Mabó était reparti le lendemain, malgré l’insistance des nitaïnos pour qu’il reste au moins jusqu’à la cérémonie de couronnement du prochain cacique. Celui-ci avait été choisi à l’unanimité : le fils de la sœur aînée de Janico lui succéderait, perpétuant la lignée des caciques de Nigua par voie matriarcale. Prétextant de sa mission — en omettant de dire qu’il souhaitait surtout passer du temps avec sa fille — Mabó avait poliment décliné l’offre. Le temps était clair et un groupe de pêcheurs avait été honoré de l’emmener directement jusqu’à la baie de Neyba. Ils avaient passé une courte nuit à la Pointe Salée, puis, profitant des courants favorables, avaient traversé la baie d’Ocoa pour arriver deux nuits plus tard à Barahona, où l’un des pêcheurs avait une femme.
Dès le lever du jour, Mabó s’était dirigé vers le ponant pour traverser la plaine de Neyba jusqu’au grand lac Caguani[1]. Le trajet était long et plat. Lorsqu’il parvint sur les rives, le soleil disparaissait déjà au loin, derrière l’immense étendue d’eau. Les couleurs du ciel étaient fascinantes, rouges, violettes et oranges, se reflétant sur les clapotis du lac. Malgré la fatigue et le manque de lumière, il avait commencé l’ascension de la montagne pour s’éloigner des eaux saumâtres : elles étaient infestées de caïmans qui, bien que peu agressifs, lui inspiraient une certaine crainte. À mi-pente, il s’était assis au pied d’un immense acajou et s’était endormi au moment même où son dos s’appuyait sur le tronc massif.
Le lendemain, réveillé par les premières lueurs du jour, un petit sentier au travers de la forêt l’avait conduit jusqu’à la ligne de crête. Le soleil était déjà haut dans le ciel, mais le plus dur était fait. Il ne lui restait qu’à redescendre dans la vallée intérieure des montagnes de Neyba, jusqu’au village de La Guazara. Il décida pourtant de s’arrêter.
Le temps était frais, comme toujours à cette époque. L’étoile des pluies avait disparu du ciel depuis plusieurs nuits et la saison sèche s’était installée. Il trouva une source, s’y désaltéra et remplit les calebasses accrochées à sa ceinture. Puis il s’assit et mangea un peu de cassave à l’ombre de la forêt, regardant la vallée à ses pieds. Si proche de Guanina, un malaise indéfini l’envahissait. Il ne savait toujours pas comment l’informer des évènements liés à sa naissance, comment s’expliquer. Machinalement, sa main caressait son coude atrophié ; il grimaçait comme si le coup venait de lui être porté.
Mabó passa ainsi l’après-midi, dans un demi-sommeil agité. Le soleil était déjà bas dans le ciel lorsqu’il émergea sans être parvenu à la moindre conclusion, ce qui l’irrita davantage. Comment avait-il pu s’adresser aux grands caciques de la nation taïno et les convaincre, et en même temps être incapable de trouver les mots pour parler à sa propre fille ? Il rassembla une grande quantité de branches mortes, récupéra de la mousse sèche sur un tronc et l’alluma en frottant deux baguettes de guásuma, ce bois d’orme dur et sec. La nuit était tombée quand le feu s’embrasa et les flammes, du sommet de la montagne, s’en allèrent directement caresser les étoiles. Debout à côté du brasier, Mabó regardait en direction de La Guazara. Il décrocha la hache de sa ceinture et leva le bras vers le ciel.
— Regarde, Guanina, hurla-t-il. C’est de cette manière que nous repousserons les Caraïbes pour toujours ! Plus jamais ils ne débarqueront pour prendre nos femmes, plus jamais ils ne tueront ta mère !
Le lendemain en entrant dans le village, il fut chaleureusement reçu par Araman, le cacique de La Guazara, avec des honneurs qui lui prouvèrent une nouvelle fois que son statut avait changé. Désormais, il était plus qu’un simple guerrier. Il était celui qui repousserait les ennemis cannibales, celui qui permettrait au peuple taïno de vivre dans une paix absolue pour l’éternité, celui qui s’opposerait à l’envahissement de l’île par tout ennemi.
Araman le pria d’entrer dans son caney et lui fit servir de l’eau fraîche et de la nourriture. Ils conversèrent un moment de tout et de rien, de la saison sèche qui débutait, des récents incidents entre Caonabo et Guacanagarix ou encore des dernières révélations des zemis aux sorciers-bohiques. Malgré cette discussion toute banale, le cacique semblait troublé et impatient, ce qui n’échappa pas à Mabó. Il porta une petite calebasse ronde à ses lèvres pour boire une gorgée d’eau, laissant l’occasion à Araman d’exprimer ce qui le tracassait.
— Hier, nous avons vu le feu que tu as allumé au sommet de la crête. Est-ce que ta ceinture de feu arrive jusqu’ici, Mabó ? Les Caraïbes ne sont jamais entrés aussi loin à l’intérieur des terres, ne crains-tu pas de les guider à nous ?
Mabó avala de travers et comprit son inquiétude. Une ligne de feux depuis la côte jusqu’à La Guazara servirait plus à baliser le chemin pour les Caraïbes qu’à avertir les villages environnants. À aucun moment il n’avait pas pensé que cette action pourrait effrayer les montagnards taïnos. Il se sentit confus.
— Non, bien sûr que non ! Le feu d’hier ne fait pas parti du système. Je l’ai simplement allumé pour faire cuire un hutia que j’avais chassé et ensuite, j’ai rajouté du bois pour la nuit. Tu sais qu’en cette saison les nuits sont très fraîches au sommet des montagnes. Je ne voulais en cas vous alerter.
Araman acquiesça, mais ses sourcils froncés montraient clairement qu’il n’était pas convaincu. Il but également quelques gorgées d’eau, le regard songeur, cherchant à interpréter la réponse de Mabó. Celui-ci se leva, désolé de ce malentendu et honteux de son mensonge peu crédible pour se justifier.
— Ne sois pas inquiet, Araman, les montagnes de Neyba sont la meilleure protection contre ces sauvages. C’est d’ailleurs pour cette raison que je vous ai confié ma fille. Nous en reparlerons demain.
Les deux hommes se saluèrent et sortirent du caney. Sur la place du batey, un groupe de femmes tressait des cordes en fibre d’agave. D’autres fabriquaient des hamacs en coton. Peu d’hommes étaient présents, probablement partis à la chasse ou défricher de nouveaux conucos, ces jardins que les femmes cultiveraient en saison de pluies. Mabó s’apprêtait à prendre congé du cacique quand un jeune Taïno s’approcha des deux hommes et le salua respectueusement.
— Te souviens-tu de mon fils Yabey ? demanda Araman. Le voici bientôt un homme, il sera prêt pour la prochaine cérémonie d’initiation.
Mabó le salua en retour et l’observa. Effectivement, l’enfant qu’il avait connu était maintenant adulte. Sa taille dépassait déjà celle de son père, plutôt petit, et atteindrait probablement la sienne d’ici quelques lunes. Ses traits étaient fins, malgré des pommettes hautes qui plissaient ses yeux et lui donnaient un regard perçant. Ses épaules dégageaient une puissance étrange pour un si jeune homme. Comme le temps avait passé !
Mabó se réjouit de voir combien Yabey avait grandi mais pensa à Guanina, qu’il n’avait plus vue depuis plusieurs lunes. Elle était un peu plus jeune que Yabey, il se rappelait parfaitement le garçon qui faisait à peine ses premiers pas lorsqu’il l’avait laissée dans les montagnes avec sa tante. Elle aussi devait être devenue une jeune adulte ; allait-elle bientôt passer la cérémonie d’initiation pour ensuite prendre un époux ?
Il ressentit de nouveau cette appréhension qui le saisissait dès qu’il pensait à elle. C’était comme s’il avait toujours un pas de retard, comme s’il essayait de la rattraper en permanence, au lieu de lui prendre la main et de marcher à ses côtés, d’assumer son rôle de père et de lui montrer le chemin à suivre. Alors que, l’instant d’avant, il voulait quitter la compagnie d’Araman pour la retrouver, il aurait souhaité s’abriter de nouveau à l’ombre du caney et continuer à converser avec le cacique.
— Je me réjouis de te revoir, Yabey, répondit-il finalement au jeune Taïno. Ton père doit être fier de te voir devenir un si bel homme.
— Tu seras fier aussi lorsque tu verras ta fille, coupa Araman. Elle aussi a beaucoup grandi. Il est fort probable qu’un jeune homme de haute noblesse te demande sa main d’ici peu de temps.
Mabó faillit s’étrangler en entendant ces compliments et remarqua à peine les regards qu’échangeaient Araman et son fils. Il répondit par un bougonnement inaudible et s’éloigna en direction du bohio où vivaient Guanina et sa tante, en compagnie d’autres familles.
— Elles sont parties au conuco, tu ne les trouveras pas au village ! lui cria Yabey. Je peux t’accompagner si tu le souhaites.
Mabó connaissait le conuco. De sa main, il indiqua qu’il avait compris et, sans se retourner, se dirigea vers le chemin qui menait aux parcelles.
[1] Lac Caguani : nom taïno du lac Enriquillo
Un petit mot par ici pour te dire que ma PàL ayant bien descendu, j'ai passé commande pour ton livre =D Hâte de le recevoir et je t'en dirai des nouvelles,
A bientôt !
Bon voyage dans les Caraïbes… de l’ancien monde !
Impatient de recevoir tes commentaires.
A+
La tension plane entre caraïbes et tainos, l'affrontement est proche. A moins qu'il soit interrompu par de nouveaux venus...
Je trouve que tu développes bien le lien de père de Mabo avec une fille qui a bien grandi et qui s'apprête à se marier. C'est une thématique intéressante.
Quelques remarques :
"Le feu d’hier ne fait pas parti du système." -> partie
"Je ne voulais en cas vous alerter." -> en aucun cas ?
Un plaisir de te lire,
A bientôt !
Oui, on est encore dans une phase de présentation du décor, avec un objectif précis pour Mabó : construire le collier de feu. Ça me permet de présenter quelques scènes de vie des Taïnos au fur et à mesure, ainsi que des nouveaux personnages principaux comme Arasibo ou Guanina.
Merci pour ton retour et pour les coquilles repérées, ça m’est très utile.
J'aimes beaucoups les descriptions on peux suivre Mabo dans son périple
Les attaques des méchants Caraibes... le danger plane.
J'adore ton histoire!
Aprés l'avoir critiquée et commentée...
Je reprendrai la lecture depuis le début juste pour le plaisir!
Sans rien vouloir divulgâcher, leur sort sera malheureusement le même…
Je parles des méchants Caraibes , car je sais qu'ils étaient cannibales. Oui tu as sans doutes un peu raison. Les indiens n'étaient ni méchants ni gentils. et quand à leur traitement c'est ce que je te disais au départ.... Mais je me suis fait une raison,je me laisse porter par ton histoire, qui est trés bien écrite. Je me cache juste les yeux en me disant....Ca va bien finir (même si j'en doutes)
Les sentiments complexes pour sa fille sont aussi tres bien decris, l'impatience a l'idee de la revoir et l'apprehension au moment ou cela va arriver...
Je ne suis pas sure d'avoir tout a fait compris les craintes d'Araman a propos du feu. A-t-il cru que le feu allume par Mabo la veille etait une alarme pour prevenir de l'arrivee des cannibales? Ou craint-il, d'une facon generale, que ce systeme de feux ait pour consequence de diriger les Caraibes vers leur village?
J’ai surement moins de difficultés à décrire les sentiments d’un père que d’une fille, question de point de vue… j’espère ne pas trop me planter dans la suite.
Toujours un plaisir de lire tes commentaires et tes critiques, merci !