56. Ecailles

Par Gab B
Notes de l’auteur : Bienvenue dans le chapitre 13 ! Il reste encore un peu de route à nos protagonistes :)
Bonne lecture !

Chapitre 13 : Le Fleuve

 

Ecailles

 

De l’eau, des troncs pourris, des arbres pétrifiés.

Depuis qu’ils avaient quitté la vallée pour suivre le Fleuve dans la forêt, le paysage qui les entourait n’avait pas changé. Le sol se faisait grignoter par l’eau, se détachait par petits bouts poussiéreux qui se dissolvaient dans le liquide transparent et ouvrait une voie navigable dans ce milieu hostile. Les arbres qui s’étaient auparavant situés sur leur chemin s’étaient tous effondrés, leurs racines ne trouvant plus de terrain auquel se raccrocher. Certains commençaient déjà à pourrir à cause du contact prolongé avec l’humidité dont ils n’étaient pas habitués. Ces arbres qu’aucune hache ni aucune scie ne parvenait à entailler n’avaient pas résisté à l’action divine du Fleuve. Pourtant peu superstitieux, Mevanor avait du mal à ne pas y voir un signe des Dieux ou du destin.

Assis sur la cabine de la barque de fer, le jeune homme n’arrivait pas à dessiner. Il s’était isolé pour échapper aux discussions, aux spéculations, à l’enthousiasme. Il avait essayé de sortir son fusain pour concentrer ses pensées, mais elles ne faisaient que s’éparpiller.

Il leva les yeux de son parchemin. De là-haut, il avait l’impression que leur embarcation avançait dans un très long couloir, beaucoup plus étroit que le canyon. Et ce couloir rétrécissait de plus en plus. Sans doute progressaient-ils plus rapidement que le Fleuve au milieu du sol aride de la forêt. Que se passerait-il quand ils l’auraient rattrapé ? Depuis le bateau, aucune spore toxique ne les atteignait. Mais s’ils se retrouvaient soudainement au sec, combien de temps survivraient-ils ?

— C’est étrange, n’est-ce pas, de voir la forêt se transformer ainsi. Comment tu es monté là-haut ?

Mevanor baissa la tête pour découvrir Mara qui s’était approchée de lui. À l’autre bout du navire, Bann et Glaë semblaient en grande discussion ; les deux miliciens que l’administratrice Volbar avait convaincus de venir jouaient aux cartes avec Rohal et Demka. Quand Mevanor et Glaë avaient rejoint Bann au port Kegal avant de partir, le jeune homme avait été surpris de trouver ses deux amis en compagnie de son frère. Il n’avait pas imaginé que Bann embarquerait encore plus de monde dans leur tentative désespérée de sauver leur honneur. Mais ce dernier avait expliqué qu’ils auraient besoin de bras pour ramer, surtout au retour, et qu’ils croiseraient certainement des bêtes. Mara avait dû se faire la même réflexion de son côté, car elle avait débarqué avec deux miliciens de son quartier. Au début, leur présence n’avait pas ravi Bann, qui l’avait accusée de ne pas leur faire confiance ; l’administratrice avait alors menacé de les dénoncer à Ekvar. L’aîné des Kegal avait fini par céder en grommelant.

Le jeune homme offrit une main à la brune pour l’aider à grimper, ce qu’elle fit plus facilement qu’il ne l’aurait cru. C’était la première fois qu’il la voyait porter autre chose qu’une robe élégante et il n’aurait jamais imaginé qu’elle fut seulement capable de monter une échelle de corde. Il se décala légèrement de sa position et lui indiqua de s’asseoir à côté de lui, sur la couverture. Sous le soleil d’été, l’acier de la barque était devenu brûlant, remplissant l’air d’une odeur de métal chaud.

— Ton frère veut qu’on arrête le bateau bientôt, tant qu’il fait encore jour. Il propose qu’on profite de la fin de la journée pour fêter notre découverte, dit Mara en lui tendant une flasque.

Mevanor leva les yeux au ciel. Cet enthousiasme précoce était typique de Bann.

— Qu’y a-t-il à fêter ? maugréa-t-il. Nous n’avons rien trouvé d’intéressant et il vaudrait mieux rester sur nos gardes. Nous naviguons en plein milieu de la forêt.

Il marqua une pause. Face à lui, le visage de l’administratrice le contemplait, insondable. Elle ne paraissait pas surprise par son ton rabat-joie ; elle était peut-être déjà parvenue aux mêmes conclusions que lui.

— Excuse-moi, je n’ai pas le cœur à la fête. Nous avons abandonné notre famille dans la précipitation, sans même laisser un message pour les avertir, alors que le Général en avait après nous. Qui sait ce qui arrivera quand il découvrira que nous sommes partis ?

— Ne t’inquiète pas pour tes parents. Un de mes amis sait où nous sommes, il préviendra mon père s’il sent que les choses tournent mal en ville.

Comme souvent, Mara avait réfléchi avant de répondre, pesé ses mots. Qui pouvait être cet ami dont elle parlait ? Et comment avait-elle eu le temps de lui raconter leur destination ? Peu importait. De toute façon, sa réponse sibylline ne convenait pas vraiment au jeune homme.

— Même si ton père est mis au courant, rien ne dit qu’il fera profiter mes parents de l’information. Il voudra sûrement les prendre de court et garder le secret de la découverte pour lui.

— Il n’est pas un monstre ! s’offusqua son interlocutrice. C’est vrai qu’il a ses défauts, mais il ne maintiendra pas Ateb et Subor dans l’ignorance. Vous n’êtes pas nos ennemis. Ne te laisse pas berner par le jeu de la politique, c’est de Vélina dont il faut se méfier.

Elle n’était peut-être pas leur ennemie, mais sa présence avec eux sur cette barque n’en faisait pas non plus une amie. Tout au long de la construction, elle avait pris Bann de haut, comme s’il l’encombrait. Elle se montrait plus abordable avec Mevanor, moins condescendante, mais il n’était pas dupe. Ses parents lui avaient maintes fois répété qu’il devait se méfier des Volbar. Que Lajos s’était enrichi grâce à la pègre. Que Mara adoucissait les angles. Quel piège essayait-elle de lui tendre cette fois ?

— Tu nous prends pour des idiots, mais Bann et moi ne sommes pas si stupides. Hier, le barrage ; aujourd’hui, cette expédition sur le Fleuve : vous ne nous suivez que par appât du gain. Nous, on voulait juste comprendre où partait toute cette eau, voir s’il y avait autre chose que la vallée. Mais pour vous, ce n’est qu’un prétexte pour s’enrichir encore plus. Plus d’écailles, plus de pouvoir. Un quartier ne devient pas aussi prospère en une génération en vendant du parfum et des cailloux, si précieux soient-ils. Et puis les bâtisseurs n’en extraient que très peu tous les ans.

Avant même qu’il eût terminé son accusation, l’administratrice avait éclaté de rire. Pas un rire nerveux, non, elle paraissait réellement amusée par son discours. Le jeune homme s’arrêta net, les sourcils froncés, les joues roses.

— Qu’y a-t-il de si drôle ?

Elle secoua la tête et retrouva son sérieux, un sourire flottant toujours sur les lèvres.

— Je croyais que vous le saviez, mais de toute évidence je me trompais. Si près de ton nez que tu ne le vois même pas. On ne devient pas si riche si rapidement sans se salir les mains, c’est ça ? Dis-moi, quelle était la situation financière du quartier Kegal avant que tes grands-parents ne le reprennent ?

— Qu’est-ce que tu insinues ? s’agaça Mevanor d’un ton un peu plus brusque qu’il ne l’aurait voulu.

Mara ouvrit de grands yeux étonnés, cligna des paupières comme si elle découvrait son interlocuteur pour la première fois, puis tourna la tête vers la berge.

— Excuse-moi, murmura-t-elle.

Ses propos semblaient sincères. En bas, sur le bateau, Rohal et Demka se défiaient au bras de fer tandis que Bann et Glaë plaisantaient avec les deux miliciens du quartier Volbar. Sur son passage, la pointe du navire repoussait mollement les troncs pétrifiés qui flottaient le long de la rivière et encombraient parfois le cours d’eau. Au fur et à mesure qu’ils avançaient, les morceaux de bois s’écartaient devant eux et formaient comme deux barrières de chaque côté du canal. Le spectacle de tous ces arbres détruits avait quelque chose de désolant.

— Ce n’est pas si simple, reprit doucement Mara au bout d’un moment.

Mevanor leva les yeux vers elle, sortant de sa contemplation. Son agacement était retombé pour laisser place à une mélancolie amère. Il encouragea son interlocutrice à poursuivre d’un haussement de sourcils.

— J’ai grandi en entendant les mêmes histoires que toi, de l’autre côté de la frontière entre nos deux quartiers. Subor m’a encore humilié devant le Haut Conseil ; Ateb me regarde de haut ; les méchants Kegal et la parcelle qu’ils nous ont honteusement volée ; ils sont responsables de tous les maux de la ville !

Après avoir imité Lajos Volbar d’une voix nasillarde, un petit rire cynique avait échappé à Mara. Elle sembla un instant perdue dans ses souvenirs, avant de reprendre.

— Je suis devenue administratrice bien malgré moi, et crois-moi, ce n’est pas si simple, répéta-t-elle. Mon père a bien aidé le tien lorsqu’il avait besoin de poudre pour nous débarrasser du mastodonte, n’est-ce pas ? Et que tu le vois ou non, ses décisions rendent notre quartier et la ville entière plus sûrs. C’est surtout que tes parents et lui ont une vision différente de ce vers quoi la Cité doit évoluer. C’est mon père, et il ne représente pas l’idéal auquel je voulais aspirer en tant que dirigeante de quartier. Mais je comprends certains de ses choix, du moins les plus importants. Il n’est pas aussi mauvais que ce que vous imaginez.

Mevanor lui lança une moue dubitative. Lajos Volbar n’était peut-être pas si mauvais, mais tout le monde savait très bien qu’il complotait avec des contrebandiers. Son interlocutrice ne pouvait pas nier que la source de leur richesse demeurait douteuse.

— Alors mes parents nous ont menti ?

Mara secoua la tête et poussa un léger soupir.

— Non, ils ont simplement caricaturé la situation. Les idées de tes parents ont toujours été plus proches de celles des Letra que des nôtres. C’est plus pratique, plus facile de nous désigner comme les ennemis. Mais même ce bout de quartier que mon père vous réclame, à quoi nous servirait-il ? Nous contrôlons déjà presque la moitié de la ville.

— Qu’est-ce que vous nous reprochez dans ce cas ?

Le sourire empreint de pitié qu’elle lui lança le fit baisser les yeux. Il se sentait comme un enfant idiot qui ne comprendrait pas qu’un et un faisaient deux.

— À toi et ton frère, rien, à part votre manque de suite dans les idées, répondit-elle. À tes parents, de revêtir un manteau de vertu quand ils ne se révèlent pas plus honnêtes que nous. Enfin Mevanor, à ton âge, tu ne peux pas être si aveugle ! Personne n’est jamais tout blanc ou tout noir. Et ceux qui détiennent le pouvoir sont bien obligés de virer vers le gris foncé s’ils désirent y rester. Tu ne sais vraiment pas comment votre quartier est devenu si puissant ?

Sans trop se l’avouer, le jeune homme avait saisi depuis un moment où elle voulait en venir. Mais il ne pouvait pas l’admettre devant elle.

— J’imagine que tu vas me le dire, répondit-il en haussant les épaules d’un air qu’il espéra désinvolte.

Elle plongea ses yeux verts dans les siens, comme si elle voyait qu’il jouait la comédie. Pendant un très court instant, sous son regard presque hypnotique, Mevanor comprit ce que Bann lui trouvait. Et puis elle tourna la tête et la sensation passa.

— En vérité, je ne sais pas exactement. Et je m’en fiche un peu. Mais une chose est sûre : le jour où ce ne sera plus Nedim qui validera les livres de comptes des quartiers, tes parents auront du souci à se faire. Il y a des écailles qui apparaissent de nulle part chez vous.

Le sang monta brusquement à la tête de Mevanor quand tous les morceaux du puzzle se mirent en place. Il se sentit si bête, si puéril. Mara avait raison, il n’avait plus l’âge de croire que sa mère et son père étaient des héros. Ce n’était pas simplement des écailles braconnées qui circulaient dans le quartier Kegal. C’étaient les administrateurs Kegal eux-mêmes qui s’en trouvaient à l’origine. Voilà pourquoi le vieux batelier avait paru surpris quand ils s’étaient enquis du contenu des caisses. Lui aussi supposait que les deux frères avaient connaissance du trafic de leurs parents. Et les miliciens qui les avaient abordés au quartier Viswen ne se trouvaient pas là pour les arrêter, mais pour réceptionner la marchandise. Pour la faire poinçonner.

L’amertume qui lui emplissait la bouche lui donnait presque envie de vomir. Dire qu’il s’était senti si coupable ! Qu’il s’était soucié de l’opinion de son père et sa mère s’ils apprenaient la contrepartie de ce fichu bateau. Qu’il avait commencé à avoir des remords à l’instant où ils avaient quitté la ville pour se rendre au gouffre. Qu’il avait eu peur de ne pas se montrer digne de son quartier. Mais toutes les leçons de morale et d’honnêteté de ses parents s’avéraient une mascarade. Mara avait raison. La famille du jeune homme ne valait pas mieux que la sienne.

À côté de lui, la brune avait détourné la tête, peut-être par pudeur. Il en éprouva une bouffée de gratitude, car il avait trop honte de son comportement et de sa bêtise pour soutenir son regard. Que pouvait-elle penser de lui en cet instant ? Après tout ce qu’il venait de lui dire, toutes ces accusations infondées, pourquoi restait-elle assise ici avec lui ?

C’étaient peut-être ça, les qualités d’une administratrice.

Les yeux de Mevanor, en cherchant à éviter ceux de Mara, tombèrent sur Bann qui riait aux éclats. Bann qui, lui aussi, avait érigé leurs parents en parangon de vertu. Le jeune homme soupira. Il faudrait le prévenir, mais pas tout de suite. Pour le moment, il le laisserait profiter de sa victoire. De toute façon, depuis leur sortie de prison, son frère ne se sentait plus concerné par le quartier Kegal.

Mevanor se figea en songeant à sa sœur, héritière à la place de Bann. À cause d’eux, Ada allait se retrouver mêlée à toutes ces histoires. Dans quoi ses deux aînés l’avaient-ils jetée ?

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