Le nez dans un antique recueil de traductions, les Beatles dans les oreilles, Claire ne remarque pas qu’on vient de tirer la chaise face à la sienne. Le nouvel arrivant s’étale de tout son long sur la table dans un vain effort pour attirer son attention. Il ne s’arrête pas à cette odieuse intrusion dans son espace vital et, persévérant, commence à faire danser ses doigts sur les pages du vieil ouvrage. Elle devine son sourire mesquin, son regard curieux posé sur elle. L’impératif de terminer ses recherches aujourd’hui la dote cependant d’une volonté inhabituelle et, quasiment, inébranlable. Grommelant une insulte presque inaudible, Claire se force à se concentrer sur la voix de Ringo Star, sur la ligne qu’elle relit pour la sixième fois. Son assaillant semble capter ses signaux, renonçant miraculeusement à troubler son étude. Le nuancier d’ombres au nord de son champ de vision lui indique qu’il suit scrupuleusement la douce routine qui berce son quotidien.
Tout d’abord, il sort précautionneusement son ordinateur de sa pochette. Parfois vient un livre avec la machine. Il tient particulièrement à cette pochette, premièrement pour sa grande contenance, ensuite parce qu’elle lui donne l’air d’un professionnel. Claire le trouve ridicule.
Il râle quelque chose. Sûrement à propos du manque de prises dans la Bibliothèque. Il ne se lasserait pour rien au monde de ce sujet de complainte. D’aucun, en fait. Ses critiques sont toujours formulées sous forme de remarques acides ou de piques cyniques, selon son humeur. Quand il parle, il utilise un nombre affolant d’adverbes en ‘‘-ment’’. C’est d’ailleurs une des premières choses que Claire a notées chez lui. Il faut dire que c’est effroyablement difficile à rater, comme tic. Sans compter qu’on finit par l’imiter à force de le côtoyer. Elle trouve cela détestable .
Il enlève sa montre. Les choses sérieuses commencent. Il la pose soigneusement à la droite de l’appareil ronronnant.
Si tout se passe comme prévu, il devrait s’esclaffer d’une minute à l’autre. Fervent appréciateur de memes salés, il garde toujours un onglet internet d’ouvert sur un de ses puits à gags fétiches.
Seulement, il ne s’esclaffe pas.
Muré dans un silence contrit, il fusille l’écran du regard avant de marteler le clavier d’une pluie de doigts rageurs. Grognement.
Ses sourcils se froncent davantage devant la réaction négative du PC. Une moue colérique tord sa bouche, bousculant sa barbe naissante au passage. Claire retient un sourire dans un microscopique sursaut. Pour quelqu’un d’aussi méticuleux et soucieux de l’hygiène, il accorde un surprenant désintérêt à sa pilosité chaotique.
Il s’arrête soudain, visiblement intrigué par ce livre qui le prive d’une attention bienvenue en ce jour de malheur informatique.
« Tu travailles sur quoi ? Besoin d’aide peut-être ?
– Besoin que tu te taises un peu.
– Quelle fougue ce matin ! C’est ma beauté divine qui te distrait à ce point ? Tu rages de ne pouvoir poser les yeux sur mon corps de dieu grec ?
Claire secoue la tête dans un soupire. Il est lancé, ça y est. Elle n’aura pas la paix tant qu’il n’aura pas fait son show. Acide, elle réplique :
– Qu’est-ce que tu veux, Daniel ?
– Copulons. Ici, maintenant, sur cette table, face aux livres ébahis, offre-toi à moi. » Il arbore un sourire mi-goguenard, mi-séducteur et son regard s’est enflammé, laissant les braises illuminer le fond de ses orbes noirs.
– Plutôt crever ! Crache-t-elle.
Feignant d’être atteint en plein coeur, Daniel se lamente.
– Ah ! Quand accepteras-tu enfin mes avances, jeune Claire ?
Une étincelle malveillante danse un instant dans l’esprit de la concernée qui rétorque avec un rictus mauvais.
– Quand t’auras ta L1.
– Touché. » Vexé, il embraye immédiatement : « C’est l’exposé d’Antique que tu prépares là, non ? Je peux potentiellement t’aider si tu veux. De quel sujet misérable as-tu hérité, répugnante petite gorgone ? »
Alors qu’il se tortille, Claire, ignorant copieusement l’insulte, lui tend le morceau de papier constituant l’intitulé recopié de sa dissertation.
« Un coup je te dégoûte, un coup tu veux copuler, va falloir te décider un jour, tu sais ?
– La figure du héros en Grèce antique aux Vème-IVèmes siècles avant J.-C. lit-il. Tu n’as pourtant pas l’air réjouie par ce sujet ô combien inspirant.
– C’est mes grognements qui t’ont mis sur la voie ?
– Non, juste les « putain d’Héraclès » griffonnés un peu partout sur ce chiffon. Plaisante Daniel en lui rendant la demi-feuille. Claire souffle.
– J’aime pas l’antique.
– Faute de goût impardonnable.
– Roh, ça va, j’aime les tragédies antiques. C’est déjà ça, non ?
– D’où vous vient donc cette préférence, comtesse ?
– C’est Votre Majesté pour toi.
– Prétentieuse ! Reste donc à ta place, esclave !
– Mais je ne te permets pas dis donc ! Explose-t-elle d’un rire sonore.
– C’est bien pour ça que je le fais »! Pouffe-t-il en réponse.
L’hilarité retombée, il la regarde tenter de se concentrer à nouveau sur ce qu’il identifie comme étant un extrait d’Oedipe Roi. Captivé, il observe son visage passer par toutes sortes d’émotions. Distingue une fine cicatrice blanche sur la pommette gauche, une tâche de naissance en éclats de carabine distillant des gouttes lie de vin à l’extrémité de son sourcil droit. Daniel se prend d’affection pour les longs cils tombants qui ornent les yeux noisette de Claire. Elle les a tournés vers le chêne centenaire dans le petit jardin qui marque l’entrée de la Bibliothèque. Un voile de nostalgie ombrage ses pupilles fatiguées.
« Tu sembles bien sombre. Parle, qu’est-ce qui te torture ? »
Elle ne répond pas. Elle l’a entendu pourtant, il en est certain. Il la laisse alors à sa contemplation.
« Antigone. »
Daniel lève sur elle un regard surpris. Elle n’a pas bougé. Un sourcil haussé, il l’interroge, au risque de se voir adresser un mur de silence.
« Antigone te torture ?
– Antigone est une héroïne de tragédie grecque.
– Sans blague, j’aurais jamais deviné.
– Laisse-moi finir. » Sa voix est claire, puissante, tandis que ses yeux se perdent encore dans le vide par delà la fenêtre. Comme si elle n’était pas tout à fait là.
« Je me demande.. Si elle est amoureuse.
– Amoureuse. D’abord lugubre, maintenant sentimentale. Dans cinq minutes, tu vas partir reprendre Jérusalem, j’en mets ma main à couper.
– Daniel.
– Pardon. Je t’écoute.
Claire songe. « Comme si ça faisait une différence. ». Elle marque un temps d’arrêt, prenant celui d’être sûre qu’elle a bien toute son attention.
« Il y a un triangle amoureux dans l’oeuvre de Sophocle, ça, c’est évident. Je n’arrive pas à identifier si Antigone est éprise de liberté, de mort ou d’Hémon, pourtant.
– Je pense qu’il s’agit là plus d’une question de fierté. Tel père, telle fille, tu vois ? C’est plus un essai sur ‘‘La famille, la cité, le devoir’’ qu’une tragédie romantique à mon avis.
– Peut-être. » Elle reporte son regard sur une étagère non loin. « N’empêche qu’il y a de la romance. »
Daniel la scrute, décryptant dans ses yeux ce qui manque à ses mots.
« Tu cherches de la romance tragique, c’est ça ? »
Claire écarquille les yeux, les plante droit dans ceux de Daniel. Il a vu clair dans son jeu. L’espace de quelques secondes de silence. La surprise s’estompe progressivement de son visage et elle répond, grognant presque.
« Ouais.
– C’est pas dans l’antiquité que tu trouveras des amants maudits, petite Claire. Essaie plutôt du côté médiéval. » Sourit-il.
Elle acquiesce, notant le précieux conseil sur sa feuille d’exposé. Il la regarde faire. Ses mains sont fines, elle tient son crayon bleu avec élégance qui pourrait paraître forcée à des yeux profanes.
« Je peux te poser une question ? » Souffle soudain Daniel. Claire hoche la tête, le fixant de ses noisettes inquisitrices. « Non, oublie, en fait. »
Daniel remet sa montre. Il ferme son ordinateur, le range précautionneusement dans sa pochette. Il enfile sa veste puis disparaît dans les rayonnages.
Seule à seule avec son travail, Claire savoure sa tranquillité retrouvée. La gomme de son crayon heurte la table à intervalle régulier, troublant le lourd silence qui pèse à nouveau sur la bibliothèque.
Dans le passage concernant le tic de langage de Daniel, tu pourrais ajouter (justement) plus d'adverbes en -ment dans la phrase "Il faut dire que c’est effroyablement difficile à rater, comme tic." ; ça ajouterais au comique ^^
J'y ai pensé mais ça alourdissait un peu trop la phrase je trouvais !
Yes Yes Yes j'y compte mais avec le déménagement et la rentrée j'ai un peu loqué
Bon j'ai mis le temps, mais me voilà pour poser quelques mots ! Il faut vraiment que je relise du début, un de ces jours, pour remettre les choses à leur place et avoir une compréhension plus globale et plus linéaire... c'est ça de vieillir, on oublie les choses...
"C’est pas dans l’antiquité que tu trouveras des amants maudits," : Mais enfin si ! Il y en a à la pelle, jeune homme !
J'ai énormément aimé les morceaux de dialogue. On sent une vraie connivence entre tes deux personnages, et j'ai trouvé l'ensemble drôle, léger, et juste piquant comme il faut !
On voit bien les deux dimensions que tu essayes de mettre en parallèle, pour les faire parler : le triangle amoureux de Antigone faisant écho à ce qui se joue dans ton histoire. C'est bien vu, et ça donne des clefs aux lecteurices pour mettre en place une ambiance tragique.
J'espère ne pas me tromper en me disant que ça va mal finir !
Zig, tes commentaires me vont toujours DROIT dans le kokoro. Vraiment, tu me redonnes foi en mon écriture !! Merci vraiment à toi !!