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Par -LF

Xiom ouvrit les yeux, la tête perdue dans des draps inconnus. Il se débattit violemment pour en sortir et un rayon de soleil le frappa en plein visage. Il grogna et porta ses mains à ses lames pour s’assurer qu’il les avait toujours, avant de rester assis, méditatif. Une note était posée près de lui. Elle disait :

« Merci pour hier soir, j’ai pu avoir la preuve que ta langue n’est pas bien pendue en vain. En revanche, je n’ai pas compris pourquoi je n’ai pas pu te rendre la pareille. Ma chambre t’est ouverte ce soir si tu le désires.

Iril. »

L’Elfe baissa les yeux et serra les dents.

Plus loin, à l’extérieur du palais présidentiel, Kassandr arpentait les rues qui s’éveillaient à peine, avec un croquis de chat à la main. Les Atlantes des Abysses étaient au plus beau le lendemain d’une nuit sous l’eau. Cet Atlante-là avait ses cheveux complètement détachés, et qui tombaient en ondulations généreuses sur ses épaules. Sa peau était souple, laiteuse, presque grisâtre, et les écailles irisées qui la parsemaient brillaient plus que jamais. Avec sa longue et lourde épée dans le dos, il attirait autant les regards de crainte que les regards admiratifs, puisque, comme lui avait mentionné la propriétaire du chat, les Atlantes des Abysses étaient rares dans le secteur.

Kassandr croisa un petit groupe de soldats qu’il salua respectueusement d’un sourire mielleux et dont il cacha la grimace amère qui traversa son visage dès qu’ils furent loin de lui.

— Excusez-moi ! interpella-t-il un jeune homme qui peignait les murs. Est-ce que vous avez vu ce chat ?

— Non, répondit-il en posant la brosse dans le pot de peinture, mais si vous cherchez un chat perdu, essayez près du marché. Il y en a plein qui essayent de voler ce qu’ils peuvent. Vous le trouverez peut-être là-bas.

Kassandr le remercia poliment, puis tourna les talons. Mais après réflexion, et lorsqu’il entendit les coups de brosse répétitifs contre la pierre reprendre, il vit de nouveau volte-face et ne put s’empêcher de demander :

— Dîtes, puisque la capitale est peuplée de mages, pourquoi ne pas les acquitter de ce genre de tâches ? Je veux dire, ça ne serait pas beaucoup plus simple ?

Le jeune travailleur se mit à rire, et reprit sa peinture de plus belle.

— Les mages ne sont pas là pour ce type de broutilles, rétorqua-t-il. Ils sont là pour des problèmes bien plus importants ! La maladie, la famine, la guerre, la mort… pas réveiller les morts bien sûr ! Mais rendre leur passage plus doux.

— Et ça ne leur vient pas à l’esprit que ce genre de problème vient de petits problèmes comme celui-ci ? se questionna Kassandr en fronçant les sourcils. Imaginez que cette peinture vous développe une maladie très grave dans cinq ans… et si tout le monde utilise la même peinture…

— Vous êtes mage vous ? le coupa le jeune homme.

Kassandr secoua la tête. Non, il n’était pas mage.

— Alors soit vous m’aidez à repeindre le mur, proposa-t-il, soit vous vous tirez. C’est pas vos réflexions qui vont m’aider à finir ma façade.

L’Atlante haussa les épaules et tourna les talons, laissant le travailleur à sa tâche. Le marché. C’était sa meilleure piste. Il était tôt, aussi n’eut-il pas peur de passer par de petites ruelles étroites. Peut-être aurait-il dû ? Un bien étrange attroupement de personnes, qui n’étaient pas du tout à la couleur locale, et qui n’avait pas remarqué la présence de Kassandr, murmuraient entre elles. Il se cacha derrière un des bidons qui jonchaient la ruelle, et qui dégageaient une odeur pestilentielle. Plusieurs de ces derniers occupaient le chemin sinueux, mi-pavé, mi-terreux et mi-accidenté. La ruelle était formée de l’espace de deux bâtiments entre lesquelles des poutres de métal obliques tenaient les murs pour éviter que le passage ne se ferme.

Ils étaient six, et étaient tous humains. Parmi eux, deux femmes qu’il devina être des guerrières, parées de vert émeraude et de pièces d’armures lourdes en cuivre. Elles avaient chacune une rapière à la taille, et les bras croisés. Les quatre hommes avec eux arboraient la même tenue, aux mêmes couleurs, avec sur le plastron, le blason d’un domaine que Kassandr ne reconnut pas : une silhouette humaine, avec un œil au milieu du ventre. Deux des quatre hommes avaient de lourdes masses, les deux autres n’avaient que de simples épées. L’Atlante garda une main sur la sienne.

— Cette mascarade doit cesser, siffla à voix basse l’une des deux femmes.

Sa voix était très aiguë, tandis que celle de sa compagne était légèrement plus grave. Cette dernière renchérit immédiatement :

— La pratique de la magie est barbare et le Duc ne peut le tolérer, nous devons faire en sorte de marquer les esprits et tout le Continent Oriental.

Kassandr devina à l’intonation de la guerrière qu’il avait à faire à la meneuse du groupe.

— Ce vieux fou sera sans doute dur à trouver, murmura la guerrière à la voix la plus aiguë, mais lorsque nous l’aurons à notre merci, nous lui trancherons la gorge. Est-ce que tout le monde se souvient de son nom ?

— Jepius Prevor, répondit l’un des quatre hommes. D’après mes récentes explorations, il travaille à la Grande Bibliothèque lorsqu’il n’est pas auprès du Président Gosling.

— Le Président Gosling, cracha la meneuse. Quel traître ! Permettre aux mages d’exister sans problème, à les laisser pratiquer leurs rituels barbares… A baiser des Elfes et se régaler de leurs fluides. Il faudrait planter sa tête au bout d’un pieu et laisser les rapaces s’en nourrir.

— En attendant on n’a toujours pas de plan précis pour aller tuer le mage Prevor, murmura un autre des hommes d’une petite voix. Et s’il est le mage le plus puissant de Caustabro, il va falloir ruser pour pouvoir ne serait-ce que l’approcher… et si on rentre bredouille… le Duc va nous…

— Silence ! aboya la guerrière. Il faut que l’on trouve un moyen de passer inaperçu dans les rues de la capitale.

— Si vous prenez les suggestions, s’éleva la voix de Kassandr et faisant sursauter tout le monde, mettez-vous à la couleur locale. Le gris et le blanc sont très en vogue en cette période. Le seul problème, c’est que lorsqu’on saigne, ça se voit tout de suite.

Il s’était mis debout au milieu de la ruelle et avait tiré son épée. Face à l’Atlante, le groupe de guerriers se mit à rire avec condescendance et la meneuse s’approcha de quelques pas de lui, sa rapière à la main.

— Passe ton chemin, fleur de nave ! scanda-t-elle. Y a rien à voir par ici.

— Vous êtes sur mon chemin justement, murmura-t-il, et vous êtes en train de planifier le meurtre d’un homme innocent, d’un mage qui plus est, et sur un territoire qui n’est pas le vôtre, si j’en crois le blason dessiné sur vos armures.

— Mais c’est qu’il est malin le batracien, minauda la guerrière. Allez t’as encore une chance de tracer, sinon c’est ma lame qui va tracer… dans ton bide.

— Pas de chance.

Kassandr se jeta sur la meneuse et sans qu’elle n’eût pu faire quoi que ce soit, lui asséna un formidable et rapide coup de poing au visage, et l’assommant. Elle tomba sur les pavés dans un bruit sourd. Le reste de son équipe se rua instantanément sur l’Atlante. Les deux hommes à masses lourdes, handicapés par leurs armes, furent maîtrisés par la rapidité de l’ex-soldat qui les mit hors d’état de nuire de coups dans les tempes. Les deux autres hommes tentèrent de croiser le fer avec lui, mais Kassandr n’eût qu’à les blesser très superficiellement pour leur faire perdre tous leurs moyens et les dompter à coups de bottes. Il soupira, lorsqu’il sentit la pointe d’une épée le tenir en joue au niveau de sa gorge : la compagne de la meneuse le fixait de ses yeux très clairs, de glace, et Kassandr pouvait autant y lire de la peur que de la colère.

— Alors vas-y ! gronda-t-elle. Qu’est-ce que tu vas faire maintenant hein ?

L’Atlante soupira et fit un mouvement circulaire avec sa lame, réussissant à se dégager de la joue de son ennemie, qui recula avec stupeur et qui était prête à se battre. Ils croisèrent le fer, mais très vite, elle dût se rendre à l’évidence que Kassandr était bien trop rapide. Elle lâcha sa rapière, qui tomba dans un grand bruit métallique contre les pavés.

— Vous n’auriez vraiment pas dû être sur mon chemin, soupira Kassandr. Vraiment pas.

Il lui décocha un coup de poing qui lui fit perdre conscience, et passa son chemin.

*

 

Nehemia se leva soudainement, brisant le silence studieux de la salle d’étude jonchée d’ouvrage, où l’esprit de Kanku s’était assoupi. Elle sursauta, et le Président s’approcha d’elle avec le manuscrit serré entre ses doigts.

— J’ai trouvé ! exulta-t-il en levant les poings vers les cieux.

Il avait des allures de savant fou, échevelé, cerné, le visage balafré d’un sourire satisfait à la frontière de la folie. Kanku l’interrogea du regard, à la fois stupéfaite et enthousiaste.

— Je ne sais pas où vous avez trouvé ça, mais c’est fascinant. Ce sont des coordonnées. Il a fallu que je passe par cinq dialectes différents pour décoder ce message. Il faut que je voie avec mes cartographes, mais si l’auteur du message a décidé de finir par du Haut-Betlandien, c’est que la destination est peut-être sur le territoire ! Kanku je suis aux anges !

Elle se mit à sautiller de joie et à applaudir doucement. Nehemia s’épongea le front de la manche de sa chemise et regarda Kanku d’un air sincèrement chaleureux. Il ouvrit une des fenêtres stratégiquement placées et s’aéra autant l’esprit que le corps. Du haut de son palais, il avait directement vue sur les rues de Caustabro, et la vie qui, tous les matins s’éveillait pour s’éteindre chaque soir.

On frappa à la porte. Une main passa dans l’entrebâillement et finit par l’ouvrir en grand. Un garde se présenta derrière et salua bien bas le président ainsi que son invitée.

— Allons ! s’agaça légèrement Nehemia. Ne me saluez pas comme ça enfin ! Je ne suis pas un monarque, je suis un président ! Je suis juste votre employeur, pas votre dieu !

Le garde se confondit en excuses et prit une teinte rouge-vif.

— Que se passe-t-il donc ? l’interrogea le président.

— Jepius Prevor est là, Monsieur, annonça le garde.

— Ah parfait ! s’exclama-t-il en s’empressant de se recoiffer pour être un peu plus présentable. Faites-le entrer ici, et demandez à Iril ou Daniel de nous préparer du thé. Si vous parvenez à trouver Iril… je n’ai pas réussi à la trouver de la soirée. Enfin bref, faites-donc entrer Jepius !

Il y eut un moment de flottement entre le moment où le garde s’était éclipsé, et où Nehemia avait accueilli le fameux Jepius. Mais Kanku n’avait pas eu le temps de profiter du silence qu’un ouragan de parole et d’excentricité s’abattit sur elle.

Jepius Prevor était un mage de petite taille, habillé fort coquettement et très bavard. Ses cheveux noirs étaient taillés en une espèce de coupe au bol légèrement disgracieuse, ce qui semblait être pourtant la disposition capillaire la plus adéquate pour parfaire la forme de son visage déjà très rond. Ses yeux verts en amandes étaient naturellement rieurs et trahissaient son caractère très taquin, voire mesquin. Sa voix était à la frontière entre le grave et l’aigu, et son ton était très précieux. Il s’écria :

— Oh c’est donc elle la magicienne dont tu m’as parlé hier ! Enchanté, moi c’est Jepius. Je suis le mage le plus puissant de Caustabro, j’ai une formation en magie élémentaire en oniromancie et en nécromancie.

Kanku leva subtilement les yeux au ciel, mais fit mine d’être aimable. Quand Jepius eût fini de parler de lui et de présenter son palmarès, il se tourna vers Nehemia et s’emplit de joie dans une mimique qui fit se dandiner son petit corps un peu dodu.

— C’est un objet rare à ta collection ça ! miaula-t-il.

Elle eut une grimace de dégoût. Nehemia fronça les sourcils.

— Je ne suis pas comme toi, répliqua-t-il froidement. J’aspire à ce que Kanku devienne une amie, pas un trophée. On en a déjà parlé.

— Oh là, ce que t’es susceptible quand tu t’y mets ! s’écria Jepius en triturant les doigts de sa main. Moi qui pensais que tu pourrais en faire une de mes élèves…

— Tu peux te brosser pour ça, murmura-t-il avec un sourire cynique. C’est tout ou tu voulais autre chose ?

Le mage s’assit sur une chaise dramatiquement et croisa sa jambe sur l’autre en évitant les regards des deux autres.

— J’ai entendu dire qu’un groupe de soldats d’Ermathei ont passé la porte de la capitale durant la nuit, grogna-t-il. Je suis inquiet pour mes élèves et pour tous les mages de la ville. J’ai alerté la garde, évidemment, mais s’ils ne commettent ne serait-ce qu’un seul acte de violence sur l’un de nous… j’ai peur. Le Duc est un homme dangereux, je l’ai déjà vu à l’œuvre.

— Aleyn est une brute idiote, rétorqua Nehemia.

— Une brute idiote qui envoie ses soldats ici comme on envoie des serpents étouffer un bébé ! protesta Jepius. Promets-moi d’être prudent, rien ne prouve qu’ils ne te prennent pas pour cible. Sur ce, je retourne à la Bibliothèque. Kanku, si tu as besoin de quoi que ce soit, je te le prodiguerai.

Et le mage partit aussi vite qu’il fut arrivé.

 

Xiom se gratta la nuque, et passa la main dans ses cheveux pour les plaquer entre ses oreilles. Il s’observa dans le miroir un instant, comme il en avait l’habitude chaque matin, ou plutôt dès qu’il en avait l’occasion. Il avait noué un linge autour de ses hanches pour éponger l’eau qui avait rincé son corps. Son torse nu était exposé à la lumière du jour.

« Je n’ai pas compris pourquoi je n’ai pas pu te rendre la pareille. »

Il porta la main à ses cicatrices, qui défiguraient son corps. Il ne put s’empêcher de sourire, pourtant. Un sourire très large, un sourire qui lui mouilla les yeux.

— Eh bien parce que c’est comme ça Iril ! répondit-il dans le miroir. Parce que j’ai ce corps et que, comme mon visage, je n’aime pas qu’on le touche.

Xiom s’approcha agressivement du miroir, et scruta avec une extrême attention le moindre pore de sa peau, avant de reculer et de s’adresser un sourire charmeur qui fit ressortir sa fossette.

— Bah oui attends, comment je peux avoir ce visage si immaculé si ce n’est pas pour-…

Il se stoppa net dans son monologue et entrouvrit des lèvres confuses. Il se rua à l’extérieur de la chambre pour passer dans celle des filles, et, passant près d’Arian qui dormait comme une bienheureuse, tira de sa besace l’avis de recherche qui faisait de lui une cible. Il le déplia en sortant de la chambre et en revenant dans la sienne. A la lumière du jour, il détailla le croquis qui avait été fait de lui. Ce qui lui semblait être un pli du papier ou un coup de crayon n’en était pas un : un trait, horizontal, disgracieux sur sa pommette gauche décrivait une cicatrice sur son visage.

Trahi par le narcissisme de l’original, Xiom sut immédiatement à quoi il avait à faire.

 

Un métamorphe.

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