La joie et le soulagement qu’éprouva Hayalee ne durèrent qu’une seconde. Le temps qu’une pensée terrifiante germe dans son esprit : et si elle était à nouveau victime d’une illusion ? Si le mercenaire était toujours dans les parages ?
— Li… LISANDRA !
Était-elle blessée ? C’était la seule à pouvoir discerner le vrai du faux. Sans prendre garde aux protestations virulentes de ses muscles, Hayalee se remit sur ses jambes et tituba vers le fond de la cuvette. Elle n’eut pas fait trois pas qu’une myriade de taches noires fleurit sous ses yeux. Elle perdit l’équilibre et s’effondra au milieu des rochers, faible et aveugle. Elle se sentait vidée. Si le mercenaire était encore là, elle n’aurait pas la force de le repousser une seconde fois.
Et si Lisandra était partie ? Peut-être avait-elle profité de la diversion d’Hayalee pour mettre les voiles… Les battements de son cœur accélérèrent.
— Lis… andra…
Une main se referma sur son épaule et elle sursauta. La vue lui revint à temps pour lui permettre de distinguer le visage de Lisandra. Hayalee s’agrippa à ses poignets, si heureuse de la revoir qu’elle aurait pu lui tomber dans les bras.
— Il est parti ? demanda-t-elle. Le mercenaire ?
— Oui !
Tous ses muscles se relâchèrent et elle crut tourner de l’œil pour de bon. Le cauchemar était bel et bien fini. Ou presque.
— Il faut qu’on…
Un craquement retentit, plus fort et plus proche que les autres.
— ATTENTION !
La jungle leur tombait dessus. Le ciel disparut derrière une couverture de végétation et Lisandra tira Hayalee par le col pour la forcer à se coucher au sol. Une pluie de feuilles, de lianes et de palmes s’abattirent sur elles.
Recroquevillées dans leurs bras, les deux filles relevèrent le nez pour constater l’ampleur des dégâts. Les rochers avaient arrêté la chute des arbres trois pieds au-dessus d’elles.
— Tu es blessée ? souffla Lisandra à l’oreille d’Hayalee.
— Je crois pas… ça va.
Elle avait mal aux genoux, aux paumes, à la tête et à plein d’autres endroits, mais rien qui laisse penser qu’elle se soit fait empaler par une branche.
— Tu peux bouger ?
— Oui !
Gesticulant, Lisandra rampa sous les palmes et Hayalee en fit autant. Elles s’arrachèrent aux doigts piquants des arbres, puis gravirent les rochers, empoignant les bouquets de mousse imbibés d’eau. Lisandra se redressa la première.
— Faut pas rester là ! Ça devient beaucoup trop dangereux !
— Sans rire…
Elle saisit Hayalee par le bras et la tira en avant, au cœur de la jungle qui se faisait de plus en plus hostile.
— Lisandra… appela-t-elle, mais sa voix était beaucoup trop faible pour percer à travers les mugissements de la tempête.
Hayalee éprouvait toutes les difficultés du monde à avancer. Les arbustes les griffaient, les fouettaient et les bousculaient. La forêt entière semblait vouloir les étouffer. Sans parler de l’eau, des cheveux et des points noirs qui obscurcissaient sa vision, ou de ses jambes transformées en coton. Elle n’allait jamais réussir à regagner la maison. Heureusement, Lisandra n’essaya pas de la traîner jusque là.
Elle stoppa leur course devant le couple d’arbres le plus étrange et imposant qu’Hayalee ait pu voir à Uwata. Effondrés l’un contre l’autre, les arbres en question ployaient sous la masse tentaculaire de centaines de troncs qui cascadaient jusqu’au sol comme un rideau. Le monstre frémissait à peine sous les assauts du vent.
Lisandra guida Hayalee derrière les troncs, dans une trouée. Elles se faufilèrent entre les barreaux de bois puis se hissèrent sur d’épaisses racines. Hayalee entrouvrit les lèvres.
Elles se trouvaient au cœur des arbres, au milieu d’une cage de troncs. C’était comme une petite cabane qui avait poussé là, sortie du sol ou tombée du ciel. L’endroit avait déjà servi de refuge, peut-être à des enfants ou à des adolescents. Il y avait un tableau en ardoise suspendu dans un coin, une lampe à huile au sommet d’un coffre en bois, des bougies encirées dans des goulots de bouteilles et des gravures plein les troncs.
Relativement protégées de la pluie et du vent, les deux filles s’affalèrent mollement sur le sol. Leurs regards se croisèrent et, sans crier gare, elles éclatèrent de rire.
Elles étaient trempées, couvertes d’éraflures, de bleus et de boue, à bout de souffle et coincées sous des arbres au beau milieu d’un cyclone, mais elles affichaient le même sourire conquérant.
Pour la première fois depuis qu’elle l’avait rencontrée, Hayalee vit Lisandra pour ce qu’elle était : une adolescente de dix-sept ans. Une fille à peine plus âgée qu’elle, avec qui elle aurait pu être amie.
— On va rester là le temps que ça se calme, annonça Lisandra entre deux inspirations. Le point est surélevé et ce mabi trii a plus de quatre cents ans… si la tempête devait être assez forte pour en venir à bout, alors il ne resterait de toute façon plus rien sur l’île.
— Tu es sûre que le mercenaire nous a pas suivies ? Et s’il retournait s’en prendre à tes parents ?
— Ne t’en fais pas pour ça.
La tête rejetée contre la palissade de troncs dans son dos, Lisandra tira le couteau de Saru de sa poche et le déplia. La lame était souillée de pulpe de fruit et de sang. Hayalee comprit qu’elle avait réussi à blesser le mercenaire en lui arrachant les recherches.
— Tu te souviens de ces baies noires dans le potager de ma mère ?
— Celles qui sont mortelles…
— Wira’kokoru, dit Lisandra. La quantité qu’il y avait sur la lame n’est pas suffisante pour tuer un homme de sa corpulence, mais il risque de connaître une forte poussée de fièvre, accompagnée d’hallucinations. Ça m’étonnerait beaucoup qu’il revienne de si tôt à la charge.
Un sourire carnassier étira ses lèvres et Hayalee ne put s’empêcher de sourire à son tour.
— Tu penses vraiment à tout, dit-elle.
Lisandra planta le couteau dans une racine et haussa les épaules.
— Je fais de mon mieux pour analyser la situation et envisager les scénarios qui pourraient en découler. Malgré tout, il m’arrive d’être surprise. Par exemple, je ne t’aurais pas pensée capable de vaporiser autant d’eau, dans de telles conditions… C’était très impressionnant.
Hayalee chercha l’ironie dans ses prunelles grises, mais Lisandra était on ne peut plus sérieuse.
— Tu me croyais pas capable de faire quelque chose comme ça et, pourtant, tu m’as suivie ?
Elle s’attendait à ce que Lisandra modère ses ardeurs et lui explique qu’elle ne lui avait pas emboîté le pas par confiance, mais pour d’autres raisons, plus rationnelles. À son grand étonnement, Lisandra parut à court de justifications. Un muscle roula sur sa mâchoire, sous les mèches agglutinées de ses cheveux ternis par la boue. Elle sembla soigneusement peser ses mots lorsqu’elle se décida à dire :
— Je t’ai jugée un peu vite, c’est vrai. Tu n’es pas aussi incompétente que tu en as l’air au premier abord… Même si tu manques cruellement de culture et que tu as l’adresse et la vivacité d’esprit d’un quarantenaire ivre.
— Tu m’as fait peur. Un instant, je me suis demandé si j’étais pas à nouveau en train d’halluciner.
— Tu serais déjà morte si c’était le cas.
Un courant d’air passa dans leur abri et les sourires malicieux des deux filles se transformèrent en grimaces. Frissonnant, Hayalee ramena les genoux contre sa poitrine. Au creux de son ventre, le Feu s’était réduit à une petite flamme qui peinait à la réchauffer. Abandonnant les recherches de son père sur le sol, Lisandra se leva pour aller ouvrir le coffre. Elle en tira deux couvertures et en jeta une à la tête d’Hayalee.
— Merci, grogna celle-ci.
Le tissu était froid, rêche et exhalait des relents de moisi, mais elle s’y enroula de bonne grâce. Lisandra revint s’asseoir, une gourde et une boite en métal à la main.
— Quoi qu’il en soit, dit-elle en jetant sa propre couverture sur ses épaules, si le mercenaire a assez de force pour revenir s’en prendre à nous, je le verrai arriver.
Elle enleva le bouchon de la gourde, but une lampée, puis la passa à Hayalee. Cette dernière manqua de la lâcher lorsque les pupilles de Lisandra se résorbèrent soudain, jusqu’à disparaître.
— Comment est-ce que tu fais ? voulut-elle savoir. Qu’est-ce que tu fais ?
— Perception étendue. Je peux capter les informations visuelles perçues par d’autres organismes, dans un rayon d’environs dix kilomètres. En d’autres termes, je peux voir à travers les yeux d’autrui.
Hayalee en resta bouche bée quelques secondes.
— Tu pourrais voir à travers mes yeux ?
Les iris de Lisandra se dilatèrent et elle posa le regard sur elle.
— Là ? Ce ne serait pas très intéressant, mais, oui. Je l’ai déjà fait – ce n’est pas quelque chose dont les gens s’aperçoivent.
Hayalee fut si épatée qu’elle en oublia de se sentir offensée à l’idée que Lisandra ait espionné à travers ses yeux.
— Alors… c’est comme ça que tu as fait pour échapper aux illusions du mercenaire… ? avança-t-elle, sans être sûre de comprendre. Tu regardais à travers ses yeux tout ce temps ?
L’intérêt non feint qu’elle manifestait parut ravir Lisandra.
— Ce n’est pas que ses illusions ne m’affectent pas, rectifia-t-elle. Comme tu as pu le constater, lorsque je regarde à travers d’autres yeux, mes iris se referment et je ne reçois plus d’images venant des miens. Mais ce Descendant… sa singularité agit directement au niveau du cerveau.
— Euh… d’accord…
— Ça veut dire que, même en changeant de point de vue, je ne peux pas empêcher ses illusions de m’atteindre. Je les perçois toujours, mais les images se superposent à celles que je capte à travers d’autres yeux, expliqua-t-elle.
Emportée par son élan, elle se pencha vers Hayalee, qui réprima un mouvement de recul lorsqu’elle vit la main de Lisandra foncer sur son nez. À genoux devant elle, Lisandra plaça sa main en barrière entre ses deux yeux et brandit une brindille d’un côté :
— Pour te donner une idée, c’est un peu comme si chacun de tes yeux voyait quelque chose de différent. D’un côté, je voyais les images factices qu’il nous mettait dans la tête, de l’autre, je pouvais toujours voir la réalité à travers ses yeux – ou les tiens, ceux de Saru, ma mère, mon père…
— Ooh, fit Hayalee en cessant de loucher sur la brindille dont l’image floue chevauchait celle du visage de Lisandra. Je crois que je comprends.
Satisfaite, elle se laissa retomber contre les troncs dans son dos.
— Il m’a fallu un peu de temps pour réussir à faire abstraction, mais le cerveau humain s’adapte remarquablement bien.
— Mais… comment tu as fait pour le retrouver au milieu de la jungle, dans cette tempête, alors qu’il courait ?
— Proprioception.
La veille encore, Hayalee s’agaçait de cette manie qu’avait Lisandra de répondre à des questions en lâchant des termes compliqués sur le ton de l’évidence, puis d’attendre qu’on la presse pour daigner en expliquer le sens. En cet instant, ça ne la gêna pas. Peut-être parce qu’elle n’avait plus le sentiment que Lisandra la prenait de haut. Elle signala son incompréhension par une moue appuyée et Lisandra dit :
— Ferme les yeux et essaye de toucher le bout de ton nez avec ton index.
Hayalee s’exécuta, curieuse de comprendre où elle voulait en venir. Elle trouva son nez sans difficulté et rouvrit les yeux.
— Eh ben ?
— Eh bien, tu arrives à amener ton doigt jusqu’à ton nez du premier coup, sans tâtonner, alors que tu ne vois ni l’un, ni l’autre. Comment est-ce possible d’après toi ?
— C’est… mon doigt, répondit bêtement Hayalee. Je sais où il est, c’est tout.
— Exactement. Tu sais où est ton doigt, ainsi que ton nez ; tu sais où sont les différentes parties de ton corps, parce que tu les sens. On appelle ce sens la « proprioception ».
— J’y avais jamais réfléchi, mais maintenant que tu en parles…
Hayalee ferma à nouveau les yeux et s’amusa à attraper ses oreilles.
— Il se passe la même chose quand j’utilise ma singularité, expliqua Lisandra. Dès lors que je me lie à un autre organisme, je sais – avec plus ou moins de précision – à quelle distance de moi il se trouve et dans quelle direction : je le sens. Comme s’il devenait une partie de mon corps.
— Wouah, c’est fort.
— Grâce à ça, j’ai pu évaluer la vitesse et la trajectoire du mercenaire, puis j’ai calculé le meilleur point d’interception.
— D’accord… ça, c’est vraiment fort.
Lisandra haussa un sourcil.
— Pas tellement. Ce sont des calculs extrêmement simples.
Il n’y avait ni arrogance ni suffisance dans sa voix et Hayalee réalisa avec un choc qu’elle ne se rendait sincèrement pas compte de l’exploit que ça pouvait représenter. Hayalee avait beau se savoir mauvaise en calculs, elle était certaine que ce que Lisandra dépeignait n’était pas à la portée de tout le monde. Elle but une bonne gorgée d’eau à l’arrière-goût prononcé, rendit la gourde à Lisandra et demanda :
— Tu as vu comment vont les autres, alors ?
— Je viens de vérifier ce qu’il en était. Saru a repris connaissance et aide ma mère à maintenir mon père en vie.
Hayalee observa un silence glacé.
— La toxine avec laquelle il a été empoisonné paralyse les muscles et entraîne la mort par asphyxie, expliqua Lisandra avec détachement. Malheureusement, il n’y a pas de remède connu. La seule solution est de maintenir artificiellement la respiration jusqu’à ce que les effets du poison s’estompent.
— On aurait peut-être dû rester, dit Hayalee, rattrapée par un élan de culpabilité.
— Ça n’aurait rien changé aux chances de survie de mon père. Il n’y a personne de plus compétent que ma mère à des kilomètres à la ronde, il est déjà entre les meilleures mains.
C’était peut-être un effet de son imagination, peut-être le poids de la fatigue, ou simplement la gravité de la situation, mais Hayalee croyait déceler une certaine retenue chez Lisandra lorsqu’il s’agissait de sa mère. Elle reconnaissait ses qualités, mais elle n’en parlait pas avec la même emphase que celle qu’elle réservait à son père.
— Et ta sœur ? Elle est toujours dans l’abri ?
— Toujours. Et il vaut mieux qu’elle y reste.
Hayalee eut une vision de la petite fille, grelottant dans un coin de la cave, seule, sans aucune nouvelle de sa famille.
— Elle doit être terrifiée, la pauvre !
— Certainement, dit Lisandra, pas plus inquiète que ça. C’est une vraie trouillarde. Mais je ne crois pas qu’elle sortira tant que le cyclone ne sera pas passé. Elle connaît les consignes de sécurité et elle sait quand il faut obéir à mes parents ou à moi.
Hayalee espéra très fort qu’elle ait raison. Elle fut tirée de ses pensées par son estomac, qui émit un long et profond gargouillis. Tous ces efforts avaient creusé son appétit. Ce que Lisandra n’avait pas manqué de prévoir.
Elle lui passa la boite en métal qu’elle avait récupérée dans le coffre et Hayalee y découvrit avec bonheur ce qui ressemblait à de petites galettes de céréales. Elle se jeta dessus sans hésiter. Même ramollis et rances, ces gâteaux lui parurent délicieux.
— C’est toi qui as laissé tout ça là ? s’enquit Hayalee en désignant le coffre et les objets qui les entouraient.
— Oui. Moi et un ami.
Elle faillit avaler de travers. Lisandra… des amis ? Tout ce temps, elle n’en avait mentionné aucun, ne leur en avait présenté aucun. Qui pouvait bien trouver grâce à ses yeux et supporter son caractère en retour ?
— On avait l’habitude de se retrouver là étant plus jeunes. C’était notre refuge. On s’est assurés qu’il y ait de quoi survivre quelques heures, pour les situations comme celle-ci.
Hayalee suspendit son geste alors qu’elle s’apprêtait à faire passer sa bouillie de galette avec une bonne rasade d’eau.
— C’est là depuis combien de temps ?
— Deux cent douze jours. Mais ne t’en fais pas, c’est encore potable. J’ai traité l’eau moi-même.
Elle reposa tout de même la gourde. Lisandra piocha un gâteau dans la boite et raconta :
— On s’est déjà réfugiés ici pendant un cyclone lorsqu’on avait neuf ans. Sauf que dans notre cas, c’était volontaire. Le niveau d’alerte était plus élevé et l’île avait été évacuée, mais on a échappé à la surveillance de nos parents pour rester – on espérait voir l’œil du cyclone.
Elle ricana.
— J’ai sous-estimé l’ampleur de la tempête. On a failli mourir. Ces arbres nous ont sauvé la vie.
Elle croqua dans sa galette et ajouta :
— Ma mère ne m’a jamais giflée, sauf cette fois-là.
— On peut la comprendre, c’est de la folie ! Et ton copain a accepté de te suivre ? lâcha Hayalee, stupéfaite.
— Alrik ? Tu plaisantes ! C’est lui qui m’a convaincue ! Pour lui, plus une expérience est dangereuse, plus elle est amusante, dit-elle en roulant des yeux. Sans moi, on serait déjà morts sept fois – au bas mot – et on aurait perdu plus d’un membre.
Comme Hayalee le suspectait : pour être ami avec Lisandra, il fallait être au moins aussi excentrique qu’elle.
— Et qu’est-ce qu’il est devenu, cet Alrik ? interrogea-t-elle, curieuse.
Lisandra répondit avec désinvolture :
— Parti étudier à Mas’tàna.
— Ah… et toi, non ? Pourquoi ?
Maintenant qu’Hayalee y songeait, Lisandra avait des capacités et des ambitions qui auraient dû la pousser à autre chose qu’à travailler dans une auberge ou sur un marché aux poissons. Que faisait-elle encore sur une île comme Uwata, à l’âge qui était le sien ?
— Question de ressources, dit-elle. À Mas, les études de niveau supérieur sont payantes – sans parler du coût de la vie à la capitale. Et mes parents – ou plutôt ma mère – ont refusé de m’avancer.
Son ton suintait l’amertume et son regard avait tourné à l’orage. Hayalee hésita quelques secondes avant d’oser demander :
— Comment ça se fait ? Tes parents sont plutôt du genre à vous encourager à étudier.
— Oh, ma mère te dira qu’elle cherche juste à s’assurer que je puisse me débrouiller par mes propres moyens avant de me laisser partir pour la capitale, qu’il est normal que je travaille pour payer mes études, mais la vérité c’est qu’elle fait tout pour m’empêcher de partir.
— Pourquoi ?
Lisandra la considéra un long moment avant de répondre :
— Sais-tu pourquoi ma famille et moi-même vivons sur une île aussi insignifiante qu’Uwata ?
— Euh…
Récupérant le sac qui contenait les précieuses recherches de son père, elle n’attendit pas plus longtemps qu’Hayalee devine et commença à raconter :
— Quand mes parents ont quitté le Grand Nord, peu après ma naissance, ils sont venus s’installer à la capitale – mon père travaillait alors à l’Université Hiki Mai’, en tant que maître-chercheur. Mais ses recherches sur le « potentiel des capacités humaines » – autrement dit, les Descendants – ont fini, d’une part, par lui valoir les railleries de ses confrères, d’autre part par attirer l’attention sur lui.
Elle déballa l’épais volume, le posa sur ses jambes en tailleur et se mit à en feuilleter délicatement les pages. En dépit du sac en cuir, le livre avait quelque peu pris l’eau et l’encre avait bavé par endroit.
— Deux hommes qui travaillaient pour le gouvernement massanien sont venus le voir et lui ont fait une proposition alléchante : des financements colossaux, le meilleur équipement qu’on puisse rêver, toute une équipe de chercheurs pour l’épauler ; tout cela s’il acceptait de rejoindre un projet classé secret. À cette époque, mon père était déjà en relation avec l’Alliance, de qui il tenait la plupart de ses données sur les Descendants. Mais ce que le gouvernement lui offrait allait bien au-delà de ça.
Lisandra détacha son regard des pages gondolées.
— Eux étaient prêts à lui fournir plus que de simples données, mais des sujets d’étude. Des Descendants.
Un froid, qui n’avait rien à voir avec le vent, rampa sous la peau d’Hayalee.
— À force de les questionner sur ce projet, mon père a fini par comprendre que les sujets en question n’étaient pas ce qu’on peut appeler des « volontaires ».
— Tu veux dire que le gouvernement de Mas enferme les Descendants pour faire des expériences sur eux ? conclut Hayalee, horrifiée.
— Peut-être, ou peut-être le projet est-il encore à l’étude ? Je n’ai aucune certitude étant donné que mon père a refusé. L’ennui c’est que l’offre n’en était pas vraiment une. Après que mon père ait tourné le dos à ces gentils messieurs du gouvernement, ils lui ont fait comprendre qu’il avait plutôt intérêt à mettre un terme à ses propres recherches. L’idée qu’il écrive des parchemins et donne des conférences sur les Descendants ne leur plaisait pas du tout. Ils l’ont d’abord mis en garde, puis menacé. Mais mon père n’a pas reculé. Pas tout de suite, en tout cas.
Un pli se creusa entre ses sourcils tracés à la règle.
— Il aurait pu les mettre au pied du mur et légitimer ses travaux auprès de ses confrères, dit-elle. Tout ce qu’il lui fallait, c’était démontrer publiquement l’existence et les compétences des Descendants. Et il en avait les moyens.
Les doigts de Lisandra se crispèrent sur la couverture du livre.
— Il m’avait, moi. S’il m’avait laissée leur montrer à tous ce dont je suis capable, alors il aurait été trop tard pour le faire taire et la communauté scientifique le prendrait encore au sérieux. Au lieu de quoi, il a choisi de prendre la fuite. Il s’est rétracté à la dernière minute, et nous sommes venus nous terrer ici.
Hayalee prit le temps de méditer ses paroles avant d’oser demander :
— Tu aurais préféré que ton père t’expose comme une bête de foire ?
La remarque arracha un claquement de langue agacé à Lisandra.
— C’était la meilleure chose à faire.
— Lisandra… s’il ne l’a pas fait, c’était pour te protéger. Tu crois vraiment que tout se serait bien passé s’il avait montré à tout le monde ce que tu peux faire ?
Se voir donner des leçons de bon sens par Hayalee sembla l’énerver au plus haut point.
— Je n’ai jamais dit que « tout se serait bien passé », rétorqua-t-elle d’un ton cinglant, tu me crois stupide ? Je mesure parfaitement les retombées qu’une telle décision aurait entraînées, merci. Mais en manœuvrant avec intelligence, ma famille aurait pu s’en sortir. Sans prise de risque, il n’y a pas d’avancées, conclut-elle.
Hayalee n’eut pas le courage de la contredire. Lisandra aurait été capable de la jeter en pâture au cyclone. Il ne servait à rien d’argumenter, de toute façon. Hayalee avait compris depuis un moment que Lisandra et elle ne pensaient pas de la même manière, et si son point de vue la laissait souvent dubitative, elle commençait à accepter leur divergence d’opinions.
— Toujours est-il que ma mère est extrêmement réticente à l’idée que je retourne à Mas’tàna, reprit Lisandra, plus calme. Parce que je suis une Descendante, et la fille d’Amata Mil’Sina. C’est doublement dangereux pour moi. Elle a peur que je sois démasquée. Elle me pense incapable de ne pas me faire remarquer.
Une fois encore, Hayalee se garda bien de commenter, mais elle comprenait les réticences de madame Mil’Sina. De ce qu’elle en avait vu, Lisandra ne ratait pas une occasion d’étaler sa science. Entre son caractère bien trempé et ses capacités, elle passait difficilement inaperçue.
Le regard plongé dans les travaux de son père, Lisandra se mordit la lèvre et ragea tout bas :
— Je suis la première Descendante de Kahilyar à avoir vu le jour dans notre famille depuis plus d’un siècle et je perds mon temps sur ce misérable caillou alors que je pourrais accomplir tellement plus…
— Kahilyar ?
Hayalee se souvint, un peu tard, qu’Iltaïr lui avait recommandé de ne pas interroger les autres Descendants sur leurs origines, aux risques de créer des tensions. Elle referma aussitôt la bouche. Néanmoins, comme elle l’avait déjà montré à leur première rencontre, Lisandra n’avait aucune pudeur sur le sujet.
— Oui.
Elle commença à dérouler les bandages qui enserraient sa gorge. Qu’il s’agisse de bandages ou de foulards, Hayalee ne l’avait jamais vue sans quelque chose autour du cou. Lisandra avait prétendu souffrir de brûlures causées par le soleil. À la lumière des dernières révélations, Hayalee devinait qu’il n’en était rien.
Lisandra dégagea sa gorge et Hayalee réprima une exclamation.
Dessinée au creux de ses clavicules, la marque qu’elle découvrit n’était pas noire, mais argent. Un magnifique gris-perle qui réfléchissait doucement la lumière, comme un éclat de lune arraché au ciel. Ce qu’elle représentait semblait aussi insaisissable et abstrait que le symbole dans le dos d’Hayalee : un trait vertical croisé d’un éclair.
Hayalee n’arriva pas à en détacher le regard. Elle avait beau avoir compris qu’elle n’était pas unique, elle avait beau avoir constaté qu’il existait d’autres personnes capables de prouesses aussi improbables qu’elle, voir la marque d’un autre Descendant donnait une toute autre dimension aux choses.
C’était écrit, là, sur la peau de Lisandra. Avec d’autres lettres peut-être, une autre encre, mais c’était là. Hayalee n’était pas seule.
— C’est la première fois que tu en vois une autre, n’est-ce pas ?
Elle se souvint de respirer et acquiesça.
— Est-ce que je peux… ? osa-t-elle.
Lisandra fit oui de la tête, l’air de trouver sa fascination mal dissimulée amusante. Quittant le cocon de sa couverture, Hayalee se pencha en avant et tendit le bras. Elle hésita une seconde, puis se décida à effleurer la marque. Elle ne sentit aucun relief, aucun changement dans le grain de peau. En revanche, elle aurait pu jurer que la marque dégageait une chaleur différente. Vibrante. Les poils de sa nuque se hérissèrent.
Elle ne se rappelait pas avoir déjà vu ce symbole où que ce soit, pourtant, il lui paraissait étrangement familier. Elle releva le nez et s’aperçut que Lisandra guettait sa réaction. Hayalee rompit le contact et se rassit.
— Dis… pourquoi est-ce que…
— Je ne vous ai pas dit que j’étais une Descendante ? acheva Lisandra.
Hayalee fit oui de la tête.
— Encore une fois, on doit la décision à mes parents. La famille de ma mère coopère avec l’Alliance depuis plusieurs générations – mon arrière-arrière-grand-mère, qui était aussi une Descendante, a activement travaillé pour eux, de même que la mère de ma mère. Mais quand mes facultés se sont éveillées, mes parents ont préféré le garder pour eux. Questions de prudence. C’est que les informations peuvent être facilement compromises au sein d’une organisation aussi vaste que l’Alliance. Et puis, je crois que ma mère redoute qu’ils essayent de m’embrigader. Elle a beau sympathiser à leur cause, elle n’est pas du genre à endosser le matricule.
— Je comprends mieux.
Les troncs vibrèrent et les lianes claquèrent sous les assauts du vent. Lisandra rebattit les pans de sa couverture sur elle en frissonnant. Ses lèvres avaient pris une teinte violette et son visage était blafard.
— Attends.
Le dos courbé, Hayalee se leva et se laissa lourdement retomber contre elle. Là, elle puisa dans les forces qu’elle avait récupérées et réveilla le Feu. Pas trop, juste assez pour sentir la chaleur monter dans son ventre, espérant la partager à Lisandra. Cette dernière lui tendit la boite à gâteaux, l’incitant silencieusement à faire le plein d’énergie. Hayalee piocha une galette.
— Alors… tu es une Descendante de Kahilyar, commença-t-elle en grignotant.
Kahilyar était l’archange détenteur de la Connaissance. Celui à qui Dieu aurait confié tous les savoirs de l’univers et qui en aurait par la suite partagé un infime morceau avec l’humanité. Il représentait l’intelligence dans sa forme la plus pure.
— Je sais à quoi tu penses, dit Lisandra.
— Ah… ?
— Je suis une Descendante de Kahilyar et, comme par hasard, je suis tournée vers la connaissance et l’apprentissage, lâcha-t-elle avec un mépris appuyé.
— Admets que c’est une drôle de coïncidence.
Lisandra inspira un grand coup comme pour se donner du courage.
— Peut-être. Peut-être qu’il s’agit bel et bien d’une coïncidence. Ou peut-être que les anges et les démons existent et qu’ils sont à l’origine des capacités des Descendants. Ou alors – autre possibilité – ce sont les Descendants et leurs facultés qui ont inspiré les anges et les démons.
Hayalee n’était pas sûre d’aimer ce qu’elle croyait comprendre, mais elle avait vécu trop longtemps dans l’ignorance pour ne pas vouloir creuser la question.
— Comment ça ?
— Et si les Psamiens avaient bâti – ou réarrangé – leurs croyances autour des Descendants ? Les humains mystifient facilement ce qu’ils ne comprennent pas. Si on voit les choses de cette façon, mon intellect et ma soif de connaissance ne me viendraient pas de Kahilyar, mais c’est l’intellect et la soif de connaissance qui caractérisent peut-être les membres de mon clan qui auraient fait de Kahilyar « l’ange du Savoir ». Tu me suis ?
— Hum… oui, marmonna Hayalee.
— C’est de loin l’hypothèse la plus probable, tu devrais la méditer.
Elle essaya de ne pas se rembrunir, bien qu’elle trouve cette dernière remarque assez vexante – comme si elle était trop bête pour savoir à quoi réfléchir. Cela dit, Hayalee éprouvait plus de malaise que d’agacement. Les propos de Lisandra n’étaient pas dénués de sens. Mais l’idée que Dieu et les anges puissent ne pas exister… Hayalee sentit une peur insondable monter en elle. Son esprit la repoussa aussitôt. Non. Il y avait peut-être une part d’erreur dans les textes psamiens, mais elle était convaincue qu’il y avait à l’œuvre des forces qui dépassaient l’entendement. Les Descendants en étaient la preuve.
— Maintenant que tu as vu ma marque, tu permettrais que je voie la tienne ? lâcha Lisandra.
Hayalee tourna la tête vers elle. Ses prunelles brillaient d’avidité.
— Euh… je…
Jamais personne n’avait vu sa marque, en dehors de ses grands-parents et sa sœur. Iltaïr lui-même lui avait dit de ne l’a montrer qu’à ceux en qui elle avait entièrement confiance. Affronter un dangereux mercenaire au milieu d’une tempête créait indéniablement des liens, toujours était-il qu’Hayalee ne connaissait Lisandra que depuis six jours.
— J’ai cru comprendre que tu ne sais pas à quel clan tu appartiens, continua celle-ci. Je peux peut-être t’aider ? J’ai déjà quelques idées basées sur ta singularité, mais connaître également ta marque me permettrait de réduire les possibilités.
Hayalee avait la bouche terriblement sèche, tout à coup, comme si les galettes en avaient drainé toute l’eau.
— Je sais pas… je suis pas sûre…
— De quoi tu as peur ? S’il y a une personne au monde qui ne te jugera pas en la voyant, c’est moi. Mon intérêt est purement scientifique, je me fiche complètement de ces histoires d’anges et de démons.
— Toi, tu t’en fiches peut-être, mais pas moi, avoua alors Hayalee, à mi-voix.
Elle avait baissé la tête, évitant soigneusement le regard de Lisandra.
— Hayalee, ce n’est pas…
— On peut parler d’autre chose ?
Il y eut un silence pesant. Hayalee s’attendait à ce que Lisandra revienne à la charge.
— Très bien, dit-elle. Comme tu voudras.
Son refus avait jeté un froid. Hayalee finit d’avaler son gâteau rassis et redoubla d’efforts pour réchauffer l’atmosphère, dans tous les sens du terme. Désignant le livre ouvert sur les jambes de Lisandra, elle se racla la gorge et demanda :
— Pourquoi est-ce que le gouvernement de Mas tient tant à récupérer les travaux de ton père ? Qu’est-ce qu’ils en feraient ?
— Le gouvernement, ou d’autres personnes, rectifia Lisandra. Des gens avides d’en savoir plus sur les Descendants, en tout cas.
— Mais pourquoi ?
Elle haussa les sourcils, l’air de trouver la réponse si évidente qu’elle restait désarmée par la question.
— Je veux dire, j’imagine qu’ils ne font pas ça juste par curiosité, pour l’amour de la science… précisa Hayalee.
— « De tous les pouvoirs, le savoir est le plus redoutable », lâcha alors Lisandra. Décortiquer un phénomène et en connaître les rouages, c’est se donner les moyens de le prédire, de le reproduire, de le contrôler ou encore, de le contrer. Face aux Descendants, il y a trois sortes de personnes : celles qui veulent comprendre leurs facultés, celles qui veulent se les approprier et celles qui veulent les détruire. Les recherches de mon père pourraient très bien être utilisées à ces fins.
Une bonne chose qu’elles se soient battues pour les récupérer, alors. Hayalee ramena ses jambes contre sa poitrine et referma ses bras autour de ses genoux.
— Hayalee…
Lisandra avait prononcé son nom d’un ton hésitant qui lui ressemblait peu, comme si elle s’apprêtait à lui faire une honteuse confidence.
— Ce que tu as fait ce soir – te lancer à la poursuite d’un mercenaire pour récupérer des travaux dont tu comprends à peine les tenants et les aboutissants ; risquer ta vie jusqu’au bout pour le compte d’une organisation que, je devine, tu as rejointe il y a peu – c’était… d’une extrême stupidité.
Hayalee s’écarta légèrement, piquée au vif. Elle voulut répliquer qu’elle n’avait pas besoin qu’on lui fasse remarquer qu’elle agissait de façon inconsciente et stupide, qu’elle savait bien qu’ils devaient leur survie à la chance – et à la clairvoyance de Lisandra – plus qu’à ses talents. Lisandra la devança.
— Ce que tu as fait était stupide, reprit-elle, mais bénéfique pour ma famille. Pour mon père, c’est le travail de dix-sept années de recherches.
Hayalee cilla. Rêvait-elle, ou Lisandra essayait-elle de la remercier ?
— J’ai… pas fait grand-chose, bredouilla Hayalee. On a eu de la chance, c’est tout.
Avant d’avoir pu se refréner, elle avoua dans un rire étranglé :
— Honnêtement, je sais même pas ce que je fais là.
Lisandra la scruta avec intensité et Hayalee fit semblant de se prendre de passion pour la mue de serpent épinglée sur un des troncs.
— Raconte.
— Quoi ?
— Comment tu en es arrivée à t’embarquer là-dedans. Ce que tu fais là.
La demande prit Hayalee de court. Raconter sa vie à tout va n’était certainement pas recommandé lorsqu’on œuvrait pour le compte d’une organisation clandestine, mais après tout, Hayalee n’était pas exactement membre de l’Alliance. Elle se contentait d’effectuer un travail d’intérim. Au-dehors, le vent et la pluie n’avaient pas faibli d’une mesure. Elles n’étaient pas près de quitter leur abri, à supposer qu’il ne leur tombe pas sur la tête.
— D’accord. Mais à condition que tu m’en dises plus sur toi aussi.
— Comme quoi ? Je t’ai déjà raconté ce qu’il y avait de plus notable à savoir sur ma famille.
— Et cet ami ? glissa malicieusement Hayalee. Vous avez l’air d’avoir fait beaucoup de choses ensemble.
Lisandra fronça les sourcils, l’air de ne pas saisir le sous-entendu.
— Okay, dit-elle. Mais ça reste entre nous. Mes parents ne savent pas la moitié des choses qu’on a pu faire, et ça vaut mieux comme ça.
Serrées dans leur couverture, elles continuèrent à parler tandis que la jungle hurlait son agonie sous les rafales. Hayalee lui dépeignit la vie à Karakha, lui parla de ses grands-parents et de sa sœur. Elle lui raconta comment elle avait découvert ce qu’elle pouvait faire et comment elle avait dû fuir. Elle lui raconta l’Alliance, ses entraînements, son dépaysement. Lisandra lui décrivit Mas’tàna puis son enfance à Uwata, ses rêves de découvertes, les expériences folles auxquelles elle s’était livrée avec Alrik.
Elles parlèrent des heures, allant jusqu’à échanger rires et taquineries sans se rappeler qu’elles se détestaient. Lorsque la fatigue les rattrapa enfin, elles tombèrent assoupies l’une contre l’autre.