6. Avec calcul et détermination

Par Neila

— Trois Descendants… c’est infortuné. Je n’ai pas signé pour ça.

Hayalee n’arrivait pas à y croire. Lisandra… une Descendante ?

Elle s’attendait à ce que celle-ci nie. Après tout, qu’est-ce qui faisait dire à cet homme qu’elle en était une ? D’accord, elle était remarquablement intelligente, mais ça n’avait rien de surnaturel. Elle avait rapidement compris comment fonctionnaient les pouvoirs du mercenaire parce qu’elle passait son temps à étudier les Descendants, et elle avait compris ce qui se tramait car… Hayalee entrouvrit les lèvres.

Non, elle n’avait pas compris, elle avait su. Lisandra avait su que Saru était en danger, tout comme elle avait su que la maison était surveillée. Hayalee n’avait pas cherché plus loin sur le moment, mais maintenant qu’elle y songeait, ce n’était pas normal.

Lisandra n’était pas juste intelligente, elle savait des choses qu’elle ne devrait pas.

— T’es une Descendante, conclut-elle à son tour, ahurie.

— Oui… il l’a déjà dit, souligna Lisandra. Reste concentrée. Qui vous envoie au juste ? lança-t-elle au mercenaire. Le gouvernement ?

— Qui sait…

Nao, pas le gouvernement. Ça doit être quelqu’un d’autre…

— Tu sembles voir à travers mes illusions, éluda-t-il. Ahoana ? Quel genre de pouvoir est-ce que tu possèdes ?

— Pourquoi ne pas venir et le trouver par toi-même ?

Il hésita.

Il était évident que Lisandra préparait quelque chose et le fait de ne pas savoir de quoi elle était capable appelait à plus de prudence encore. Sans oublier Hayalee et ses pouvoirs incendiaires. Mais, au bout du compte, elles restaient deux adolescentes face à un adulte. Un professionnel prêt à tuer pour obtenir ce qu’il était venu chercher. Semblant perdre patience, il glissa la main sous sa cape qui claquait au vent et amorça un pas en avant.

Lisandra raffermit sa prise sur le couteau, Hayalee se tint prête à réagir.

— Ça suffit !

Toutes les têtes se tournèrent vers madame Mil’Sina.

Un bras passé autour des épaules de son mari, son corps tremblait comme une feuille, mais sa voix était on ne peut plus ferme.

Gwaed da Lisandra ! Donne-lui ce qu’il demande !

— Quoi ? Nid ! Mom

Lisandra commença à s’exprimer en nordan, probablement pour lui expliquer ce qu’elle avait à l’esprit, mais sa mère ne voulut rien entendre. Elle se mit elle aussi à crier dans sa langue natale et lorsque Lisandra fit mine d’insister, madame Mil’Sina lâcha brutalement :

— Mais enfin, qu’est-ce qui ne va pas chez toi ?

Lisandra se tut.

— Ça ne vaut pas de risquer la vie des autres !

Dans le bungalow, le temps parut se suspendre. Personne n’osa bouger, encore moins parler. La mère et la fille se jaugeaient, l’air aussi choqué et furieux l’une que l’autre.

Un fossé semblait s’être ouvert entre elles. Abandonner le fruit des recherches de monsieur Mil’Sina sans plus de résistance était visiblement un choix incompréhensible pour Lisandra. Tandis qu’aux yeux de sa mère, c’était son obstination qui était démente.

Un instant, Lisandra parut sur le point d’éclater. Finalement, ses épaules s’affaissèrent, elle détourna les yeux et abaissa son couteau.

— Les documents sont dans la salle d’eau, dit-elle, laconique. Dans le poêle de la baignoire.

Le mercenaire pointa un doigt vers Hayalee.

— Toi. Va les prendre.

Cette dernière adressa un regard paniqué à Lisandra. Devait-elle obéir ? Si Lisandra espérait ruser le mercenaire une nouvelle fois, c’était fichu. Hayalee était incapable de monter des pièges, fabriquer des fumigènes ou Dieu savait quoi. Elle guetta un signe, un petit hochement de tête, un toussotement, n’importe quoi qui puisse la mettre sur la voie. Mais rien. Lisandra resta de marbre, les yeux rivés au tapis.

Et Saru ne bougeait toujours pas.

— Tu as vingt secondes.

— Fais-le, Hayalee, appuya madame Mil’Sina. C’est notrre deucision.

La peur au ventre et la mort dans l’âme, Hayalee fit volte-face et se précipita hors du bungalow. N’ayant aucune envie de passer près du mercenaire, elle se garda de franchir l’arcade du salon et sortit plutôt par l’entrée principale. Un rideau de pluie s’abattit sur sa tête et le vent la bouscula avec une telle violence qu’elle tituba sur cinq pieds. Elle se cogna à la façade de la maison, qu’elle longea pour regagner la terrasse. Elle fonça sur le bungalow secondaire et faillit arracher la porte de la salle de bain.

Le poêle de la baignoire. Le poêle.

Hayalee se jeta à genoux devant le baquet en bois et ouvrit la trappe du compartiment à feu. Elle trouva l’épais volume posé au milieu des cendres, soigneusement emballé dans une poche en cuir. Le cœur tambourinant, Hayalee le récupéra.

Elle ne savait pas ce qu’elle devait faire. Sauver les Mil’Sina ou sauver les recherches ? Elle pouvait s’enfuir avec les documents, là, maintenant. Elle pouvait les détruire pour qu’ils ne tombent pas entre de mauvaises mains. Elle pouvait à nouveau les remplacer par un leurre et profiter de la surprise du mercenaire pour laisser son pouvoir se déchaîner, quitte à faire des dégâts et des blessés.

Elle pouvait, mais elle ne savait pas quelle option l’Alliance aurait privilégiée. Quand bien même, elle n’avait pas le courage de risquer davantage sa vie et celle des autres. Elle ne pouvait pas abandonner Saru et les Mil’Sina, et elle ne pouvait pas se battre. Elle s’était sentie toute puissante, parce qu’elle réussissait à allumer des bougies et des feux de cheminée… la bonne blague.

Tremblant des pieds à la tête, Hayalee se releva et quitta la salle de bain en serrant les recherches contre son cœur. Elle était certainement capable de tuer tout le monde, mais elle ne sauverait personne.

Elle revint sur ses pas en courant et gravit les trois marches du perron en une enjambée. Trempée jusqu’aux os, elle déboula dans l’obscurité du bungalow d’une démarche maladroite, désarçonnée lorsque la pression de la pluie et du vent s’estompa.

Elle dégagea la frange de cheveux qui lui tombait dans les yeux pour constater que personne n’avait bougé. Monsieur et madame Mil’Sina étaient toujours serrés l’un contre l’autre, entre le plan de travail et la table de la cuisine. Le mercenaire se tenait à l’affût près de l’autre sortie, non loin de la silhouette inerte de Saru. Lisandra lui faisait face, réfugiée contre une bibliothèque.

Le mercenaire tendit la main :

— Apporte-les-moi.

— N’approche pas de lui, dit Lisandra alors qu’Hayalee esquissait un pas dans sa direction. Pose-les là.

Elle désigna la table basse qui trônait au centre du salon. L’homme ne discuta pas la mesure. Hayalee n’était pas rassurée pour autant. Elle approcha prudemment, s’efforçant de ne pas lâcher le mercenaire des yeux. Surveiller ses mouvements sans le regarder en face était aussi difficile qu’angoissant. Son cœur tambourinait à lui en donner la nausée lorsqu’elle se pencha pour déposer le volume. À cette distance, il n’aurait eu qu’une enjambée à faire et un bras à tendre pour l’atteindre. Et ensuite, la torturer, comme il l’avait fait avec madame Mil’Sina.

Sa silhouette resta immobile. Hayalee se redressa, puis fit un premier pas en arrière. Les regards étaient rivés sur elle.

Elle recula encore jusqu’à l’entrée. Tout allait se jouer d’ici quelques secondes. Il allait s’emparer des recherches et après…

Un bruit suraigu lui déchira les tympans.

Monsieur, madame Mil’Sina et Hayalee se plaquèrent les mains sur les oreilles dans un même élan. Le son évoquait les cris d’agonie d’une créature tout droit sortie de l’enfer, si entêtant, si douloureux, qu’Hayalee faillit en perdre l’équilibre. La bile lui remonta dans la gorge. Elle eut à peine conscience que le mercenaire avait fondu sur les recherches. Il saisit le volume. Le mobile suspendu au plafond tomba comme une pierre.

L’homme tenta de s’échapper, mais l’imposante planète Dorrin le heurta à l’épaule. Les recherches lui sautèrent des mains tandis qu’il s’effondrait sous la masse du système solaire. Les tiges du mobile se plièrent, les globes de métal se fracassèrent sur la table et le sol et des éclats de verre coloré volèrent à travers la pièce.

Le son se tut, laissant Hayalee à demi sourde et nauséeuse. Elle libéra ses oreilles et tourna la tête vers Lisandra.

Cette dernière avait tranché net la corde qui maintenait le mobile au plafond, au mépris des horribles crissement dont le mercenaire les avait assaillis. Était-ce ce qu’elle espérait depuis le début : l’attirer au milieu du salon pour l’assommer à coup d’astres ?

— T’aurais pu toucher Saru ! s’offusqua Hayalee en remarquant la planète Naxxim échouée à deux doigts de sa tête.

— Mais non, j’avais tout calculé, qu’est-ce que tu crois ?

Remis de sa surprise, monsieur Mil’Sina fut le premier à se précipiter pour récupérer les recherches. Seulement, le mercenaire était loin d’être hors d’état de nuire.

— Amata ! s’écria madame Mil’Sina.

Remuant sous les globes en métal, le mercenaire releva le menton et, vif comme un serpent, porta un drôle d’objet – un long tube décoré de plumes – à ses lèvres. Il souffla dedans. Monsieur Mil’Sina lâcha un petit cri et plaqua une main sur son cou. L’homme se dégagea des débris et lui arracha les recherches des bras. Monsieur Mil’Sina ne lutta même pas et tituba comme un ivrogne avant de s’effondrer contre sa femme. Le mercenaire se détourna aussitôt et fila vers la sortie la plus proche.

Droit sur Hayalee.

Cette dernière n’eut pas le temps de bouger un doigt, essayer de s’enfuir ou lui faire barrage. Il lui fonça dessus épaule en avant, la repoussant violemment au-dehors.

Hayalee vola au-dessus des marches du perron et s’écrasa sur le sol imbibé d’eau dans un choc à couper le souffle. Un instant, elle n’eut plus conscience de rien, hormis la douleur qui lui traversait le thorax. Ses oreilles bouchées bourdonnaient, ses poumons la tiraillaient. Elle tenta de se raccrocher aux hurlements étouffés du vent, à la sensation de la pluie qui lui fouettait le visage.

La bouche ouverte, elle prit une profonde inspiration qui la ramena un peu à elle et roula sur le ventre. Les hurlements de Lisandra transpercèrent le brouillard :

— Hayalee ! Ne le laisse pas s’enfuir !

Encore étourdie, elle se redressa à quatre pattes et battit des cils. La silhouette du mercenaire s’éloignait sur le sentier, derrière le rideau de pluie.

— Arrête-le !

Hayalee se concentra et lâcha le Feu, aussi loin qu’elle put, dans une tentative désespérée de lui barrer la route. Aucune flamme ne fit son apparition. Les éléments déchaînés les tuaient avant, dispersant l’énergie qu’Hayalee déployait. C’était peine perdue. Elle arrêta de s’acharner quand la tête lui tourna et qu’une vague de froid l’étrangla.

Le mercenaire avait disparu dans la jungle. C’était fini.

Le corps frissonnant, Hayalee baissa les yeux et reprit son souffle. L’eau s’était mise à bouillir sous ses doigts. Le phénomène cessa aussitôt. C’était vraiment tout ce dont elle était capable ? Elle serra les dents, la gorge nouée par un effroyable sentiment d’impuissance.

Lisandra la rejoignit et les deux filles restèrent plantées côte à côte sous la pluie battante, sans échanger un mot ou un regard. La déception de Lisandra devait être à la hauteur de la honte d’Hayalee. Ce furent les appels à l’aide de madame Mil’Sina qui les tirèrent de leur torpeur.

Hayalee se remit sur ses jambes flageolantes et suivit Lisandra à l’intérieur.

Madame Mil’Sina avait allongé son mari sur le dos. Il semblait éprouver toutes les peines du monde à respirer.

— Qu’est-ce qui lui arrive ? s’inquiéta Hayalee. Qu’est-ce qu’il lui a fait ?

Lisandra ramassa quelque chose sur le sol.

— Une fléchette empoisonnée. Dans le temps, les autochtones y avaient recours pour la chasse…

— Paralysie musculairre, souffla madame Mil’Sina, penchée au-dessus de lui.

— Du kurari, lâcha sa fille en reniflant l’extrémité de la flèche.

— Il ne peut plus respirrer, il va falloir l’intuber. Lisandra, mon mateuriel !

Elle n’avait pas fini sa phrase que Lisandra s’était déjà éclipsée.

Perdue entre panique et apathie, Hayalee resta plantée sur place tandis que madame Mil’Sina se mettait à souffler dans la bouche de son mari. Lisandra revint en trombe un instant plus tard, armée d’un coffret, d’une trousse et d’une souffleuse qu’elle déposa près de sa mère.

— Il va me falloir de la lumieure, lâcha cette dernière, entre deux expirations.

— Hayalee, rapporte toutes les lampes et les bougies ! lança Lisandra, occupée à préparer le matériel pour sa mère. Et ferme les portes !

Hayalee s’exécuta dans un état second, étouffant les courants d’air derrière les panneaux en bois avant de rassembler toutes les lampes et chandelles de la pièce autour des Mil’Sina. Son cœur tapait dans ses oreilles bouchées comme un marteau sur une enclume, l’étourdissant et l’assourdissant un peu plus à chaque coup. Il lui fallut un temps et une concentration ridicules pour enflammer la première mèche. À côté d’elle, la mère et la fille s’affairaient avec le même calme méthodique. Madame Mil’Sina faisait du bouche-à-bouche à monsieur Mil’Sina sans faiblir et Lisandra désinfectait les outils qu’elle avait tirés du coffret : une sonde en métal aux allures de chausse-pied et une collection de tubes en cire.

— Mon steuthoscope.

— Je peux le faire, dit alors Lisandra en lui passant l’objet.

Nid, quelqu’un doit s’occuper de Sarru. Il n’a toujours pas reprris connaissance, c’est inqueutant.

Lisandra acquiesça avec raideur, piocha du matériel dans la trousse et se leva. Hayalee l’imita avec un temps de retard, après s’être arraché au spectacle de madame Mil’Sina s’apprêtant à enfoncer le chausse-pied dans le gosier de son mari, terriblement conscient.

Lampe à la main, les deux filles enjambèrent les débris du mobile et se faufilèrent jusqu’à Saru. Hayalee eut à nouveau l’impression de se vider de sa chaleur à la vision de sa silhouette inanimée couchée sur le flanc. Lisandra s’accroupit près de lui, abandonna son matériel de soin et prit son poignet dans sa main avant de glisser deux doigts contre sa gorge.

Déconnectée de son propre corps, Hayalee la regarda examiner Saru – écouter sa respiration, l’appeler, le retourner et le palper – attendant le verdict.

— Lisandra ? appela madame Mil’Sina. Comme va-t-il ? Tu as besoin d’aide ?

— Ça va ! lança Lisandra en retour. Il va falloir nettoyer la plaie de son front, désinfecter et peut-être faire quelques points, mais ce n’est pas très profond. Son rythme cardiaque est régulier, je ne détecte aucune détresse respiratoire, pas d’épanchement et les réflexes sont bons… Il a simplement perdu connaissance !

Les jambes soudain aussi frêles que du papier, Hayalee se laissa tomber à genoux.

Bon, c’était une bonne chose. Saru allait bien. C’était une bonne chose, se répéta-t-elle.

— Il était en train de pénétrer l’esprit du mercenaire quand il a reçu le coup à la tête, dit Lisandra. Les effets combinés de leurs deux singularités et du choc ont dû sérieusement l’assommer…

— Il était déjà très fatigué quand il a utilisé ses pouvoirs, s’entendit dire Hayalee, d’une voix affreusement rauque. Il l’avait déjà fait sur la plage.

— Le problème avec les Descendants, c’est que leur organisme ne fonctionne pas toujours comme celui d’un être humain classique. Ça ne facilite pas le diagnostic.

Elle voulut dégager les mèches de cheveux qui s’étaient agglutinées devant ses yeux, mais Saru fut soudain agité d’un soubresaut et tourna la tête sur le côté en grognant.

— Les réflexes sont définitivement bons, commenta Lisandra.

— Il aime vraiment pas qu’on lui touche les cheveux.

— Il ne devrait pas tarder à reprendre connaissance.

Ce disant, Lisandra s’empara d’un flacon et d’un linge et commença à nettoyer la plaie sur sa tempe. Ses gestes étaient mécaniques, son regard vide. Elle était là mais, comme Hayalee, ses pensées étaient restées dehors, tournées vers le mercenaire qui s’éloignait un peu plus à chaque seconde.

Hayalee inspira un grand coup, s’efforçant de se convaincre qu’il n’y avait rien qu’elle puisse faire pour changer la situation. Mais la vérité était qu’elle n’essayait pas. Du début à la fin, elle avait laissé les choses se passer. Elle fixa le visage barbouillé de sang de Saru et le profil fermé de Lisandra.

Eux avaient tout donné. Saru n’avait eu de cesse de rattraper les faiblesses et les maladresses d’Hayalee et Lisandra s’était échinée à monter des pièges jusqu’au bout. Hayalee, elle, s’était laissée freiner par la peur et le doute.

— Lisandra… tu crois qu’on peut encore les récupérer ?

La blonde se figea, bandages à la main. Ses prunelles grises se plantèrent dans celles d’Hayalee.

— Avec cette tempête, il n’y a aucune chance que le mercenaire puisse quitter l’île, non… ?

Ce qu’elle s’apprêtait à suggérer relevait de la pure folie, mais elle n’arrivait pas à s’ôter de la tête qu’il était de sa responsabilité d’agir. C’était elle qui avait décidé de prendre part à cette mission. Et, même si Hayalee n’était pas sûre d’en saisir la pleine mesure, il y avait des enjeux. Si l’Alliance voulait ces travaux, si d’autres personnes étaient prêtes à tuer pour les obtenir, alors ça devait être important.

— Est-ce que tu crois qu’on peut le rattraper ? souffla-t-elle, fiévreuse. Tu crois qu’on a encore une chance de récupérer les recherches de ton père ?

Lisandra la fixa avec plus d’intensité que jamais, l’air de réfléchir à toute vitesse, de peser le pour et le contre.

— Il a dit que tu pouvais voir à travers ses illusions, poursuivit Hayalee. C’est vrai ?

— C’est plus compliqué que ça. Mais je peux le localiser. Faire abstraction.

— Mais c’est jouable ? Si on s’y met à deux… Toi et moi, tu penses qu’on peut l’avoir ?

Elle pinça les lèvres.

— C’est possible. À condition que tu te fies à moi. Et que tu n’hésites pas.

Le cœur d’Hayalee se remit à battement à un rythme saccadé et son sang chauffa. Elle s’attendait à voir sa volonté se faire balayer par une nouvelle vague de terreur. Étrangement, la vague ne fut pas si puissante que ça. Ou plutôt elle l’était, mais c’était comme si Hayalee avait grimpé tellement haut que la peur ne pouvait plus l’atteindre. Son corps envoyait les signaux, mais son esprit ne semblait plus capable de les intégrer.

— J’hésiterai pas.

C’était maintenant ou jamais. Soit elle était capable d’agir face au danger, soit elle acceptait l’idée de se cacher pour le restant de ses jours et renonçait à sa famille et à sa liberté.

— Très bien, dit Lisandra.

Elle plaqua une compresse sur la tempe de Saru et se redressa.

— Ça va aller pour lui ? s’enquit Hayalee.

— Mais oui. Ses blessures externes sont superficielles et il n’y a pas grand-chose qu’on puisse faire, à part attendre qu’il se réveille.

Hayalee acquiesça. L’idée d’abandonner Saru dans cet état avait beau lui déplaire, le meilleur service qu’elle puisse lui rendre, à lui comme à monsieur Mil’Sina, était encore de déployer tout son courage et son énergie pour récupérer les recherches.

Elle se tint prête à emboîter le pas à Lisandra, mais cette dernière ne bougea pas. Elle posa son regard sur la bibliothèque, puis cilla. Hayalee étouffa une exclamation. Les iris de Lisandra venaient de se refermer sur ses pupilles. Ils s’étaient complètement refermés.

— Euh… tes ye…

— Je t’expliquerai plus tard.

Ses yeux bougeaient de gauche à droite, comme si elle cherchait quelque chose parmi les rayonnages.

Kita ! Il se dirige au sud de l’île. Ils ont dû laisser leur embarcation de ce côté-ci…

Ses iris se dilatèrent et ses pupilles réapparurent aussi subitement qu’elles avaient disparu.

— Je sais où on pourra l’intercepter. Suis-moi !

Lisandra récupéra le couteau de Saru qu’elle avait posé sur la table basse et les deux filles traversèrent le salon en direction de l’entrée. Lisandra y ramassa une paire de sandales qu’elle fourra dans les mains d’Hayalee puis ouvrit la porte. Penchée au-dessus de son mari, souffleuse à la main, madame Mil’Sina se retourna en sursautant lorsque le vent s’engouffra à nouveau dans le bungalow.

Ach… Lisandra !

— Ne t’inquiète pas, on revient ! jeta celle-ci.

Elle s’élança dans la tempête. Hayalee s’empressa d’en faire autant avant que la stupeur de madame Mil’Sina ne se transforme en fureur.

Dehors, le ciel s’abattait sur la terre, déversant sur l’île des trombes de pluie qui ondoyaient sous les assauts des bourrasques. Lisandra ralentit près du potager, perça la toile qui couvrait les plantes et cueillit une poignée de baies noires. Hayalee en profita pour enfiler ses chaussures, vacillant sur une jambe, puis l’autre. Les deux filles se redressèrent à l’unisson. Sans un mot, Lisandra tendit la main en arrière. Hayalee allongea la foulée et referma ses doigts sur les siens.

Lisandra se détourna de la route qui menait au village et les entraîna dans la jungle. Sous la canopée, la tempête prit une tout autre dimension. L’eau ruisselait en cascades, les arbres se balançaient et leurs grandes palmes claquaient. Si elles suivaient un sentier, Hayalee n’en discernait rien. Elle avait l’impression de se tailler un chemin dans la végétation qui les fouettait de toute part. Un bras levé devant le visage pour se protéger, elle se laissait aveuglément guider par Lisandra. Trébuchant sur les pierres, glissant sur les racines, s’enfonçant dans la boue, elle manquait se tordre les chevilles à chaque pas, mais elle maintint l’allure, cramponnée à la main de Lisandra.

Cette dernière ralentit une à deux fois. Hayalee redouta qu’elle soit perdue, puis il lui vint à l’esprit qu’elle vérifiait peut-être la position du mercenaire avec cet étrange pouvoir qui était le sien. Hayalee sentait son propre pouvoir s’agiter. La chaleur irradiait dans son ventre, lui montait à la tête et pulsait dans ses jambes, les poussant à la porter toujours plus loin. Elle ne savait pas d’où lui venait ce regain d’énergie – peut-être l’effervescence de cette mission suicide ? – mais il était plus que bienvenu.

Après plusieurs minutes d’une course effrénée au milieu des fougères et des lianes, une trouée s’ouvrit devant elles. Lisandra pila net. Hayalee s’écrasa contre elle et battit des cils pour chasser l’eau qui lui coulait dans les yeux. Elle reconnut la cuvette envahie de rochers où Lisandra les avait confrontés, elle et Saru, le jour de leur arrivée.

Elle lâcha la main d’Hayalee pour récupérer les baies qu’elle avait fourrées dans sa poche.

— Il sera là d’ici sept secondes ! hurla-t-elle en écrasant les fruits sur la lame du couteau de Saru. Je me charge de récupérer les recherches ! Toi…

Elle releva son visage livide, ruisselant de pluie, vers Hayalee. Ses iris étaient dilatés à l’extrême. Cette dernière y lut toute la peur, toute l’incertitude qui la saisissait à l’idée de miser sur elle. Après tout, Hayalee avait déjà gâché ses plans une première fois. Mais Lisandra n’avait plus d’autre choix que de croire en la détermination d’Hayalee, tout comme Hayalee se fiait aux calculs de Lisandra.

Renonçant à ajouter quoi que ce soit, Lisandra fit volte-face. Au même instant, une silhouette émergea de la jungle, plus loin sur leur droite : le mercenaire.

Il fila à travers la cuvette sans remarquer les deux adolescentes. Lisandra s’élança entre les rochers tapissés de mousse pour lui couper la route. À l’abri sous son chapeau de paille, l’homme tourna la tête un instant avant la collision.

Le choc fut brutal. Le mercenaire faillit basculer à la renverse, mais parvint à maintenir son équilibre et repoussa violemment Lisandra. Elle s’écrasa entre les racines noueuses d’un arbre, non sans avoir réussi à lui arracher les recherches des mains. Il avança pour les récupérer.

— EH ! s’époumona Hayalee.

L’homme pivota et leurs regards se croisèrent. Lisandra en profita pour se mettre à couvert. Hayalee eut le temps de la voir rouler par-dessus les racines et disparaître derrière l’arbre avant que l’univers ne se déforme. Il n’en fallut pas plus pour abattre ses dernières réticences.

Cette fois, Hayalee ne se laissa pas le luxe de paniquer, elle ne laissa pas la peur la glacer. Cet homme était peut-être un Descendant, mais elle aussi.

Ignorant les formes qui ondoyaient sous ses yeux, Hayalee lâcha le Feu avec la volonté d’incendier toute la cuvette. Elle n’avait aucune chance de produire des flammes, elle le savait, mais elle n’en avait pas besoin ; et elle n’avait pas besoin de viser directement le mercenaire. Si elle n’était pas encore capable d’utiliser son pouvoir avec assez de précision et de retenue pour arrêter une personne sans la réduire en cendres, elle pouvait toujours taper de toutes ses forces à côté. Comme lorsqu’elle avait voulu empêcher l’homme de ramasser sa machette, dans le port. Le Feu pouvait blesser, même indirectement.

Hayalee déchaîna son pouvoir sur les rochers, puisant plus profondément, plus fort, qu’elle n’avait jamais osé.

Ce fut comme si une dizaine de mini geysers s’étaient mis à exploser tout autour d’eux. D’épais panaches de vapeur s’élevèrent du sol en sifflant, transformant ce petit coin de jungle en cocotte géante. Un cri inarticulé s’éleva au cœur des volutes et l’illusion du mercenaire n’eut pas fini de prendre corps qu’elle s’effaçait déjà.

Hayalee entraperçut l’homme qui s’éloignait dans la vapeur bouillante alors qu’elle luttait corps et âme contre la pluie et le vent pour maintenir une température élevée – luttait si fort qu’elle se mit à hurler à son tour. Jusqu’à ce qu’une douleur suraiguë lui traverse le crâne. Elle suspendit ses efforts, assaillie par les vertiges et le froid.

Le brouillard se dissipa, révélant la silhouette filiforme du mercenaire effondrée contre un arbre, à l’autre bout de la cuvette. Il abaissa le pan de cape dans lequel il avait enfoui son visage.

La joue couverte de cloques, les yeux écarquillés, il regarda Hayalee.

Le souffle haletant, le corps fumant sous la pluie qui avait repris ses droits, Hayalee le regarda en retour. Elle n’avait plus peur de ses illusions.

Lui avait peur de son feu.

Alors qu’elle se préparait à un nouvel assaut, il se redressa, recula et, à sa grande surprise, partit en courant dans la jungle.

Hayalee vacilla un instant sur ses guibolles, puis s’effondra sur les fesses. Son corps était lourd, mais son esprit s’était définitivement envolé. Elle n’en revenait pas. Elles avaient réussi.

Elles avaient réussi à récupérer les recherches et à chasser le mercenaire.

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