57. Singes

Par Gab B

Chapitre 13 : Le Fleuve

 

Singes

 

Glaë se réveilla au beau milieu de la nuit, la bouche pâteuse, encore engourdie par l’alcool qu’elle avait ingurgité la veille. Bann avait tenu à fêter leur départ, qu’il considérait à la fois comme une victoire et une promesse. Elle n’avait pas réussi à dire non.

La cabine était plongée dans le silence et l’obscurité, éclairée seulement par la faible lueur de la lune qui traversait les barreaux de la fenêtre. Étalés sur des couvertures à même le sol, les sept compagnons de Glaë dormaient profondément. Sous elle, l’embarcation semblait tanguer, alors qu’ils l’avaient fait échouer sur la rive du Fleuve le temps de la nuit. Elle ferma les yeux pour éviter d’avoir la nausée. Sa tête la lancinait, comme si quelqu’un lui tapait sur le crâne.

Soudain, elle se réveilla complètement, tous les sens en alerte. Ce n’était pas l’alcool qui lui donnait cette impression. Il y avait vraiment du bruit à l’avant du bateau ! Un son à peine perceptible, comme un léger tapotement. Puis plusieurs tapotements à des endroits différents. Des tapotements qui se déplaçaient.

Des pas !

Par réflexe, la garde rousse bondit sur ses pieds pour atteindre son épée, posée dans un coin avec ses affaires. Essayant de ne marcher sur personne, elle s’approcha de la fenêtre qui donnait sur le pont et jeta un œil discret à l’extérieur. La vue brouillée par le sang qui lui montait à la tête et battait contre ses tempes, elle dut se concentrer pour comprendre ce qu’elle apercevait. Des formes grises aux contours à peine visibles se dessinaient dans la pénombre. Les formes bougeaient rapidement, allaient et venaient entre leurs caisses de provisions. L’une d’elles s’arrêta et se retourna vers Glaë, une petite silhouette cambrée, debout sur deux jambes frêles. Ses yeux brillants croisèrent ceux de la rousse pendant un court instant avant que celle-ci n’eût le temps de se baisser hors du champ de vision de l’animal. Elle l’avait vu, et il l’avait vue aussi. Pas besoin d’être éclaireur pour reconnaître un singe hurleur.

D’un coup de pierre à feu, elle alluma une lampe à huile qu’elle suspendit à un crochet du plafond, puis elle se mit en quête de sa cuirasse.

— Debout ! vociférera-t-elle pour réveiller les autres. Des singes sur le bateau !

Le bruit et la lumière provenant de la cabine allaient attirer l’attention des bêtes, mais elle ne pouvait pas les laisser piller leurs réserves de nourriture en attendant sagement leur départ. Ses compagnons émergèrent brusquement du sommeil, affolés par ses mouvements et ses cris. Alors que les hurlements des singes perçaient le silence nocturne et qu’ils commençaient à gratter furieusement la porte d’acier qui les séparait des humains, ces derniers se dépêchaient de s’équiper pour se battre. Seule l’administratrice Volbar n’avait pas bougé, assise sur une couverture, les jambes repliées sous sa longue chemise de nuit. Glaë leva les yeux au ciel. Qui emportait des vêtements de nuit pour partir en expédition ? Elle ne serait d’aucune utilité, bien sûr. Jouer les demoiselles en détresse ne rendrait service à aucun d’eux, et surtout pas à Bann. Elle semblait au moins avoir compris qu’elle devait essayer de ne pas les gêner.

— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Rohal après avoir enfilé une cuirasse. Il a l’air d’y avoir tout un groupe, plus d’une dizaine.

— Pour tout ce qu’on en sait, il pourrait y en avoir dix, vingt ou trente, grommela l’un des miliciens du quartier Volbar. Ça vaut pas le coup d’ouvrir le porte pour vérifier. Rien ne dit qu’on pourra la refermer s’il y en a trop.

L’homme, âgé d’une trentaine d’années, ressemblait plus à une barrique qu’à un être humain. De toute évidence, il avait plus été choisi pour sa capacité à ramer sur le chemin du retour qu’à se battre contre les bêtes de l’ombre.

— On ne peut pas les laisser s’emparer de la nourriture, répondit calmement Glaë.

— Bien sûr qu’on peut ! S’il le faut, on n’a qu’à revenir à la Cité, c’est toujours mieux que de se faire tuer par des singes en colère.

— Hors de question, trancha Bann d’un ton sans appel.

Les deux miliciens se retournèrent d’un seul mouvement vers leur administratrice, qui confirma d’un hochement de tête qu’elle partageait l’avis de Bann.

— On y va à trois, ajouta ce dernier.

Pendant qu’il comptait lentement, chacun s’agrippa fermement à son épée, puis Glaë ouvrit la porte d’un coup sec. Un des singes, qui devait s’être appuyé contre la grande plaque de métal, tomba de tout son long dans la cabine en hurlant et gesticulant, avant de rencontrer la lame de Mevanor. La rousse vit ce dernier transpercer le crâne de la bête d’un mouvement vif. Alors qu’elle avait les yeux ailleurs, d’autres s’étaient approchés d’eux ; elle sentit une main griffue se refermer sur son mollet. Un instant plus tard, Bann s’était jeté hors de la pièce, envoyant valser sous son poids l’un des singes qui lui barraient le passage et tranchant le bras de celui qui s’était agrippé à la jambe de Glaë. Son frère le suivit pour aller à la rencontre du reste de leurs assaillants, tandis que Rohal et Demka allumaient d’autres lampes afin d’éclairer le pont du bateau. Glaë ignora la douleur qui lui brûlait le mollet et rejoignit ses compagnons dans la bataille. Les miliciens se tenaient immobiles de part et d’autre de la porte de la cabine, qu’ils avaient refermée, sûrement pour en protéger l’occupante.

Bann, Mevanor, Rohal et Demka se mirent à courir dans tous les sens, d’une cible à l’autre. La vingtaine de singes se déplaçaient plus vite et avec plus d’agilité, esquivant la plupart de leurs coups. Une complicité évidente liait les quatre amis, qui devaient avoir l’habitude de s’entraîner ensemble. Sans même avoir besoin de se parler, ils surveillaient chacun leurs arrières et s’entraidaient quand la situation l’exigeait. Si leur méthode de combat avait d’abord semblé un peu stupide à Glaë, car à bouger autant ils se dépensaient plus que de raison, elle avait le mérite de déstabiliser leurs adversaires. S’ils s’étaient simplement regroupés au milieu du pont, ils auraient constitué une cible facile pour les singes qui auraient pu les attaquer tous en même temps ; au contraire, de cette manière ils se battaient presque systématiquement contre une seule créature à la fois, qu’ils parvenaient de temps en temps à toucher du bout de leur épée.

Après être restée un moment dans son coin, Glaë se lança à la suite de Mevanor qui s’était éloigné vers la proue du navire où trois ombres simiesques avaient choisi de se goinfrer dans leurs réserves de viande séchée plutôt que lutter avec leurs semblables. Deux d’entre eux furent tués, mais le troisième réussit à bondir sur la rive pour fuir dans la forêt. La rousse suivit sa silhouette des yeux un instant avant de se retourner de l’autre côté du bateau et voir que Bann s’était retrouvé seul et dangereusement encerclé. Elle lui cria de faire attention et le regretta immédiatement. Autour de lui, les singes étaient trop nombreux, il ne pouvait plus faire face à l’un sans tourner le dos à un autre, et l’un deux remarqua que l’intervention de Glaë l’avait déconcentré. La créature se jeta sur ses omoplates, s’accrocha aux fines plaques de cuir qui recouvraient son dos et commença à lui lacérer la nuque. Le sang de Glaë se mit à bouillonner, la fureur à l’envahir. Elle courut vers eux plus vite qu’elle ne se serait crue capable. Le regard fixé sur ce singe, aveuglée par la colère, elle ne voyait plus rien d’autre et ce fut uniquement par chance qu’elle parvint à éviter les obstacles sur son chemin. Arrivée au niveau de Bann, qui se débattait sous les poings de son agresseur, elle attrapa la bête par le cou, serra ses doigts aussi fort qu’elle le pouvait pour l’empêcher de respirer et l’arracha du dos du jeune homme. D’un geste plein de hargne, elle le propulsa violemment au sol avant de l’achever avec sa lame. Pendant que Bann et elle reprenaient leur souffle, un autre singe en profita pour se jeter sur la rousse. Elle l’envoya valser d’un grand coup de bras, mais pas assez vite pour éviter une griffure au visage. Alors qu’il retombait mollement sur le pont, sonné, elle passa une main sur sa joue. Une nouvelle balafre. Elle ne les comptait plus.

Ils continuèrent à lutter encore un petit moment, tous blessés, endoloris et fatigués, mais debout. Le nombre de leurs assaillants réduisait peu à peu. Bientôt, les hommes se retrouvèrent en surnombre face aux singes, qui renoncèrent et battirent en retraite. Comme beaucoup d’habitants de la forêt, ils préféraient s’attaquer en groupe à des cibles isolées.

Éreintés par leur combat, Glaë et ses compagnons regagnèrent la cabine après avoir refermé les caisses de vivres pour éviter d’attirer d’autres bêtes. A l’intérieur, Mara avait étalé sur le sol le peu de matériel médical qu’ils avaient pensé à emporter, principalement du tissu pour des bandages et de l’eau-de-vie pour désinfecter les plaies. Pendant un moment, sans dire un mot, ils pansèrent leurs blessures. Jusqu’à ce que l’administratrice Volbar vint briser le silence.

— Belle épée que tu as là, Bann, commenta-t-elle platement.

Son ton ne comportait ni surprise ni reproche ; elle constatait simplement les faits. Glaë se tourna vers l’aîné des Kegal par réflexe, même si elle avait déjà remarqué l’objet. Difficile de le manquer. C’était une magnifique lame d’apparat, recouverte de gemmes, qui arborait un blason sur la garde.

Le blason Volbar.

Bann toussota pour masquer sa gêne alors que son frère, qui portait une épée semblable, s’était mis à rougir.

— Plus utile dans ses mains que les tiennes, railla Glaë. Ou même dans celles de ces messieurs du quartier Volbar, qui n’ont pas été d’une grande aide.

Le plus jeune des deux miliciens, un petit blond qui devait avoir à peine plus de vingt ans, allait riposter, mais Bann ne lui en laissa pas le temps.

— On se serait gêné s’ils étaient venus sur le pont avec nous et il fallait bien qu’ils gardent l’entrée de la cabine, répliqua-t-il en lançant à la rousse un regard réprobateur.

Celle-ci retint un soupir exaspéré. Évidemment, il n’appréciait pas que Glaë s’en prît à sa protégée. Elle devait faire preuve de plus de patience envers Mara Volbar, mais sa présence parmi eux l’agaçait. Pourquoi l’administratrice avait-elle décidé de les suivre ? Ses qualités de politicienne ne seraient d’aucune utilité pour leur expédition et elle ne savait visiblement pas faire grand-chose d’autre.

— Ce n’était pas si terrible que ça, lança Rohal comme pour se rassurer lui-même.

Il avait fini de bander les entailles de son bras gauche et commencé à nettoyer le sang presque sec sur son épée. À côté de lui, Demka secoua la tête pour marquer son désaccord.

— On a surtout eu de la chance ! Il aurait pu y en avoir plus, ils auraient pu réussir à nous blesser plus gravement. Admettons-le, on ne maîtrisait pas du tout la situation.

— Nous ne pouvons pas nous permettre de subir la même attaque demain soir, renchérit Glaë.

Ils avaient vraiment été chanceux. Amarrer la barque sur la rive avait peut-être été pratique, mais surtout inconscient. Et si les autres pouvaient être excusés par leur manque d’expérience, ce n’était pas le cas de la rousse qui avait travaillé dans l’armée et côtoyé des éclaireurs pendant des années. Elle n’aurait jamais dû les laisser arrêter le bateau. Demain, au lieu de rêvasser en regardant leur embarcation naviguer tranquillement à travers la forêt, il faudrait s’organiser sérieusement et trouver une solution pour continuer le voyage en sécurité. Bann avait raison : ils ne reviendraient pas en ville, pas avant d’avoir découvert quelque chose qui en vaudrait la peine. Ils avaient tous trop perdu pour abandonner maintenant.

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