Le monde s’était rempli de flammes et de fumée. Ankha sentait la poussière qui rentrait dans ses poumons et l’empêchait de respirer. Ses oreilles s’étaient bouchées, elle n’entendait qu’un vague bourdonnement. Et elle sentait le bitume contre sa joue, elle sentait la douleur lui parcourir tout le corps.
Elle se hissa sur les coudes, toussa et recracha de la poussière et de la fumée. Ça brûlait la gorge, ça tapait dans les tempes. Ses jambes n’étaient pas stables, mais elle se remit debout. Il fallait qu’elle s’éloigne d’ici, vite. Elle ne savait pas ce qui venait de se passer, elle n’arrivait pas à réfléchir correctement. Mais elle savait une chose : il valait mieux se trouver le plus loin possible de là.
À chaque fois qu’elle s’appuyait sur sa jambe droite, elle la sentait qui cédait, mais elle réussit à clopiner tant bien que mal sur quelques mètres. C’est alors que des lumières firent irruption dans son champ de vision. Elles clignotaient en bleu et l’aveuglaient. Le bourdonnement dans ses oreilles se faisait de plus en plus assourdissant et elle sentait le sol tanguer. Mais elle savait qu’elle devait tenir le coup, qu’elle ne pouvait pas se permettre de se faire prendre.
Seulement, son corps ne sembla pas d’accord avec ce plan. Elle fit quelques pas incertains de plus et s’écroula.
×
Quand elle rouvrit les yeux, elle se sentit prise de vertiges. Autour, tout était trop blanc, trop lumineux. Elle cligna à de nombreuses reprises, mais rien à faire, son environnement tanguait toujours. Elle se sentait l’esprit embrumé, elle ne se souvenait même plus ce qui lui était arrivé.
Elle plissa les yeux et parvint à identifier la source de lumière. Des néons blancs lui vrillaient les pupilles et lui filaient mal au crâne. Elle tenta de se relever et remarqua qu’elle était allongée sur un lit. Tout était blanc autour et à présent, lui parvenait aux oreilles un bourdonnement lointain. Elle était dans une chambre d’hôpital. Merde.
Il y avait d’autres lits autour d’elle, tous occupés. Elle n’arriva pas à les compter, elle n’arrivait à fixer son attention sur rien.
Elle tenta de se remettre debout, mais une perfusion lui tira aussitôt sur le bras. Elle inspira un bon coup et tenta de l’arracher. Mais c’est à ce moment qu’une blouse blanche entra dans son champ de vision. En la voyant en train de se débattre avec la perfusion, elle la recoucha de force en disant quelque chose qu’Ankha ne comprit pas. Elle tenta bien de se relever, mais elle n’avait pas assez de forces pour lutter encore.
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Le lendemain, elle émergea du brouillard pour tomber sur Kali. La rebelle était en train de discuter avec un infirmier. Quand elle vit Ankha bouger, elle s’approcha d’elle, une expression peinée sur le visage.
— On est où ? demanda Ankha.
Sa gorge était sèche, elle avait du mal à faire sortir des mots.
— Hôpital sud.
La panique saisit Ankha. Les grands hôpitaux, elle les évitait autant que possible. Les blessures qu’elle se ramassait en général, elle ne pouvait pas les justifier. En plus, ils avaient beaucoup trop de caméras par ici.
— Du calme, murmura Kali en s’asseyant à côté d’Ankha. Avec le bazar dehors, personne va faire le rapprochement.
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Une explosion, dans le métro.
— Qui ?
— On sait pas.
L’infirmier interrompit la conversation. Il réajusta la perfusion d’Ankha, lui posa quelques questions, nota quelques observations.
Ankha coula un rapide regard à Kali. Il fallait qu’elle parte maintenant. Elle ne pouvait pas se permettre de rester plus longtemps et de tomber sur un milicien. Il fallait juste que l’infirmier s’en aille.
Mais il interpréta le soudain mutisme d’Ankha autrement.
— Ne vous inquiétez pas, dit-il. Le bébé va bien.
Et il quitta la chambre.
Ankha savait qu’elle devait faire vite, qu’elle devait se bouger pour quitter l’hôpital. Mais elle resta là, sonnée. C’est vrai que c’était pour ça qu’elle était sortie à la base.
— Ankha…
Elle releva un regard perdu vers Kali, ouvrit la bouche, puis la referma.
— Repose-toi, dit-elle. Je repasserai demain et on va essayer de te faire sortir.
Kali quitta la chambre et Ankha se retrouva seule. Il fallait qu’elle arrive à réfléchir. Il fallait qu’elle se remette à la page. Elle s’était trop coupée du monde ce dernier temps, il était temps qu’elle se reprenne.
Et qu’elle fasse taire le soulagement qu’elle avait ressenti après les paroles de l’infirmier.
×
Kali lui avait ramené une nouvelle paire de lentilles. Une fois qu’elles furent en place, Ankha ferma les yeux pour s’y réhabituer. Enfin, elle les rouvrit, pianota sur le bracelet de saisie et se laissa envahir par le flot d’information.
La rébellion avait essayé de la contacter à de très nombreuses reprises. Ils avaient lancé une alerte voilà déjà quelques jours pour que tous ses membres se mettent à l’abri. Elle disait ne pouvoir rien faire de plus pour eux. Le gouvernement avait trouvé une brèche et frappait de plus en plus fort. Ankha sourit avec amertume en repensant à la nature de la brèche. Elle ne répondit rien, elle ne voulait plus entrer en contact avec la rébellion.
Elle fit défiler rapidement les actualités de Fleter. Apparemment, la dernière semaine, ils s’étaient donnés à cœur joie dans la propagande de toute sorte. Les gros titres traînaient la rébellion dans la boue, l’associaient sans cesse au meurtre de la journaliste. Ankha chercha à en savoir plus sur l’attentat de la veille et ne fut pas surprise de voir qu’on le mettait aussi sur le dos de la rébellion. En réalité, elle doutait qu’elle ait été assez stupide pour faire sauter le métro. Ce genre de truc, ça n’aidait pas tellement à se redorer le blason.
Pensive, elle mit ses lentilles en veille.
Et enfin, elle se permit de repenser aux paroles de l’infirmier. Pourquoi est-ce qu’elle avait été soulagée ? Elle ne voulait pas de cet enfant. Pas vrai ? Elle était une rebelle au moment exact où la rébellion se cassait la gueule. Elle ne savait même pas si elle passerait la semaine, elle ne pouvait tout simplement pas se projeter dans le futur. Mais d’un autre côté…
Elle se surprit à cette pensée. Elle n’envisageait quand même pas sérieusement de le garder ? Pas alors qu’elle se retrouvait plus seule que jamais. Pas alors que Meero avait fini exécuté.
Elle secoua la tête. C’était crétin.
×
Dans la soirée, elle fut réveillée par une infirmière qui devait l’emmener pour des examens supplémentaires. Elle proposa un fauteuil roulant à Ankha, mais elle le refusa. Elle voulait voir si ses forces commençaient à revenir.
Et les choses étaient moins graves qu’elle ne le pensait. Bon, peut-être que c’était dû aux antidouleurs sous lesquels on la gardait depuis son arrivée à l’hôpital. En tout cas, elle se sentait d’attaque. Il y avait juste sa jambe droite sur laquelle elle avait toujours du mal à s’appuyer.
L’infirmière la fit entrer dans une petite salle, lui dit d’attendre et repartit. Ankha s’assit sur une chaise.
C’est alors que la porte se rouvrit pour laisser entrer un milicien.
Ankha sentit une décharge d’adrénaline. Bordel, comment elle avait pu être assez bête pour ne pas y penser ? Son signalement avait sûrement dû filer.
— Nous avons à parler, je crois, dit le milicien.
— De quoi ?
Elle était en train de calculer comment se sortir de cette situation. Peut-être que si elle manœuvrait bien, il y aurait moyen de le baratiner.
— On a un rapport de Catinis qui traîne depuis longtemps. Des prisonniers qui s’étaient enfuis. Et vous correspondez parfaitement à l’un des signalements.
Et merde.
— C’est précis, dites donc.
— Assez pour nous.
— C’est marrant parce que j’ai jamais mis les pieds à Catinis.
— Bien sûr.
L’interrogateur s’assit sur la chaise en face d’Ankha et sortit un dossier de son sac. Ankha se demanda vaguement pourquoi ils s’embarrassaient de paperasse alors que tous les rapports étaient numérisés. Sûrement pour se donner une contenance.
Puis, elle jeta de rapides regards à l’interrogateur, histoire d’analyser ses chances de survie. Il ne ressemblait pas à celui de Catinis. Celui-là, il lui restait de l’humanité au fond des yeux et il semblait tellement fatigué. Peut-être qu’il bouclerait l’affaire vite fait si elle se montrait convaincante.
— Et les armes qu’on a trouvées dans votre appartement ?
— Mon appartement ? Vous n’aviez pas l’autorisation…
— On l’a obtenue. Et donc, ces armes ?
— Quelles armes ?
— Armes à feu, armes blanches…
— Ça, grimaça Ankha, c’est une histoire toute bête, vraiment.
— Vous vous sentez de la partager ?
— Le voisinage est pas vraiment très rassurant dans le quartier sud. Il faut bien se défendre.
— Vraiment ?
— Puisque je vous le dis.
Elle vit une drôle d’expression passer sur les traits de l’interrogateur.
— Vous au moins, vous y croyez à cette petite histoire ?
— Puisque je…
— Allons et si vous me disiez la vérité ? Non ? Dans ce cas, je vais vous la raconter.
Il referma le dossier et la fixa dans les yeux. Elle ne savait pas pourquoi, mais ce regard la mit mal à l’aise. Pourtant, elle avait déjà eu l’occasion de se faire interroger par des miliciens. Mais chez lui, il y avait quelque chose d’autre au fond des yeux. Quelque chose qui laissait penser que tous les soldats n’étaient pas des brutes épaisses.
— Vous faites partie de la rébellion et elle vous avait envoyée pour une mission à Catinis. Sauf que là, ça a mal tourné et vous vous êtes fait prendre, vous et votre compagnon. On ne sait pas exactement comment vous avez fait pour vous échapper, mais les faits sont là. Vous vous êtes enfuis et on n’a pas pu retrouver de trace de vous. D’ailleurs, vous vous êtes bien fait oublier pendant plusieurs mois et tout aurait été pour le mieux si votre rébellion ne s’était pas tiré une balle dans le pied. Est-ce que vous saviez ce qu’elle manigançait dans l’ombre ?
Il fit une pause, comme pour lui laisser le temps de répondre.
— Non, vous n’en saviez rien, conclut-il comme elle ne répondait pas. Vous ne saviez pas ce qu’elle faisait réellement. Oh, vous aviez sûrement vos raisons pour la rejoindre. Mais dites-moi, est-ce que ça vaut vraiment la peine de la protéger maintenant ? Est-ce que votre vie n’est pas plus importante que quelques illuminés qui font sauter des gens dans les transports en commun ?
Ankha ne baissa pas les yeux, elle le fixa sans rien dire. Elle ne pouvait pas se laisser aller à un moment de faiblesse, elle ne pouvait pas lui laisser croire qu’il y avait une brèche.
Il se rejeta contre le dossier de sa chaise et la regarda avec attention.
— C’est une jolie histoire, finit par dire Ankha. Vous devriez écrire de la fiction.
— Dommage que cette jolie histoire se termine aussi mal pour vous. Tout ce que j’essaie de faire ici, c’est vous aider.
— M’aider, carrément ? Vous m’interrogez sans raison et vous voulez m’aider.
— Et pourquoi pas ? Je vois bien que même si vous avez appartenu à la rébellion, vous n’y croyez plus.
— Dans ce cas, laissez-moi partir. Et tout le monde sera content.
— Vous laisser partir ? Je pourrais faire ça, c’est vrai. À condition que vous me donniez des renseignements. Je vous en donne ma parole.
Ankha plissa les yeux et ne répondit pas. Elle ne savait pas ce que ça valait, la parole d’un milicien. Mais peut-être que c’était sa seule porte de sortie.
— Quoi, vous voulez quand même pas refaire le même spectacle que cette vidéo qui tourne en boucle depuis des jours ? grinça Ankha.
Malgré elle, elle retint la respiration. Peut-être qu’il savait quelque chose sur Meero, peut-être qu’il pouvait lui dire ce qui lui était arrivé, s’il avait survécu.
— Non, répondit l’interrogateur en soufflant tous ses espoirs. Non, je pensais à quelque chose de plus pratique. Comme la liste des planques de la rébellion.
— La liste des planques, répéta Ankha d’une voix blanche.
Bien sûr, elle pouvait donner la liste de celles qu’elle connaissait. Mais alors, elle ne deviendrait pas seulement un déserteur. Alors, elle aurait sur les mains le sang de tous les rebelles qui allaient mourir en se faisant prendre dans ces planques. Est-ce qu’elle pouvait vraiment faire ça ?
OK c'est bon je respire.
Bordel comment elle va s'en sortir cette fois ? Argh elle peut pas craquer...