6- De la stupeur et des tremblements

Par Dédé

C’est en chariot souterrain que je vais voyager pour la première fois.

J’ai essayé de convaincre Xander d’y aller plutôt à pied. Il a refusé.

— Si on veut aller à la Vaste Majuscule, il faut en passer par le chariot souterrain. C’est comme aller à Bescherelle-sur-Mer sans tenter le glisse-livre…

Je n’ai pas osé lui avouer que je n’ai jamais fait de glisse-livre de toute ma vie.

Je n’ai jamais trop compris l’intérêt de cette pratique, étant donné que l’on peut aller bien plus vite rien qu’en marchant dans l’eau calme de la mer.

— J’ai en sainte horreur les trajets longs. Le chariot est un petit peu lent mais déjà plus rapide que nos propres petits pieds. Qui plus est, nous sommes sûrs de croiser personne sur la route. C’est tranquille, se justifie-t-il afin de contrer mes protestations.

Depuis notre départ du magasin de cookies, Xander a la manie de râler à la moindre occasion.

Il a boudé parce que j’ai choisi de voyager en robe. Il a peur que j’attire l’attention sur nous avec un tel vêtement. Aussi, la robe n’est pas pratique pour se déplacer d’une ville à l’autre, selon lui. Il rechigne également parce qu’il appréhende que Balthazar ne le conduise à la ruine. Il bougonne, car le voile qui se tient devant lui s’est épaissi à l’approche du souterrain. Enfin, dès que j’émets la moindre crainte ou réserve, il soupire avec force.

Nous nous tenons face à ce qui ressemble à une trappe. Xander la soulève et j’ai un mouvement de recul. J’ai eu peur que quelque chose s’échappe de là pour nous attaquer.

Je ne suis jamais allée dans un monde souterrain. J’ignore à quoi cela peut ressembler…

Je laisse mon compagnon de route passer le premier. Il n’a pas l’air très motivé pour me montrer le chemin.

— C’est toi qui as voulu emprunter le souterrain, si je puis me permettre.

Ma piqûre de rappel fait son effet, non sans un énième soupir.

C’est en boudant qu’il débute la descente de l’échelle.

L’obscurité et l’inconnu m’effraient. C’est exactement ce que représente ce tunnel pour moi. De l’obscurité et de l’inconnu.

J’entends Xander marmonner dans la barbe qu’il n’a pas. Je mets quelques instants avant de comprendre qu’il me demande de le suivre et de ne pas attendre qu’il soit tout en bas.

Je le suis donc de près dans la descente.

Je l’entends chuchoter que je ne vais pas assez vite alors que je fais attention à chacun de mes pas pour éviter de lui marcher sur la tête.

Chacun de nous termine sa descente sans encombres.

Il y a eu quelques disputes mais personne n’a été blessé.

Je défais les quelques plis de ma robe avant de balayer les lieux du regard. Xander se place derrière moi. Je n’arrive pas à distinguer grand-chose. Je n’ai aucune idée de l’endroit vers lequel me diriger.

Je ne vois aucun chariot à l’horizon. Seulement une faible lumière.

Des bruits de rongeurs rompent le silence du lieu. Une odeur insupportable m’emplit les narines. Même les produits périmés de Chez Conjugaison sentent meilleur… Au moment où je me prépare à poser la question sur l’origine de l’odeur, un bruit métallique fait écho dans les parois du tunnel. Cela devient de plus en plus assourdissant, jusqu’à ce que je visualise un chariot approcher lentement. Très lentement.

L’enthousiasme qui m’habite encore me fait grimper dans le chariot à toute vitesse.

Ce moyen de transport se conduit tout seul. Il se contente de glisser sur les rails.

Le chariot est si lent que nous pouvons monter et descendre de l’engin comme bon nous semble.

Dans un élan de générosité, j’aide Xander à se hisser jusqu’à l’intérieur du chariot. Son voile oculaire est si présent qu’il ne parvient pas à discerner avec justesse la hauteur du véhicule.

Ses problèmes de vue ne l’empêchent pas de continuer à se plaindre. Nous n’allons pas assez vite. Je prends trop de place. Les rongeurs font trop de bruit. Puis, c’est le chariot qui est trop bruyant. Il se permet même de regretter de ne pas avoir fait le chemin à pied. Cette dernière remarque est la goutte d’eau qu’il ne me faut pas.

— Pardon mais ce chariot… Ce chariot, c’était ton idée. Ton idée. La tienne !

C’est ce que j’aurais aimé lui dire sans oser vraiment.

La peur de gâcher l’ambiance du séjour est bien plus forte que l’envie de le faire taire.

Les roues du véhicule s’enflamment. Cela fait plusieurs heures que nous roulons au ralenti. Plusieurs heures qui s’éternisent à l’infini. De loin, les flammes qui s’échappent du chariot semblent indiquer que nous sommes à pleine vitesse, que le véhicule a besoin d’un coup de frein tant il perd le contrôle de son allure. Ce paradoxe m’échappe. Je n’ai aucune notion en ingénierie ni en mécanique pour expliquer un tel phénomène.

L’odeur nauséabonde continue de nous tenir compagnie sur le trajet.

Mes yeux commencent à s’habituer à l’obscurité du tunnel. Grâce aux flammes qui éclairent quelque peu, j’ai pu assister à une scène curieuse : des rats jouant à saute-mouton. J’enfouis mon visage dans ma robe tellement l’odeur et la vue des rats me procurent des frissons.

— Certes, ça sent pas la rose toute fraîche. Mais il y a pas de quoi en faire tout un plat de fromagère…

— Personne n’est chargé du nettoyage ?

— Véra, vu le niveau de crasse, ça a découragé tout le monde…

Je commence à réaliser que l’odeur du souterrain va nous suivre et ce, même à la sortie du tunnel. Je déteste cette idée. L’envie de prendre un bain ne me quitte plus.

J’ignore où nous allons dormir, s’il y a des bains à la Vaste Majuscule, ni même ce qu’on y mange. J’ai peur de me perdre dans la ville.

Mon cœur palpite de panique.

Je me demande si j’ai bien fait de partir à l’aventure.

Peut-être que ma mère a raison depuis le début.

— Aie confiance, Véra…

Ces simples mots ne me rassurent pas du tout.

— Malgré le voile sulfurisé que j’ai actuellement sur les yeux, je peux t’assurer que je vois avec le cœur. C’est suffisant de nos jours pour connaître le monde qui nous entoure. Si tu m’as demandé de t’accompagner, c’est bien que tu as confiance en moi, non ?

J’admets qu’il marque des points.

Pour me rassurer, il me montre le petit sac qu’il garde dans la poche intérieure de son survêtement. Il s’agit d’un sac rempli de babioles utiles, selon lui. Il ne m’en dévoile pas pour autant son contenu. Tout ce que j’ai eu le temps de voir avant qu’il ne remette le sac à sa place, ce sont quelques fioles qui menacent de s’en extirper et de se briser sur le sol.

Le chariot s’immobilise. Enfin, je crois… J’ai du mal à distinguer la grande lenteur de l’immobilité.

Après avoir réajusté son pantalon de survêtement, Xander me fait signe qu’il est temps pour nous de descendre. J’en déduis donc que nous sommes arrivés à destination.

La Vaste Majuscule, nous voici !

Je peine à y croire.

Nous allons fouler nos pieds sur le sol de la ville. C’est incroyable !

Nous nous échappons de notre moyen de locomotion, l’un après l’autre. Il reste encore quelques mètres à parcourir à pied avant de grimper l’échelle nous permettant de regagner la terre ferme.

— Véra, que sais-tu de la ville, exactement ?

Cette question m’interpelle.

Pourquoi en parler maintenant ?

C’est un sujet que je voulais aborder à bord du chariot. Si seulement il n’avait pas passé son temps à bouder…

Je m’attends à ce qu’il rie de mes piètres connaissances.

— J’ai lu certaines légendes qui parlaient de papillons, de dragons ou d’hommes cracheurs de feu. Le paysage est désertique et il y a très d’habitants… C’est un labyrinthe et on s’y perd beaucoup. Certains disent même que sans guide, on ne peut pas quitter la ville.

— Ah.

Xander ne montre aucune émotion, aucune envie de se moquer de moi. Il se contente de cette monosyllabe. Cette monosyllabe vide de sens, susceptible de dissimuler tout et n’importe quoi.

— Xander ? Pourquoi la ville porte-t-elle ce nom ?

Le silence ne disparaît pas. Il persiste.

Dois-je deviner l’origine du nom de la ville ? Ne connaît-il pas la réponse ? Il peut me l’avouer. Ce n’est pas moi qui vais rire de lui. Je n’ai jamais rien lu à ce sujet dans les livres.

Xander se mord la lèvre inférieure, le regard baissé.

Comme à son habitude, il sait rester énigmatique quand il l’a décidé, comme s’il cherchait midi à toutes les autres heures. Toutefois, il se montre bavard quand j’ai besoin de silence pour faire mon introspection.

En cet instant, son silence est insupportable.

— Xander ? C’est une Vaste Ville parce qu’elle est grande ? C’est pour ça ?

Il ne me laisse pas d’autre choix que de faire les questions et les réponses.

J’ai un mauvais pressentiment, comme s’il s’était aperçu qu’il avait omis un détail important.

— Bon… Puisque tu insistes…

Il se décide enfin à me parler.

— Comment dire… Du côté de la Vaste Majuscule, on aime voir les choses en grand. Après tout, tu verras bien par toi-même. Tu vas pouvoir te faire rapidement ta propre idée. L’échelle est juste ici. Je t’en prie...

Je me trouve face à l’échelle sur laquelle je dois monter. Parfois, il m’arrive d’avoir le vertige. Pas tout le temps, heureusement. Un peu comme mon compagnon de route et ses problèmes de vue. J’ai le vertige intermittent.

Avant de me lancer dans cette ascension, je remonte mes longs cheveux blonds pour m’assurer qu’ils ne me gâchent pas la vue. L’angoisse du vide est presque minime en comparaison à celle suscitée par la découverte de la ville. Quand j’achève ma remontée et que je soulève la trappe, le spectacle qui s’offre à moi me saisit de stupeur :

— Mais… Mais… Xander… Mais…

Sous le choc, je suis incapable d’aligner plus de deux mots.

Un amarylis géant manque de me fouetter le visage. Je n’avais jamais rencontré de papillons auparavant. Quelques-uns dans les livres de la bibliothèque. J’en demeure toujours mortifiée de terreur.

Pendant ce temps, mon guide débute la montée de l’échelle avec lenteur.

Son brouillard devant les yeux l’oblige à faire preuve de grande prudence. Il n’a pas le choix s’il ne veut pas tomber lourdement sur le sol obscur et salissant du souterrain. Je peine à croire que le papillon géant se pavane devant moi.

La terre tremble sous mes pieds.

Certains hommes géants courent dans tous les sens, faisant soulever quelques grains de sable.

Aucun dragon.

Aucun cracheur de feu.

Aucun désert à l’horizon.

Seulement des hommes et des papillons. Tous géants.

Le sable me brouille la vue et s’infiltre aussi dans mes oreilles. Je comprends un peu mieux ce que vit Xander par moments. Cela ne m’empêche pas d’entendre mon compagnon de voyage me dire, à mi-chemin dans son ascension :

— Je disais donc… Dans cette ville, on voit les choses en grand. Et ils nous voient en petit. On peut dire ce que l’on veut, techniquement… Eh bien… Techniquement, j’étais pas si loin de la vérité. Désolé pour cette surprise de taille…

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez