5- Le grand départ

Par Dédé

Mon père avait pour habitude de partir uniquement avec ce qu’il avait sur le dos.

Je prends donc le risque de voyager en robe jaune à pois bleus, avec des souliers verts aux pieds. Je mets dans la poche de ma robe les quelques pièces d’économie qu’il me reste. Je me faufile jusqu’à la fenêtre de ma chambre. Je m’accroche à la colonne soutenant mon petit balconnet. En descendant doucement, je perds quand même un de mes souliers. Je manque de m'écraser sur le sol terreux de la cour à plusieurs reprises. Surprise, j'arrête la descente de la colonne. Je reprends mes esprits. Après une profonde respiration, je me laisse glisser jusqu’à ce que mes pieds touchent la terre ferme. Je récupère le soulier perdu tout en vérifiant l’état de propreté de ma robe.

J’ai échappé à la surveillance de ma mère. Il me faut un itinéraire si je veux partir en exploration. Les villes du Livre sont si nombreuses ! Qui plus est, je ne les connais pas.

En attendant de me fixer sur ma première destination, j’erre dans les rues de la ville.

Je passe devant la bibliothèque. Je contourne l’école. Il est vrai que j’y ai très peu d’amis. Aucun de mes camarades ne va me manquer durant mon voyage. Madame Poèse, par contre… Je la connais depuis que je suis toute petite. Elle a toujours fait partie de mon paysage quotidien. Cela va me faire tout drôle de ne plus me rendre à l’école chaque semaine, de ne plus parler de littérature avec cette enseigneuse que j’aime tant.

Tous ces souvenirs récents. Mon entrevue avec la voyante. La voix sévère de ma mère. Les pleurs de Selvina. Tout me perturbe, si bien que j’arpente les rues de maisonnettes aux briques violettes sans voir le seau d’eau froide qui se déverse sur moi. Une Bescherelloise a eu la maladresse de vider son seau d’eau usée dehors, alors que je passais sous sa fenêtre.

Ma nouvelle odeur corporelle me donne l’impression d’être toute souillon. Mon moral baisse. Je n’ai qu’une envie : me réconforter avec un cookie ou deux.

Le magasin de cookies n’est pas très loin d’ici.

J’ose espérer que Monsieur X. me laissera entrer dans cet état. Si je lui explique comment je me suis salie et que je lui achète plusieurs cookies, je ne pense pas que cela lui posera souci. Si j’en crois Madame Brillance, je dois en profiter pour le convaincre de m’accompagner durant ma première expédition.

Cette voyante est un peu un prétexte sous lequel je me cache pour justifier mon départ. Je ne crois pas vraiment à la lecture d’avenir. Toutefois, je dois avouer que cela ne va pas me déplaire s’il s’avère qu’elle a vu juste. Voir du pays. Même trouver l’amour en la personne d’Ornikar... Cela ne peut pas être une expérience désagréable.

À Bescherelle-sur-Mer, les gens sont autorisés à se marier à seize ans. J’ai l’âge requis. Mes parents ont sauté le pas à l’âge de dix-sept ans. Il n’est donc pas choquant d’envisager que je puisse tomber amoureuse. Je sais que dans certaines villes du Livre, il est d’usage d’attendre la vingtaine, voire la trentaine, avant de vivre en ménage. C’est curieux de réglementer à ce point la vie privée des gens.

Néanmoins, avec Ornikar, nous n’en sommes pas encore à se poser ce genre de questions. La rencontre ne s’est même pas encore faite. Tout aussi bien, Ornikar n’existe pas. Je ne me fais toujours pas à l’originalité de ce prénom.

Monsieur X. pourra sans doute m’aiguiller sur cet âme sœur potentiel. Sur l’itinéraire aussi, il sera susceptible de m’aider. Je sais qu’il voyage beaucoup au sein du Livre pour récupérer de quoi réaliser ses recettes de cookies. Ma mère a toujours refusé que nous en fassions de même pour nos pots de confiture. Elle a très peu voyagé. Quelques séjours de très courte durée et en se contentant de rester proche des limites de la ville. Elle n’a jamais accompagné mon père lors de ses expéditions. De fait, tous nos ingrédients sont achetés sur les marchés de la ville. Peut-être qu’en voyageant, je vais avoir de nouvelles idées pour nos pots de confiture pour dépayser le palais des Bescherellois.

Sans m’en rendre compte, je me trouve en face du magasin de cookies.

Il y a un magasin de brownies qui s’est implanté juste à côté. Connaissant Monsieur X., qui a été mon patron durant quelques semaines, cela n’a pas dû l’enchanter. Il a horreur de la concurrence.

J’essaie de me souvenir de toutes les raisons qui ont poussé Monsieur X. à me préférer comme cliente plutôt qu’employée. Je rate le rebord du trottoir, en voulant traverser la rue.

Je ne suis toujours pas partie de Bescherelle-sur-Mer que je manque déjà de me tordre la cheville…

 

***

 

Je suis face à la devanture du magasin depuis une demi-heure. Peut-être plus. Sans doute moins.

Je me surprends à observer Balthazar, un des employés. Non pas pour sa musculature mais parce qu’il approvisionne les bocaux à cookies. C’est désormais au tour des cookies au saumon fumé. Je sens leur odeur emplir mes narines jusqu’ici.

Les cookies de ce magasin sont vraiment les meilleurs du monde ! Je n’en ai goûté nulle part ailleurs, certes. Mais il est impossible de faire mieux que les recettes de Monsieur X. D’autant qu’il a toujours refusé de révéler un de ses ingrédients.

Au départ, j’étais venue travailler pour lui afin de déceler cet ingrédient secret. La petite touche qui fait que je n’arrive pas à retrouver sa recette exacte. Sauf que ma gourmandise m’avait trahie. Parmi les goûts proposés, j’ai une petite préférence pour le bœuf séché et l’ortie sucrée. S’il y en avait sous mes yeux, j’étais dans l’incapacité de résister. Monsieur X. était sévère sur ce point. Il m’épiait à la moindre occasion. Jusqu’au jour où mon pêché capital avait eu raison de moi. Cela avait causé mon renvoi et sonné la fin de ma mission professionnelle.

Depuis mon licenciement, je ne l'ai jamais connu aussi aimable et accueillant. Comme si je n'étais jamais venue travailler pour lui. Le passé semble oublié du moment que je paie chaque cookie que j’engloutis.

Lorsque je prends mon courage à deux mains pour pénétrer enfin dans le magasin, je sens ce doux mélange de parfums divers et variés. Pistache poivrée, cerise, courge, violette, ortie sucrée, framboise salée, aubergine au miel, avocat, patate douce au caramel, bœuf séché, épinards, saumon fumé… À chacune de mes visites, mon odorat se perfectionne.

La sonnette d’entrée retentit à mon arrivée. J’aperçois Monsieur X., ses cheveux bruns coupés court avec de petits yeux noisette un peu plissés, s’approcher de moi d’un pas lent. Le connaissant, il doit encore avoir ce voile sur les yeux.

C’est lui-même qui parle de voile. De temps en temps, il y a quelque chose de brumeux dans son champ de vision. Avec son large survêtement, personne ne peut penser qu’il a dix ans de plus que moi et qu’il est le patron de ce magasin.

Il ne lui faut pas longtemps avant de venir me saluer, au moment où je m’installe à la table libre située sur ma droite.

— Véra ! Comme je suis heureux de te voir par ici ! chantonne-t-il sur un air enjoué.

De la manière dont il plisse les yeux, je ne sais pas s’il m’a vraiment vue.

Sa démarche lente me fait penser qu’il ne voit pas grand-chose. Je me sens gênée. Je baisse donc la tête, faisant semblant de défaire les quelques plis de ma robe à pois.

— De te voir, de te voir... Façon de parler, bien sûr ! Fichu voile oculaire…

Il laisse échapper un petit rire amusé.

Au moins, il n’éprouve aucun complexe concernant ses soucis de vision.

— Véra, Véra, Véra… Je t’ai repérée de suite ! Une cliente aussi fidèle que toi, il est impossible de la rater. L’odeur des cookies te suit de près.

Sans doute qu’il me dit tout cela pour me faire dépenser mes quelques sous. Tout de même, son compliment me touche.

Je le fixe longuement du regard, en lui commandant deux cookies. Un au bœuf séché et l’autre à l’ortie sucré. Mes deux parfums préférés. J’ai besoin de savourer ces merveilles avant de quitter la ville.

Après avoir pris commande, je continue de le fixer :

— Véra ? Quelque chose cloche ?

La sonnette du magasin retentit à nouveau. Balthazar s’occupe de ce nouveau client.

Honteuse, je m’efforce de regarder autre chose. Les affiches collées sur les murs carrelés de rouge et de blanc. D’après elles, dans les jours à venir, plusieurs promotions alléchantes sont mises en place dans le but d’attirer davantage de clients. Ainsi, on y lit entre autres qu’un cookie à la courge est offert pour l’achat de deux à la pistache. La publicité en question est illustrée de deux splendides cookies verdoyants, comme s’ils brillaient à la lumière du jour. Non loin de là, une grande annonce a été rédigée sur une grande feuille de papier jaunâtre. Un stage est proposé en fin de semaine prochaine à toutes les personnes se portant volontaire pour déguster des cookies. Il y figure aussi une invitation à venir présenter ses propres recettes.

— Véra ?

Le patron m’extirpe de ma rêverie. Mes yeux se posent à nouveau sur lui.

Je me souviens de la vraie raison de ma venue. Lui demander de m’accompagner dans mon voyage.

J’ignore comment m’y prendre. Chaque idée qui me vient à l’esprit est encore plus absurde que la précédente. Dans ce cas, mieux vaut agir dans la simplicité :

— Monsieur X., je m’en vais explorer les villes du Livre. Accepteriez-vous de m’accompagner ?

Pour une raison que j’ignore, j’ai peur de sa réponse.

Peut-être qu’il va rire de ma démarche.

Me ridiculiser…

Sa mine se décompose. S’ensuit un silence qui me paraît interminable.

Je comprends vite qu’il cherche ses mots. Probablement qu’il va décliner ma proposition.

Son silence se remplit de gêne. Le malaise s’empare également de moi.

Le temps s’est arrêté entre nous deux. Comme si nous attendions que ma question s’évapore naturellement dans les airs.

— Le magasin de brownies qui déménage juste à côté du mien. Balthazar qui m’annonce que nous sommes en rupture de stock de cookies à la violette… Et maintenant, toi qui me proposes un voyage sans aucune raison. Cette journée est une vaste plaisanterie… Je vais me réveiller, c’est ça ?

Ayant saisi que sa question est rhétorique, je ne réponds rien.

Le silence s’installe à nouveau. Cela m’est insupportable.

Je lui explique alors les raisons de mon expédition. Mon envie d’échapper à l’autorité de ma mère. Ma volonté de reprendre le flambeau de mon père. Tout est révélé à l’exception de la prédiction de Madame Brillance. J’ai bien trop peur qu’il se moque de moi…

— Je suis pas fou… Je vais pas abandonner mon magasin pour aller voir du pays avec une de mes anciennes employées pleine de rêves. Je suis pas fou… Oh ! Ça, non… Non, non, non et non.

Il tient énormément à son magasin, au point de réfléchir à quarante-deux fois avant d’envisager de quitter la ville.

Je ne sais pas si la vie de gérant de magasin ressemble à cela. J’espère que je ne serai pas comme lui si j’ouvre ma propre confiturerie. Si jamais, je prétendrai devoir chercher quelques ingrédients pour être à la fois une femme d’affaires et une exploratrice.

— Pourquoi est-ce si important pour toi que je t’accompagne ? me demande-t-il après avoir repris ses esprits.

Je me trompe peut-être mais l’idée semble progressivement faire du chemin dans son esprit.

Pour finir de le convaincre, je me demande s’il ne faut pas que je lui parle de ma mère qui ignore tout de mon voyage. Que ce même voyage a été suggéré par une voyante dans un but romantique qui m’échappe encore un peu. Après tout, j’ignore si je suis prête à vivre une relation amoureuse. Je ne sais même pas si je suis prête à vivre une aventure purement géographique… Si je veux qu’il accepte de me suivre, je n’ai certainement pas le luxe de pouvoir lui dissimuler une part de vérité…

— Vous allez vous moquer de moi mais…

C’est ainsi que je commence par lui raconter les relations électriques entre ma mère et moi.

Je lui rappelle la perte de mon père, qu’il aimait voyager dans le Livre.

Je lui fais part de mon envie de faire comme lui pour faire connaissance avec la jeune femme que je suis. Peut-être même gagner un brin d’inspiration pour mes pots de confiture.

Puis, après de longues hésitations, je lui fais part de mon entrevue avec Madame Brillance.

En prononçant ces mots, quelques larmes coulent le long de mes joues, larmes que j’essuie d’un revers de main afin de ne pas interrompre mon récit. Je crois l’avoir ému en laissant exprimer mes émotions les plus sincères.

J’achève mon discours par un ultime argument :

— Je ne trouve pas juste que mon père ait pu voyager seul pour la première fois, alors qu’il était plus jeune que moi. Et moi, je suis supposée patienter j’ignore combien de temps pour pouvoir le faire, alors que je suis plus âgée que ce qu’il était ? Tout ça parce que je suis une femme. On ne cesse de me voir comme une petite fillette…

— Je comprends.

Ne pouvant répondre tant l’émotion me gagne, je hoche la tête.

— Désolé d’insister, poursuit-il, mais… Pourquoi veux-tu que je vienne avec toi ? Pourquoi moi, je veux dire ?

J’affiche une moue légèrement triste.

— Je n’ai confiance en personne d’autre… Ma mère ne voudra jamais. En plus, c’est elle que je fuis, un peu. Ma femme de ménage a gentiment refusé. Et, je ne me voyais pas demander à mon enseigneuse ou à Madame Bouquine… Balthazar, peut-être, mais vous avez besoin de lui au magasin. Je ne le connais pas très bien non plus. Alors que vous… Vous, Monsieur X., vous connaissez les villes du Livre.

— Aussi, ta Madame Soyance t’a dit que tu allais partir avec un monsieur X. C’est surtout ça qui te motive, n’est-ce pas ?

— Madame Brillance. C’est Madame Brillance et non pas Madame Soyance.

Monsieur X. ne prête aucune attention au nom de la diseuse de bonne aventure.

— Il est vrai que la prédiction m’a surprise au début, je l’avoue. Je ne me voyais pas partir à l’aventure avec vous. Vous êtes mon ancien patron, en plus… Mais, j’ai réfléchi et oui… Je pense que vous saurez me guider. Vous arriverez à me maintenir éloignée de tous les dangers.

Je le vois se frotter légèrement le menton.

— Madame Étincelance t’a précisé si ce voyage était plein de dangers ? me demande-t-il.

— Madame Brillance, c’est Madame Brillance…

Il ne m’écoute toujours pas. Cela fait pourtant plusieurs fois que je prends soin de le corriger. J’essaie de ne pas y faire attention…

— Et, non. Elle ne m’a pas parlé de danger. Elle m’a simplement dit que j’allais rencontrer l’amour en chemin. Qu’il allait s’appeler Ornikar. Sauf que je ne connais personne qui porte un tel prénom. Là aussi, peut-être que vous pourriez m’aider…

Le nom d’Ornikar semble lui évoquer quelque chose.

J’ai même cru qu’il avait du mal à déglutir quand il a entendu le prénom donné par la voyante.

— Je connais un ou deux Ornikar. C’était avant que je débarque à Bescherelle. C’est une autre vie tout ça… Ouhlala...

Je prends cette nouvelle comme un signe selon lequel la voyante n’avait pas tort dans sa prédiction. Je commence à y croire un petit peu.

— Tu te rends compte que toute cette histoire est dangereuse ? me gronde mon ancien patron.

— Les Ornikar que vous connaissez sont dangereux ?

Je suis si excitée à l’idée d’enfin prendre ma vie en main, de décider de mon avenir. Mais est-ce moi qui décide ? Est-ce Madame Brillance qui tire les ficelles de ma destinée ? Une force extérieure qui me dépasse ?

— Je peux pas parler pour tous les Ornikar. Mais... Ceux que je connais… Je crois que… Oui, ils feraient pas de mal à un moucheron. Mais s’il y en a d’autres, on sait jamais… C’est pas parce que Madame Éblouissance a pas fait mention de dangers qu’il y en a pas. Soyons prudents !

Soyons ? Il a bien dit soyons ?

— Est-ce que vous acceptez de m’accompagner ?

— Sais-tu au moins où se trouve ton Ornikar ? As-tu un début de description ? Un quelconque indice ? Une petite piste ? Parce que le Livre, c’est grand, hein…

— Euh… Non. Non à toutes les questions que vous venez de me poser. Je ne sais rien…

Soudain, je comprends l’intérêt d’avoir un guide pour voyager. Je ne sais rien.

Je plonge tête baissée dans un voyage sans planifier quoi que ce soit. L’excitation et la détermination qui grandissent en moi vont me faire prendre de grands risques.

— Te connaissant, il serait inconscient de te laisser filer toute seule. Si t’as personne d’autre pour te tenir compagnie, alors je m’y engage. Mais, soyons d’accord ! Ça a rien à voir avec les dires de ta Madame Rayonnance. C’est mon choix. Le mien. Pas celui d’une liseuse d’avenir telle que ta Madame Paillettante.

— Madame Brill… euh… merci, Monsieur X. Merci ! J’espère que vous ne le regretterez pas !

Le bonheur me fait renoncer à le corriger sur le nom de la voyante.

— Je le regrette déjà… Mais bon… Je dormirai mieux si je te sais en sécurité. Parce que je sais… Je sais que tu changeras pas d’avis. Tu partiras, seule ou accompagnée. Pour ma part, je vais en profiter pour régler quelques affaires dans certaines villes avec lesquelles je traite. Je remets sans cesse ces rendez-vous professionnels à plus tard. Ce sera l’occasion de cesser de remettre ça à plus tard-jamais.

Ma joie est telle que je saute dans ses bras.

Ma première expédition est en marche !

Ce n’est plus un rêve, ni un souhait ou encore moins une vague idée.

Je vais visiter les villes du Livre. Pour de vrai !

Même si ce monde inconnu me fait peur…

Trouver potentiellement l’amour m’effraie quelque peu.

Je suis prête. Peut-être pas. C’est mon destin. J’ai mon mot à dire sur mon avenir. Madame Brillance m’a tout dit. Les Ornikar n’existent pas. Toutes ces idées se bousculent dans ma tête telle une toupie tournoyant à pleine vitesse.

— Au fait, me somme Monsieur X., cesse de m’appeler Monsieur X. Xander fera l’affaire ! Et, tant qu’à faire, tu peux également me tutoyer.

J’accepte tout ceci avec plaisir.

Sa coopération est tellement inattendue que je suis prête à accepter toutes ses requêtes.

— On se retrouve dans une heure devant le magasin ? me propose-t-il.

— Je… Euh… Je… Euh…

Je reçois comme des petits courants électriques dans l’estomac. Je frissonne comme si j’avais froid. Mon corps vient de se rendre compte de ce qu’il s’apprêtait à vivre.

Sous le choc, je suis seulement capable d’émettre un bégaiement. Monsieur X. euh… Xander… semble perdu, en me voyant réagir de la sorte :

— Tu voulais pas partir au plus vite ?

— Si, si !

Je tente de me reprendre :

— Je suis prête. Dans quelle ville ira-t-on en premier lieu ?

Xander se gratte une énième fois le menton.

— Je crois que j’ai rencontré un Ornikar dans la Vaste Majuscule… ou était-ce à la Virgule Sucrée ? Non. La Vaste Majuscule ! La Voyelle Froide, peut-être ? Non ! La Vaste Majuscule ! Mmmh… Je crois pas que c’était à l’Arc-en-ciel syllabique… Non, non ! C’était bien à la Vaste Majuscule ! Je sais plus à quoi il ressemble mais je me souviens de ce prénom à la Vaste Majuscule ! Je m’en souviens très clairement.

— Allons donc à la Vaste Majuscule !

L’inquiétude et l’excitation se mêlent dans mes pensées. Une sorte d’inquiétude excitée ou d’excitation inquiétée. Je ne sais pas…

Je n’ai pas pu dissimuler mon inquiétude bien longtemps. Xander la perçoit au son de ma voix.

Je lui explique alors qu’en l’entendant citer toutes ces villes, je me suis rendu compte que je ne les connais qu’à travers les livres de la bibliothèque :

— Je croyais que la Vaste Majuscule n’était qu’un immense désert inhabité… Un labyrinthe… Alors, y trouver un Ornikar… Je… Je… Je ne comprends pas trop…

J’ai honte d’un tel aveu.

Cependant, je me dois de ne rien lui cacher.

À ma grande surprise, il ne rit pas de moi :

— Je vais t’apprendre tout ce que je sais de chacune des villes du Livre. On comparera mes connaissances avec celles de tes livres de bibliothèque. Je suis certain que tu sais aussi des choses que j’ignore. Il paraît que les ouvrages littéraires sont un immense puits de savoir. Honnêtement, j’en sais trop rien… Je suis pas un grand lecteur.

Lorsque je vois Xander plisser des yeux pour la deuxième fois depuis mon entrée dans le magasin, je m’inquiète de son état de santé. J’ignore comment lui poser la question sans manquer de respect pour sa vie privée.

— Xander... Je suis bête... Par rapport à vos... tes yeux... par rapport à tes yeux, vas-tu pouvoir voyager ?

L'homme sourit légèrement.

— J'ai comme un rideau transparent sur les yeux. Un voile. Un calque. Un chiffon… Peu importe comment on l'appelle... C'est pas tout le temps. J'y vois malgré tout.

Xander marque une pause.

Il sourit du coin des lèvres avant de poursuivre :

— Je suis apte à voyager si c'était ta question.

Je dois être rassurée. Je n’en sais rien, en fait…

Je crains d’avoir oublié quelque chose. Un détail qui va porter préjudice au bon déroulement de mon périple.

Je sens l’angoisse me chuchoter à l’oreille de rester à Bescherelle-sur-Mer. Puis, j’entends ma mère me sommer de ne pas quitter la ville. Mon départ est pourtant tout ce qu’il y a de plus réel. Il m’est impossible de faire machine arrière.

Avec du retard, je lui confirme :

— On se retrouve donc dans une heure devant le magasin.

— Dans une heure. Je vais pouvoir expliquer à Balthazar ce qu’il va devoir faire en mon absence. C’est lui qui va tenir les rênes du magasin, après tout. Pas le choix, hein...

Nous nous serrons la main afin de sceller notre accord.

Il m’annonce vaguement que nous voyagerons dans un souterrain qui nous mènera directement jusqu’à la Vaste Majuscule. Nous allons vite arriver à destination, finalement. Peut-être même avant le coucher du soleil. C’est incroyable !

C’est avec la tête remplie de joie, et les poches de ma robe remplies des deux cookies que j’ai commandés, que je m’éclipse du magasin.

Je vais profiter de cette heure de répit pour contempler Bescherelle une toute dernière fois. Dans une heure, je laisserai la ville derrière moi pour entamer une grande aventure dans les villes du Livre.

Plus qu’une heure.

Rien qu’une heure.

Une heure.

Une seule heure.

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