient quitté le salon.
— Ah ça… J’suis pas au courant d’tout, gamine. On m’a juste dit que j’devais donner l’alerte à Michel si j’tombais sur toi.
— Qui ça « on » ? demanda-t-elle en gagnant un peu en agitation.
— Le précédent veilleur, répondit Jeanne après un coup d'œil hésitant en direction de Benjamin.
Astrée avait suivi son regard, et si elle le comprenait, elle ne l’acceptait pas pour autant. Benjamin était un Beynac, qui plus est.
— Qui était ? insista la jeune femme que les non-dits de Jeanne agaçait de plus en plus.
— Eugène, j’te l’ai d’jà dit.
Eugène ? Son arrière-arrière-grand-père ? Si Jeanne en avait parlé longuement, il ne semblait pas à Astrée qu’elle avait précisé qu’il était un veilleur. Un bref coup d’oeil en direction de Syssoï lui donna raison.
— Comment sont choisis les veilleurs ? demandait-il, justement.
A nouveau, Jeanne hésita. La vaisselle achevée, elle s’en retourna vers le banc où elle échoua son séant. Son regard pâle ne quittait le duo formé par Pâris et Benjamin, silencieux et attentif dans un coin de la cuisine. Ses billes usées se reportèrent sur Astrée, comme si la postière attendait son autorisation. Une autorisation qui se manifesta sous la forme de cette main que la jeune femme agita pour inviter les deux Beynac a venir les rejoindre autour de la table.
— On reçoit une visite du vivant de l’précédent veilleur. Après quoi, l’précédent nous apprend tout c’qu’on sait, reprit la vieille dame résignée. Mais c’est pas c’que tu veux savoir, pas vrai ?
Sur son banc, Syssoï se crispa de manière imperceptible. Mais Astrée le remarqua. Ses pupilles s’étrécirent, ses membres devinrent plus rigides et sa position tout autant. Ses lèvres disparurent en un pli pincé. Jeanne avait perçu quelque chose dans sa question. Quelque chose qui échappait totalement à Astrée mais qui pourtant faisait mouche.
— Ai-je un veilleur ? arracha-t-il d’entre ses lèvres avec réticence.
— T’es supposé en avoir un, répondit Jeanne. Mais j’sais pas qui c’est. On s’connait pas entre nous. Et pour cause, même vous, vous n’vous connaissez pas à la naissance. Faut qu’vous vous rencontriez pour qu’le sang s’agite et que tout l’bazar se déclenche. Y a tout qu’est compartimenté, on sait jamais plus que c’qu’on a besoin d’savoir. J’sais même pas ce que sait le Fra’ Michel. J’sais juste que c’est vot’ prochaine étape.
Astrée chercha à croiser le regard du russe, mais ses prunelles qui s’étaient dirigées vers le foyer se dérobaient. Impassible, il semblait se désintéresser totalement de la conversation. Elle savait qu'il n'en était rien.
— Et Pierre, réalisa brusquement Astrée. Qu’est-ce qu'il sait ?
Était-il détenteur d’une forme de vérité ? Devait-elle prendre au sérieux les démences qu’il avait éructées pendant des heures ? Astrée l’avait cru fou, devait-elle y percevoir une ébauche d’explication quant à sa nature exacte ?
— J’sais qu’vous êtes pas les seuls exemplaires de vot’ race. Enfin si on peut appeler ça une race. Et avant qu’tu me poses la question, j'sais pas exactement c’que vous êtes, juste qu’y’a des gens comme vous qui estiment qu’vous avez pas à être là. Et pour ça, sont capables du pire, les bougres.
— Il m'appelait Moira, se rappela Astrée. Il prétendait qu'on avait été marié. Et il savait que mes rêves étaient en fait la mémoire qui me revenait. Il m'attribuait plein de prénoms de différentes consonances, et ça peut sembler absurde, mais certains d'entre eux sonnaient comme familier, tandis que d'autres avaient carrément du sens. Il a cité Aelìs, par exemple.
— Tes vies antérieures ? interrogea Jeanne en se frottant le menton.
— Il semblait dément et totalement possédé, son discours était flippant et passablement incohérent, mais c'est ce qu'il prétendait... Il disait se souvenir d'absolument tout et envier mon amnésie.
— Il ne s'agit pas d'une amnésie
La voix émanant de son dos la fit sursauter. Une main contre son cœur fragile, elle retroussa ses babines par instinct.
— Vous ne pouvez pas vous annoncer au lieu de surgir de la sorte ? C'est agaçant à la fin ! se plaignit-elle.
— Toutes mes excuses, répondit le frère Michel en reculant juste assez pour pouvoir donner trois petits coups brefs sur le chambranle de l'arche faisant office de porte. Est-ce mieux ainsi ?
— C'est surtout trop tard, mais merci de l'effort.
— Je disais donc qu'il ne s'agit pas véritablement d'une amnésie, mais plutôt d'un protocole de sécurité visant à vous épargner cette surchauffe qui accable ce pauvre garçon...
— Un pauvre garçon qui projetait de la tuer après l'avoir enlevé et séquestré pendant des heures !
La voix de Syssoï gronda avec tant de véhémence que le frère Michel en recula d'un pas, et baissa la tête de soumission.
— Pardonnez-moi, je ne cherchais pas à minimiser la gravité de ses actes ni l'épreuve endurée par vous deux.
L'homme fit preuve d'un tel excès de respect qu'il en laissa les deux jeunes gens perplexes. Après avoir échangé un regard d'incompréhension, Syssoï reprit :
— Qu'est-ce que vous pouvez nous dire sur ce qui nous arrive ?
L'homme soupira. L'homme avança. L'homme se gratta la barbe et hésita. Par où commencer ? Que dire alors qu'il y avait tant à évoquer ?
— Vous n'êtes pas des êtres humains normaux, vous appartenez à une caste disons... supérieure. se lança-t-il, finalement.
— Pardon ? Comment ça supérieure ? Genre on aurait développé des capacités type pouce opposable 2.0 ?
Astrée avait été la première à réagir, incapable de retenir son tempérament sanguin qui la rendait si prompte à s'agacer de toutes ces révélations sibyllines. Elle aurait voulu que quelqu'un lui explique clairement ce qui lui arrivait, pourquoi elle avait la sensation que Syssoï était, pour elle, une sorte de fatalité, et pourquoi des gens se trouvaient prêt à tuer pour ça. Mais rien ne venait. C'était comme un jeu de piste insupportable pour l'impatiente chronique qu'elle était.
— Je ne comprends pas un seul mot de ce qui vient d'être dit... Je vous demande pardon, je vous vois parler, je vous entends parler, mais... rétorqua l'insolent homme d’église.
— Est-ce qu'il s'agit d'une forme d'évolution, type darwinisme, quoi ! coupa-t-elle en soupirant.
— Oh, Seigneur ! Un orthodoxe et une cartésienne, manquait plus que ça !
Secouant la tête, il fit preuve d'une telle impertinence qu'Astrée s'en vexa. Être cartésienne n'avait jamais représenté une insulte à ses yeux, et pourtant dans la bouche de l’ecclesiastique, elle eut l'impression qu'il s'agissait d'un des pires maux du monde.
— Qu'est-ce que nous sommes, bon sang ?
— Traqués... Et à partir de maintenant, en fuite, annonça-t-il le plus calmement du monde.
*
— Il en est hors de question !
Debout, impressionnante malgré sa petite stature, elle s'agitait, faisant preuve d'une force de conviction absolument fascinante. Fascinante, c'était l'adjectif qui lui collait le mieux au tempérament depuis qu'il avait croisé sa route. Elle le fascinait au-delà du raisonnable. Il s'était cru insensible, impassible, sans doute mort, et puis il avait suffit d'un simple regard et ce cœur qui s'était immobilisé voilà des années s'était remis à battre crescendo. L'organe s'était emballé et n'en finissait plus de s'affoler. Plusieurs mois, désormais, qu'il vivait avec cette sorte de tachycardie.
— Syssoï ! Dis-lui qu'on ira nulle part avec lui ! avait-elle hurlé.
Puis elle avait claqué la porte dans une sortie fracassante, fascinante et quelque part majestueuse. Elle l’avait abandonné, lui, derrière avec la charge de faire appliquer ses ordres. quelques instants plus tôt avant de claquer la porte derrière elle. Mais Astrée avait dit « on ». Malgré son obstination à refuser l'aide qui lui était proposée, elle ne projetait rien sans lui. Un « on » incroyablement rassurant sans qu’il ne s’explique exactement pourquoi.
— Vous êtes en danger, vous ne pouvez pas rester ici, tenta l’homme d’église en triturant cette étrange barbe.
— Il n'est pas question de rester ici, je vous rassure, je crois qu’elle compte bien rentrer chez nous, lui répondit Paris avant de prendre la suite de sa sœur.
— C'est pure folie ! Ils connaissent certainement déjà vos adresses !
— Qui ça « ils » ? Et qu'est-ce qui nous prouve qu'on peut vous faire confiance, que vous n'en faites pas partie de ce « ils », hein ?
Benjamin venait d’intervenir pour la première fois, si bien que l’éclésiastique sembla le découvrir seulement. Il l’étudia en silence, tirant sur sa longue barbe dans un effort de concentration, puis hocha du chef comme s’il venait d’arriver à une conclusion acceptable.
— Ce n'était donc pas une légende, les Beynac sont d'un entêtement spectaculaire !
Un affront de plus qui fut de trop pour le danseur. Il sentit ses poings se serrer, ses yeux s’étirer en deux fentes, et cette boule en pleine formation au sein de ses tripes et qui s'apprêtait à jaillir sur le pauvre moine.
— Ça suffit ! tonna-t-il en sortant brusquement de son mutisme doublé d'immobilisme.
Il quitta le banc et alla se positionner à quelques centimètres de Benjamin, son regard de lave braqué sur le frère Michel de manière à ne laisser aucun doute sur l'identité du destinataire de cet ordre.
— Accordez-nous quelques minutes, reprit-il en faisant signe à Benjamin de le suivre vers la sortie.
— Qui, moi ? réagit à rebours ce dernier.
Surprit, Benjamin jeta un regard à la ronde comme pour chercher confirmation dans les yeux de Jeanne, Jean ou Michel.
— Non, mais sérieusement, moi ? demandait-il encore en trottinant derrière l’ombre du grand Russe.
Il y eut bien quelques tentatives d'objection, mais il les balaya facilement d'un simple regard puis tourna les talons, le cousin dans son sillage. Il délaissa l’ambiance étouffante de la gentilhommière au profit de cette cour où Astrée puis Pâris avaient disparu. Ils ne furent pas bien compliqués à retrouver. Dans la pénombre du crépuscule, la colère d’Astrée éclairait la nuit, déchirait le ciel, et aspergeait le visage de la jeune femme de ces lueurs épisodiques. L’orage. Toujours ce même orage spectaculaire, comme raccordé aux émotions de la brune.
— Je ne le suivrais pas, ce n'est pas la peine d'insister ! l'informa-t-elle lorsqu'il arriva à sa hauteur.
— Bien que je pense que ce ne soit pas forcément une mauvaise idée de se faire oublier un peu, ce n'est pas pour ça que je suis ici.
— Pourquoi alors ?
Surprise par sa réponse, elle fronça les sourcils et inclina légèrement la tête sur le côté, sans le quitter des yeux. Une attitude qu'il lui connaissait déjà, mais qu'il comparait pour la première fois à celle d'un félin face à un bruit inhabituel. Une réaction qui fit naître un sourire sur ses lèvres sans qu'il n'en prenne conscience.
— Pour cinq minutes hors de la juridiction du Vatican.
Dans son dos, il désigna la fenêtre de la cuisine ouverte à plusieurs mètres. Une cuisine où devaient encore se tenir les deux hommes d’église et la postière. Le temps leur faisait cruellement défaut, ils avaient raison, mais un sursis semblait nécessaire aux Beynac et lui afin d’ingérer toutes les informations et révélations de la soirée.
— Et toi ? demanda Astrée en découvrant son cousin dans l’ombre du danseur.
— Il m’a demandé de le suivre, répondit-il avec hésitation. Ne me regardez pas comme ça, moi aussi ça m’a surpris.
Syssoï n’avait, effectivement, jamais fait démonstration d’une grande attention portée envers les Beynac masculins. En réalité, il n’avait jamais accordé la moindre attention à personne avant elle. Aussi ne se vexa-t-il pas face aux regards interrogateurs convergeant vers lui.
— Il s’est pris les foudres du type à la barbe, rétorqua Syssoï nonchalamment. Ca nous fait un point commun.
Les mains dans les poches, il se contenta d’hausser les épaules. La lune haute s’était dégagée. Les nuages évaporés faisaient place à la brise légère. Le Russe reporta son attention sur la jeune femme qui n’en finissait plus de le fixer avec curiosité. Il n’ignorait rien des questions qui lui agitaient les neurones en cet instant, ni du chaos qui régnait sous les ondulations brunes. Il lisait en elle. Littéralement. Jeanne avait raison concernant la végétation, mais ses capacités ne se limitaient pas à cela. Si les plantes avaient toujours réagi à sa présence, les choses étaient quelque peu devenues incontrôlables au cours de ces derniers mois. Pourtant, il n’avait compris que tout ceci émanait de lui que lorsqu’un l’autre phénomène était apparu. Lui qui n’avait jamais écouté s’était mis à entendre. Entendre malgré lui ce que ces autres, tous ces autres taisaient. Syssoï n'avait pas accès à tout ni à tout le monde. Mais elle… Elle criait dans sa tête. Ses pensées, ses maux s’imposaient à lui avec impudeur. Pas tout le temps. Heureusement. Mais bel et bien en cet instant. Ses doutes et ses angoisses avaient jailli presque instantanément, obligeant le danseur à se frotter les tempes vigoureusement.
— Puisque tu es là, qu’est-ce que tu peux nous dire sur les hospitaliers de Saint Jean de Jérusalem ? formula-t-elle, justement, une de ses interrogations à voix haute.
— Comme tu viens de le dire, c’est un ordre hospitalier à la base, puis militaire, commença Benjamin en retrouvant le banc de pierre qu’il n’avait quitté que quelques minutes plus tôt. Leur création remonte aux croisades, à peu près en même temps que les Templiers. D’ailleurs, ils ont beaucoup en commun avec eux. Puis l’occident a perdu Jérusalem et Saint Jean d’Acre, et l’Ordre est revenu en Europe. Ils se sont installés à Chypre, puis à Malte. D’où la croix. A la disparition des Templiers sous Philippe le Bel, ils ont hérités de leurs biens. C’était un Ordre très riche, avec beaucoup de possessions, mais ils ont perdu en rayonnement il y a quelques siècles. Je les pensais disparus.
— Visiblement pas totalement, soupira Pâris installé aux côtés de son cousin. Le prêtre barbu dit appartenir à cet Ordre d’après Astrée.
— C’est impossible, assura le cousin. Ils n’ont plus aucune possession en France.
— Est-ce qu’ils en ont eu dans le coin ? demanda une Astrée en pleine réflexion.
Intrigué par cette question, Syssoï cessa de lutter contre l’immersion des pensées de la jeune femme, et les laissa prendre place sous son crâne. C’était comme un ouragan dévastateur dans un magasin de porcelaine. Le vacarme était insoutenable. Pourtant, à force de recherches, il trouva un fil sur lequel il tira de toutes ses forces. Il était question de la prochaine étape que Jeanne avait évoquée. Si cet Ordre l’était, alors ils devaient l’être depuis des siècles. Astrée pensait qu’ils devraient, dans ce cas, avoir surveillé les Beynac depuis tout ce temps, et peut-être même s’être installés dans le Périgord pour ce faire.
— Ils avaient plusieurs commanderies dans la région, réfléchit Benjamin. En plus de celles héritées des Templiers. La plus proche devait être celle de Condat-sur-Vézère, je crois. Mais ils ont vendu beaucoup de leurs biens. Notre famille a même récupéré un de leurs domaines.
— Lequel ? coupa Syssoï avant que la question ne jaillisse des lèvres d’Astrée.
Tous le contemplèrent avec un peu de surprise et d’inquiétude mêlées face à cet empressement dont il n’avait jamais fait preuve jusqu’à présent.
— Le château de Commarque, répondit néanmoins Benjamin après un instant de silence.
Et l’ouragan des pensées d’Astrée se reforma contre le front masculin. La jeune femme tentait de se représenter les lieux. Elle n’y avait jamais mis les pieds, mais savait qu’il s’agissait d’une ruine. Son grand-père l'avait évoqué quelques fois. Il n’était plus en leur possession depuis des siècles et pourtant, Paul en avait toujours parlé avec une forme d’affection toute particulière.
— Mais il vous veut quoi, ce type ? Est-ce que quelqu’un peut m’expliquer ce qu’il se passe ? reprit Benjamin en interrompant les pensées d’Astrée dans le crâne de Syssoï.
Un silence de plomb tomba contre les pavés de la cour. Une chouette hulula, des cigales se firent entendre, et les chauves-souris reprirent leurs danses au-dessus des têtes. Des têtes aux regards vides et aux lèvres mutiques. Que pouvaient-ils bien répondre à Benjamin. Pâris lui avait déjà fourni un résumé de la situation. Pour le reste, personne ne détenait la moindre explication. Une conclusion que sembla tirer de lui-même le cousin. Il n’insista pas.
— Excusez-moi ! tonna depuis la fenêtre de la cuisine l’homme et sa longue barbe. J'ai fait une longue route pour venir jusqu’à vous, si vous pouviez remettre votre entrevue nocturne, on a des sujets importants à aborder.
Penché au-dessus du rebord, il fixait la nuit sans trop discerner quoi que ce soit, si ce n’est de vagues formes indistinctes et regroupées.
— J’vais lui faire bouffer sa barbe, au père noël ! s’exclama une Astrée qui amorçait déjà un pas furieux en sa direction.
D’une main dans le pli de son coude, Syssoï l’en empêcha. L’apaisement se dilua tout aussi efficacement en lui, et la jeune femme s’immobilisa.
— Vous ne pensez pas qu’éventuellement, ce mec-là peut avoir les réponses qui vous font défaut ?
Le bon sens de Benjamin venait de se faire entendre à nouveau. Certes, ils ne savaient rien de cet homme plutôt agaçant. Certes, il ne lui accorderait une confiance que très limitée. Mais l’historien avait raison, cet homme détenait des réponses aux questions qu’ils n’avaient pas encore eu la présence d’esprit de lui poser.
— Attendez ici, ordonna le danseur.
Et sans un mot de plus, il attrapa la main d’Astrée pour les conduire jusqu’à l’ecclésiastique et la grande cuisine.
— Qu’y-a-t-il de si urgent ? interrogea-t-il en s’immobilisant sous l’arche.
— Vous mettre à l’abri. Comme je vous le disais, ils ont probablement déjà vos adresses à Paris, et celle-ci aussi, bien évidemment. Nous bénéficions d’un petit sursit le temps qu’ils se rendent compte que votre ami à échoué, mais nous ne devons pas nous éterniser en ces murs.
— Ils ? répéta Astrée.
— Abraxas. Ceux qui ont choisi de revenir dans le but de rétablir l'équilibre. Vous savez, ils ne sont pas armés de mauvaises intentions, au contraire, ils sont juste animés par…
— Revenir ? Revenir d’où ? Et quel équilibre ? Expliquez-vous !
Le stoïcisme venait d’exploser. L’autorité avait éclaté. Syssoï s’était drapé de cette supériorité qui imposait le respect à quiconque se trouvait sous le feu de son regard glacé. La patience l’avait totalement désertée. Il n’avait pas haussé la voix, mais toutes les respirations s’étaient figées.
— Vous… hésita le frère Michel. Vous n’appartenez pas à ce monde. Vous ne devriez pas être ici. C’est du moins ce que pense Abraxas. Ils prétendent que votre présence menace l’équilibre qu’ils se font une mission de rétablir.
— En nous tuant ?
Cette fois, c’était la voix d’Astrée qui avait surgit. Enrouée et mal assurée. Elle détestait chacun des mots qu’elle venait de formuler.
— Ils ne peuvent pas vous ramener de force, il faut que cela soit votre volonté. Alors ils détruisent chacune de vos vies ici afin de vous amener à rentrer de vous même.
— Rentrer où ?
— Alors ça… Chacun y va de sa théorie personnelle. Mais nous verrons cela une prochaine fois. Pour l’instant nous devons organiser votre fuite.
Fuite ? Prochaine fois ? Astrée perdit totalement le contrôle de ses nerfs. La paume de Syssoï contre son bras n’avait plus le moindre effet, et d’une voix rendue suraiguë par la colère, elle s’entendit glapir :
— Je vous demande pardon ?
— Je vous en prie, mon enfant, eût-il l’audace de répondre comme si elle s’excusait réellement.
De quoi, au juste, devrait-elle s’excuser. Cet homme qu’elle ne connaissait pas, distribuait des ordres comme s’il s’attendait réellement à les voir exécuter sans la moindre objection. Tout dans son attitude horripilait la jeune femme. Elle aurait aimé être encore en possession de cette sphère bleue qu’elle avait vu en rêve, et l’a lui expédier à travers la gorge. Au lieu de quoi, elle ne maîtrisait rien, à commencer par ses nerfs
— Syssoï, fais quelque chose ou je vais me mettre à l’insulter, supplia-t-elle. Transforme sa barbe en plante et étrangle-le avec, je sais pas moi…
D’un doigt impérieux, elle pointait l’ecclésiastique imperturbable. Il était bien le seul. Jeanne tendue, froissait le tissu de sa chemise de nuit entre ses doigts. Père Jean nerveux, oscillait du regard comme s’il s’était trouvé à Roland Garros. Le danseur, pour sa part, dévisageait la jeune femme avec consternation.
— Je n'arrive pas à savoir si tu es sérieuse ou si tu te moques de moi ? l’interrogea-t-il.
— Tu ne peux pas faire ça ?
— Evidemment que non. Je ne suis pas Perséphone.
— Et bien, techniquement… intervint Jeanne en levant le doigt.
Avant que le frère Michel ne la fasse taire d’un simple regard réfrigérant. La pauvre postière ramenant bras et doigt tout contre son torse et se mura, à nouveau, dans le silence.
— Je ne prendrais pas la fuite, tonna Astrée brusquement.
Puisque personne ne souhaitait sauver l’homme d’église de ses foudres, elle reprenait les choses en mains.
— On ne vous connait même pas, et vous souhaiteriez que l’on embarque toute notre famille dans une planque quelconque ? Je dis quoi à mon père ? Et à mon oncle ? Tonton, va falloir renoncer à ta carrière, on entre dans un programme de protection des témoins ?
Elle s’énervait, elle s’agitait. Ses bras à force de grands mouvements n’en finissaient plus de venir cogner le danseur qui avait renoncé à tenter de les esquiver.
— Il n’a jamais été question de votre famille. Nous n’avons jurer que de protéger deux âmes seulement, annonça le frère Michel sans se départir de son très agaçant sourire.
Astrée en demeura mutique de surprise un instant. Un très court instant. Puis tout son corps se remit en mouvement, et l’homme d’église ne dû son salut qu’à l’intervention de Syssoï dont le bras ceintura la taille de l’agitée petite fureur.
— Relâche-moi ! J’vais me le faire ! hurlait-elle en s’efforçant d’échapper à la prise ferme.
— Vous pensiez sérieusement qu’elle accepterait de quitter sa famille ? interrogea le Russe tout à fait serein.
— Eh bien… Ma foi, notre refuge n’est accessible qu’à votre espèce.
Leur espèce ? Ceux dotés de capacités étranges ? Si telle était la définition qu’en donnait l’ecclesiastique, alors…
— Pââââââââris ! beugla alors la jeune femme.
Brusquement, son frère se matérialisa au centre de la cuisine, comme au sortir d’une faille invisible, et se cogna contre la table qu’il n’avait pas vu venir. Le jeune homme jura. Jeanne échappa un rire. Et l’homme d’église sursauta.
— Cette espèce-là ? demanda Astrée triomphante.
Eh bien pour du brut de décoffrage je le trouve bien, ce petit chapitre :)
Donc père Michel, nous voilà. On en apprend un peu sur leurs adversaires, qui ont enfin un nom ^^
Moi aussi j'aimerai connaitre le Veilleur de Syssoï, mais je sens que Pierre s'en est comme qui dirait débarrassé.
Ca papote sec, en tout cas, ça papote sur l'urgence de s'enfuir, et je crains qu'à force de papotage les autres débarquent :p
Bon, ceci dit, avec Pâris qui peut se TP à volonté, ça peut aider ^^
Astrée, spécialiste de la fuite, qui justement ne veut plus fuir :) ça pourrait être une justification de sa part, qu'elle en a marre de fuir et qu'elle a décidé d'affronter ses problèmes, et qu'elle ne va pas re-fuir direct, du coup.
Benjamin, je ne cerne pas encore totalement son rôle. C'est le cousin qui connait toute l'histoire de la famille j'ai l'impression, et l'Histoire aussi de façon générale. Le futur veilleur de l'incarnation future d'Astrée ?
Comparer Michel au Père Noël, c'était marrant :p et Syssoï qui peut donc quelque part lire dans les pensées.... il ne veut pas tester un peu sur Pierre ? Ok il n'a pas l'air de trop maitriser, mais du coup.... et pourquoi ne pas confronter Pierre, à eux tous, d'ailleurs ? (parce qu'ils doivent fuir est une très bonne auto-réponse, en fait ^^).
Curieuse de ce que tu leur réserves. Je me demande si tous les Abraxa sont aussi extrémistes ou si certains sont de leurs côtés, quelque part.
(Juste... Benjamin... La réponse est : oui. Mais chuuuuut ! Ce sera l'occasion d'un tome 2 haha)