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Par -LF

Le palais présidentiel n’avait rien d’un palais et semblait encore moins habité par un président. La demeure était d’une architecture complexe, construite en forme de x et de multiples couloirs étaient transparents. Des jardins épars constituaient le paysage une fois à l’intérieur. En fait, il ressemblait plus à un musée. Toute trace de la monarchie – les dorures, les parures, les bustes et les tableaux, tout avait été enlevé au profit d’une décoration épurée, presque froide et inhumaine au regard des fioritures qui couvraient les murs du temps des monarques. Le sol était carrelé et gris, dans les couloirs qui semblaient s’étendre jusqu’à l’autre bout du monde.

Un garde était à la tête du drôle de cortège, sous les yeux indifférents du personnel du palais. Une large porte se dressait entre eux et l’ancienne salle du trône, gravée du blason de Betland, autrefois un bateau en bouteille, et depuis l’arrivée de la République, un parchemin embouteillé. Kanku se sentit intimidée devant une telle passerelle, et devant un tel symbole. Tous s’étaient drapés des couleurs de la République : gris et blanc, les rayures n’étaient plus à la mode, mais les pois, si. Xiom avait troqué sa combinaison de cuir marron contre une chemise grise qui laissait entrevoir les cicatrices rose de son torse, et un pantalon ample, suffisamment pour dissimuler ses dagues contre ses cuisses. Kanku quant à elle, portait une jupe grise très large et légère, tombant juste au-dessus des genoux et un haut de lin blanc qui laissait ses bras nus, mais ne s’était pas résolue à quitter la cape prune qui l’accompagnait toujours. Kassandr n’avait pas été convaincu par l’idée de s’habiller en civil et n’avait pas touché à sa tenue. Il n’avait pas encore été chercher son armure chez la vieille artisane, dont il n’avait toujours pas trouvé l’animal. Arian s’était déjà mise à la couleur locale, et n’espérait qu’une chose : que son avis de recherche n’ait pas encore atteint le palais.

Le garde qui les avait menés devant l’entrée frappa trois grands coups, et attendit, invitant le groupe à en faire de même. Un frisson traversa le corps de Kanku, qui était dans l’appréhension de finalement rencontrer le leader et de pouvoir faire ses preuves. La porte s’entrouvrit lentement, et lourdement. Théâtralement. Derrière elle, non pas une salle du trône, ou même un bureau d’affaire, mais une montagne de parchemins, éparpillés sur le sol et les meubles. La pièce était haute de plafond, et ce dernier s’incurvait légèrement à la manière d’une arche. De longues fenêtres inondaient la salle de rais de lumière, et qui pointaient vers des éléments stratégiques : un large bureau, des statues et l’emplacement où devait se trouver autrefois le trône. Au fond de la pièce, assis sur une chaise en bois pliante et une tasse de thé à la main, le Président Gosling était en pleine lecture et se tenait le menton pour réfléchir.

Nehemia Asa Gosling était grand et mince. Sa peau était légèrement mat. Il portait un haut très ample blanc, et un pantalon en lin qui lui descendait jusqu’aux mollets. Ses pieds étaient chaussés dans des claquettes grises. La concentration offrait à ses yeux et à son front de petites rides liées à l’âge. Son nez était aquilin, et il portait de petites lunettes rectangulaires sur le bout de ce dernier. Il tourna la tête vers les visiteurs et les observa très rapidement un par un avant de saisir ses verres et de les poser délicatement sur un meuble pour les accueillir.

— Merci Aldous, déclara-t-il très amicalement. Vous pouvez disposer. Prenez votre journée, votre famille aura très certainement besoin de vous.

Le soldat s’inclina et quitta la pièce, en refermant la porte derrière lui. La voix de Nehemia était plutôt rauque, mais chaude et mettait en confiance. Il s’approcha de Kanku et lui tendit la main pour la lui serrer.

— E-enchantée ! s’exclama-t-elle, paniquée face à tant de familiarité. Je suis Kanku, je viens des Îles Boverland.

— Ravi de vous rencontrer enfin, dès que j’ai appris qu’un mage Orc avait mis les pieds à Caustabro, j’ai immédiatement été impatient de vous connaître. Et qui sont vos acolytes ?

Les autres se présentèrent à tour de rôle, plutôt désarçonnés face à un tel copinage. Xiom jetait de temps à autres des regards confus et inquiets à Arian, craignant de se faire pincer à chaque instant.

— Monsieur le Président, intervint Kassandr en s’avançant légèrement et s’inclinant subtilement, nous n’allons pas vous mentir : nous sommes venus à vous car nous aurions besoin de vos lumières.

Le président fronça les sourcils, vivement intéressé par l’affaire, et invita l’Atlante à poursuivre.

— Nous avons eu pour tâche de découvrir ce que ce parchemin signifie, poursuivit-il en tirant ledit parchemin de la poche de son armure.

Il tendit l’artefact à Nehemia qui le prit avec délicatesse et le déroula doucement.

— C’est du Haut-Betlandien ça ! s’exclama-t-il avec enthousiasme. Mais… mais c’est incompréhensible en revanche, où est-ce que vous avez trouvé ce machin ?

Xiom esquissa un sourire narquois.

— Il nous a été donné par notre employeur, répondit Kassandr sans broncher. Nous travaillons à notre compte pour une affaire de disparition, et potentiellement d’assassinat.

— J’aurais dû m’en douter lorsque j’ai vu Xiom passer la porte, grinça-t-il sympathiquement. Qui d’autre pour participer à ce genre d’enquête qu’un professionnel de l’assassinat ?

L’Elfe fit un pas en arrière et s’apprêta à dégainer ses armes, mais Nehemia l’invita à se calmer d’un geste des mains.

— Je suppose que vous avez vu passer votre avis de recherche, soupira le président en relâchant ses épaules. Ne craignez rien, je sais pertinemment que ce n’est pas vous.

Xiom leva un sourcil dubitatif et complètement narquois :

— Et on peut savoir comment vous en êtes si certain ?

— C’est très simple, expliqua-t-il en croisant les bras, tes dagues sont magiques. Tu ne fais pas que laisser des plaies dans les paumes de tes cibles, tu fais pousser des roses au creux de leurs mains. Quiconque veut t’engager le sait.

— Vous avez voulu m’engager ? s’étrangla Xiom.

Il échangea un regard impressionné avec Arian, qui ne s’attendait pas non plus à une telle réponse.

— On fait tous des erreurs, soupira Nehemia avant de rediriger son attention vers Kanku. Je veux bien aider à déchiffrer le parchemin, mais en échange, j’aimerais que vous m’enseigniez les rudiments de votre culture et les bases de votre magie.

Kanku, qui s’y était préparée, accepta avec joie.

— Vous pouvez séjourner au château aussi longtemps qu’il vous plaira, annonça le président. Il y a des appartements pour vous à l’étage supérieur, mais je crains que vous ne deviez partager les chambres. Et pour vous Kassandr, je ferai monter une baignoire assez grande pour pouvoir vous y mettre, j’ai entendu dire combien les Atlantes détestaient être déshydratés.

— Vous n’auriez pas pu mieux entendre, Monsieur le Président, répondit courtoisement Kassandr avant de le saluer.

 

*

 

— « Vous n’auriez pas pu mieux entendre, Monsieur le Président », singea sournoisement Xiom assis aux côtés de l’Atlante. Non mais tu t’es entendu ?

Leur chambre était spacieuse, d’une décoration épurée. Le parchemin en bouteille était gravé en grand sur le mur opposé au lit double. L’Elfe et l’Atlante s’étaient regardés avec un air suspicieux, l’un hésitant autant que l’autre à une blague salace, mais aucun ne s’était décidé. Une lourde baignoire en porcelaine avait été apposée dans une petite pièce voisine à la chambre, contenant au préalable une cabine de douche rudimentaire et des latrines. Kassandr se mit à rire, et son torse se souleva en dehors de l’eau, produisant un petit bruit blanc.

— Tu apprendras qu’il faut se plier à l’autorité, murmura-t-il en détachant ses longs cheveux noisette.

— Tu te fous un peu de la gueule du monde, soupira Xiom en reposant son dos contre la baignoire. T’as déserté et abandonné ton autorité je te rappelle. Et puis, je ne le sens pas ce type.

— Parce qu’il est charmé par Kanku ?

Xiom secoua la tête et ricana sourdement.

— Non ce n’est pas ça, protesta-t-il doucement en tirant une de ses dagues pour jouer avec la lame. Il me semble juste trop aimable pour être honnête.

— Il fait honneur à sa réputation, il me semble tout à fait respectable à moi.

— Si tu le dis.

L’Elfe se leva, et se tint le ventre, en regrettant d’avoir tant mangé. Kassandr, prêt à immerger sa tête sous l’eau, lui adressa un sourire sarcastique.

— T’as besoin de quelque chose ? demanda Xiom en se retournant vers lui.

L’Atlante secoua la tête et sa tête disparut sous l’eau. L’Elfe quitta ses quartiers à pas de loup pour s’exfiltrer du château et trouver une taverne. Quand il traversa un des nombreux couloirs pour rejoindre les escaliers de sa liberté nocturne, une voix l’interpela :

— Eh ! Ne marche pas ici avec tes chaussures sales, malheureux ! Je viens de passer la serpillère.

Xiom fit volte-face et trouva une domestique mécontente, les bras croisés. Elle avait de longs cheveux noirs tressés, des yeux en amandes bleus, un nez rond et une petite bouche aux lèvres roses. L’Elfe haussa les sourcils, surpris d’une telle intervention et s’approcha d’elle, en appuyant chaque pas d’un regard de défi.

— Excuse-moi, murmura-t-il quand il arriva à sa hauteur, je n’avais pas fait attention.

La domestique soutint son regard, et prit une inspiration sifflante par le nez, serrant les poings, quand elle le vit salir de ses souliers le sol qu’elle s’était efforcée de nettoyer. L’Elfe tendit la main vers elle, sans la quitter des yeux, et fit un geste de la tête vers la serpillère qui sommeillait dans son seau. Il attendit qu’elle en place la poignée au creux de sa paume, et claqua des doigts en murmurant une formule incompréhensible. La serpillère s’activa, et entreprit de laver le sol à toute vitesse, effaçant les traces de pas de Xiom. La domestique croisa les bras sur la tunique grise qui dévoilait la courbe timide de ses hanches.

— Vous envoyez vraiment les mauvais signaux vous, grinça-t-elle sans le quitter des yeux. Je m’appelle Iril.

— Xiom.

— Je sais.

Il esquissa un sourire.

— Et vous n’êtes pas méfiante.

— Et vous êtes plus petit que ce que je pensais.

Elle lui adressa un sourire de défi, et pencha la tête sur le côté. Les oreilles de Xiom frétillaient légèrement, faisant tinter les bijoux dont il s’était paré.

— Si vous le voulez bien, murmura-t-elle, j’ai encore des sols à nettoyer des bottes de vagabonds comme vous. Quand j’aurai fini, on pourra discuter.

— Si vous le voulez bien, j’ai encore quelques tours de passe-passe pour vous aider à nettoyer le passage de vagabonds comme moi. Discutons.

Irin prit une grande inspiration, et expira très lentement avant de guider l’assassin dans une autre aile du château, puis jusqu’à sa chambre, tandis que la serpillère ensorcelée continuait de s’agiter frénétiquement.

 

Kassandr ronflait. L’acoustique de sa chambre, et le bruit amplifié par sa couche en porcelaine, faisait retentir ses grondements dans la chambre voisine. Kanku, qui avait passé toute la soirée à discuter avec Nehemia, trouva Arian assise sur le sol carrelé de la chambre à confectionner un petit objet mécanique. Quand elle remarqua la porte ouverte et l’Orc entrer, elle fit une pause et l’observa avancer dans la pièce, visiblement épuisé. La voleuse ne se leva pas et ne dit rien, et reprit sa drôle de confection. Elle se dit que Kanku ne voulait certainement pas parler ce soir, et se concentra sur son œuvre. L’Orc passa à la petite salle d’eau, et Arian entendit l’eau couler un instant. Quand Kanku revint dans la chambre, son visage était mouillé, et elle l’épongeait avec un linge.

Elle avait posé sa mante prune et ses bras étaient nus. La peau hâlée de ces derniers était ordinairement tatouée, comme l’était aussi celle de son ventre. Ce soir, les tatouages, les arabesques et les formes géométriques étaient estompés, passés du noir le plus intense au gris foncé, comme absorbés par la chair. Elle s’assit sur le sol de la chambre plutôt que sur son lit, et posa son sceptre près d’elle.

— Qu’est-ce que tu fabriques ? demanda-t-elle finalement d’une petite voix.

Arian ouvrit des yeux surpris de la voir engager la conversation. Elle posa ses outils et lui montra sa confection : c’était une petite sphère de métal dans laquelle se devinait un engrenage, et qui tenait au creux d’une main.

— C’est une bombe ! s’exclama la voleuse avec un trop grand enthousiasme.

Kanku eut une expression d’horreur et se jeta vers l’arrière. Arian éclata de rire et posa délicatement sa fabrication sur le sol.

— Détends-toi, la rassura-t-elle, ça n’explose pas ! Ca diffuse seulement un peu de cette poudre que j’utilise pour endormir les gens si ça tourne au vinaigre.

L’Orc poussa un soupir de soulagement et revint près d’elle.

— Comment c’était avec le Président Gosling ? demanda Arian en délaissant sa bombe un instant. Vous avancez bien ?

— Nehemia est très gentil, confessa Kanku. Il peut être très intimidant, c’est un homme très cultivé. Pour le parchemin, on avance, mais lentement. Il m’a dit d’aller me coucher, et qu’il resterait certainement debout cette nuit pour poursuivre les recherches. Il est insomniaque.

Un ronflement plus fort que les autres retentit dans la chambre.

— Nous aussi on va finir insomniaques si Kassandr continue… maugréa Arian avec un sourire.

— On a beaucoup en commun, continua Kanku. Je crois qu’il m’aime bien, et c’est réciproque. J’espère qu’on pourra rester amis. Il est fasciné par les Îles, d’ailleurs, j’ai pensé à toi.

— Tu ne m’as pas trop parlé de Boverland, bouda-t-elle. J’attends, moi.

Kanku sourit :

— Qu’est-ce que tu veux savoir ?

— Tu viens d’où exactement ? demanda Arian en s’allongeant à-même le sol pour écouter les histoires de l’Orc.

Elle replia ses jambes sous elle et se racla la gorge.

— Je viens d’une petite île au nord de l’archipel, d’un village guerrier qui s’appelle Ikasaï. J’avais jamais imaginé que j’allais voyager autant un jour. Je ne suis qu’à moitié Orc, comme tu le vois. C’est mon père, qui est humain. Ma mère est la cheffe du village et c’est une éminente guerrière. Tout le monde au village s’attendait à ce que je devienne guerrière à mon tour, pour succéder à ma mère, et comme le voulait la tradition de toute manière.

— Il n’y a pas de mage à Ikasaï ?

— Pas plus d’un, et il se trouve que quelqu’un occupait déjà ce rôle. Mais je me suis intéressée à la magie très jeune, et je n’ai jamais cessé. Je n’étais pas douée à l’épée, ni à l’arc. Je n’avais que la magie en tête, alors, j’ai poursuivi dans cette voie. C’était dur pour ma mère de voir son seul enfant évoluer dans un chemin qui n’était pas le sien. Les anciens du village regardaient mon existence-même d’un mauvais œil, alors si en plus je m’éloignais du parcours traditionnel…

— Pourquoi est-ce qu’ils te voyaient d’un mauvais œil ?

— Le métissage humain est vu comme une erreur, une trahison. Du moins au village. Mon père a été contraint de partir, sous la menace des anciens. Ma mère a réussi à les convaincre de me garder et de m’élever selon la tradition. Malheureusement…

Arian détourna le regard, attristée.

— On t’a forcée à partir ? finit-elle par demander.

— Non, je suis partie de moi-même. Je cherche… quelque chose. Je veux prouver à mon village que je suis une mage puissante et que je mérite leur respect. Surtout aux anciens… je veux qu’ils arrêtent de mettre autant de pression à ma mère, et qu’ils arrêtent de la blâmer d’avoir aimé un humain.

— Tu n’as pas eu de mal à traverser la mer quand tu es partie ? Parce qu’on dit qu’il y a des monstres autour de l’archipel. Au début j’y croyais pas, mais quand mon pote Marko est parti en bateau et n’est jamais revenu, je me suis doutée que c’était pas bon signe.

— J’avais protégé mon bateau grâce à un sortilège. Je suis désolée pour Marko.

Un nouveau ronflement retentit dans la pièce. Kanku regarda Arian, puis le mur mitoyen à la chambre de Kassandr, puis Arian de nouveau, avec un petit sourire qui fit apparaître des canines plus proéminentes que la normale.

— Il y a pas qu’autour des Îles Boverland qu’on trouve des monstres marins apparemment…

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