Mabó accepta d’un hochement de tête, sans prononcer un mot. Il aurait préféré partir avec les villageois pour se reposer et trouver un pêcheur qui l’emmènerait vers le ponant le lendemain, mais il ne pouvait s’opposer à la demande du bohique. La construction du collier de feu, connu de tous, lui donnait un nouveau statut qu’il devait honorer. Malgré la répulsion que lui inspirait le bohique — et les mauvais souvenirs qu’il faisait resurgir — sa place était parmi les nobles.
Le sorcier quitta la place et se rapprocha de l’entrée d’une grotte dissimulée par la végétation. Il s’accroupit et psalmodia des prières incompréhensibles, se balançant d’avant en arrière. Le reste du groupe resta dans la clairière.
Sur le trajet, Mabó avait remarqué de très nombreux cachimans, chargés de leurs grands fruits rouges. C’était la première fois qu’il voyait autant d’arbres de cette espèce ainsi regroupés, il se demanda si cela pouvait avoir un rapport avec la présence des grottes. Il cueillit un fruit bien mûr, arracha la peau avec ses dents et mangea lentement la pulpe blanche en crachant les graines, tout en déambulant dans les bois autour de la clairière. Les autres faisaient de même, dans un silence que seuls rompaient les bruits de la forêt et des graines crachées un peu partout.
Mabó se sentit rapidement rassasié, comme après un bon repas de cassave, mais l’inquiétude montait en lui au fur et à mesure que le temps passait. Voyant le soleil descendre, il se rapprocha d’Arasibo et lui demanda s’il n’aurait pas été plus sage de pénétrer dans les grottes de jour.
— De jour ? répéta l’autre, surpris.
— Oui, il fait déjà sombre, nous n’y verrons rien à l’intérieur.
— Certes, lui répondit le petit messager, un sourire amusé au coin des lèvres. Et crois-tu que, si nous entrions de jour, nous y verrions mieux ?
Les autres écoutaient discrètement la conversation, murmurant entre eux. Arasibo reprit d’un ton ironique :
— Sache, brave guerrier protecteur du peuple d’Ayiti, qu’il n’existe pas de nuit plus noire que celle que tu trouveras au fond de ces grottes, même lorsque le soleil est à son zénith. Y pénétrer de jour ou de nuit de fait donc pas une grande différence.
Mabó resta perplexe, regardant tour à tour les uns et les autres qui continuaient à manger les cachimans, amusés par la conversation. Les oiseaux regagnaient leur nid avant la nuit dans un piaillement assourdissant, comme si les arbres s’interpellaient les uns les autres. Quelques grenouilles se mirent à chanter timidement. Le sorcier-bohique, accroupi à l’entrée de la grotte, continuait de prier dans un murmure rocailleux.
Le jour déclinait lorsque les membres du groupe se levèrent et sortirent des torches de leurs besaces tressées en fils d’agave. Autour de bâtons faits de bois vert, ils avaient enroulé du coton imprégné de résine de pin. Arasibo se rapprocha d’un feu laissé par les villageois et y introduisit sa torche qui s’enflamma instantanément. Les autres l’imitèrent. Puis, sans un mot, ils pénétrèrent dans la grotte à la suite du bohique qui s’était enfin relevé. Mabó regarda le soleil qui disparaissait derrière les montagnes et s’engouffra à leur suite.
Il fixait ses pieds, suivant les pas de l’homme qui le précédait. Le sol humide était d’autant plus glissant que la grotte s’enfonçait rapidement vers les profondeurs de la terre. Ils marchèrent ainsi un long moment, l’obscurité se fit de plus en plus compacte. Dérangées par les torches, des centaines de chauves-souris s’envolèrent vers la sortie en les frôlant, leurs ailes provocant un vacarme assourdissant. Mabó regarda un instant derrière lui et ne vit rien d’autre que le noir intense, alors il baissa de nouveau les yeux afin de suivre les talons de son prédécesseur. Plus aucune lueur ne leur parvenait de l’extérieur. Pour ne pas trébucher sur une pierre ou un quelconque obstacle, il tentait de distinguer le sol faiblement éclairé par les flammes.
La peur s’insinuait en lui et sa respiration devenait difficile. Depuis combien de temps marchaient-ils dans ce couloir ? Et si les torches s’éteignaient, comment trouveraient-ils leur chemin ? « Il n’existe pas de nuit plus noire que celle que tu trouveras au fond de ces grottes. » Comme il le comprenait maintenant le sens de ces mots ! Il était fréquemment entré dans des grottes, un peu partout sur l’île, que ce soit pour se reposer et se rafraîchir à l’ombre, se protéger d’un orage ou même pour passer la nuit, mais il n’avait jamais pénétré aussi loin sous terre. Dans la terre.
Ils étaient descendus, remontés, avaient tourné à gauche et à droite, parfois debout, parfois recroquevillés sur eux-mêmes tellement le plafond était bas. Ils avaient franchi de gros blocs de pierres qui barraient le passage et avaient longé des parois humides. Plusieurs fois, Mabó s’était cogné le crâne en rentrant dans des boyaux bien trop étroits pour son grand corps. Il était maintenant incapable de savoir dans quelle direction se trouvait la sortie ou même combien de temps s’était écoulé depuis qu’ils s’étaient enfoncés dans l’immense cavité.
« Nous allons arriver au royaume des morts », murmura-t-il pour lui-même. « Toutes ces chauves-souris qui volent sont les esprits des défunts qui sortent la nuit pour manger des goyaves et nous jouer des vilains tours. Nous ne devrions pas être là. Opiyelguobirán ne nous laissera pas sortir. »
Son esprit continua à divaguer. Il essayait de se rappeler les enseignements des anciens à propos du royaume des morts et du rôle des chauves-souris, se maudissant de ne pas avoir prêté plus d’attention à cette instruction qui maintenant lui faisait défaut. Lorsque sa tête cogna le dos de l’homme devant lui, il poussa un cri de surprise. Le groupe s’était arrêté. Les nitaïnos allumèrent de nouvelles torches et les dispersèrent autour d’eux. Tout s’éclaira et Mabó resta bouche bée devant le spectacle.
La salle dans laquelle ils étaient arrivés était immense. Par endroits, le plafond était si haut qu’on le distinguait à peine. Des structures en descendaient et s’interrompaient à mi-hauteur, tandis que d’autres semblaient au contraire pousser depuis le sol. Certaines s’étaient rejointes et formaient de gigantesques colonnes blanches qui paraissaient soutenir la montagne pour que la voûte ne s’écroule pas. Sa vue s’habitua peu à peu à cet espace et il put distinguer toutes les formes et le jeu des ombres que créaient les lumières des torches. D’innombrables stalactites, alignées, suivaient les fractures de la roche comme une crête sur le dos d’un iguane.
Il observa les parois de la grotte et resta stupéfait. Partout, des dessins noirs représentant des hommes, des chauves-souris, des grenouilles et autres animaux mythiques. Il tourna sur lui-même, examina le plafond, puis les parois et les rochers au sol : des douzaines et des douzaines de peintures noires, certaines isolées, d’autres proches les unes des autres. Combien d’hommes étaient venus jusqu’ici pour réaliser ces dessins ? Depuis combien de temps venaient-ils ? Certaines peintures, mélange de charbon et de graisse, avaient l’air fraîches, mais d’autres avaient perdu leur éclat et paraissaient avoir l’âge de la pierre elle-même. Comme s’il lisait dans ses pensées, Arasibo intervint.
— Les premiers hommes d’Ayiti ont peint dans ces grottes. Nous ne faisons que suivre leur exemple. Ces dessins nous racontent l’origine du monde et du peuple taïno, représentent les esprits protecteurs ou encore rendent hommage aux grands caciques disparus. Tout ce que nous devons savoir se trouve ici et se transmet au fil des générations.
Il ramassa une torche et l’approcha de la paroi.
— Regarde, Mabó. Ici est représentée la scène de Bayamacano et Deminan Caracaracol. Là, c’est Bayamacano, l’esprit du feu, qui fume la cohoba lorsque les quatre jumeaux viennent pour lui voler de la cassave. Tu vois ici, c’est Deminan, le premier des jumeaux — il pointait du doigt les dessins en même temps qu’il les commentait. Lorsque Deminan lui demande la cassave, le grand-père lui crache un mélange de cohoba dans le dos. Celui-ci enfle et se transforme en carapace. La douleur est telle qu’il est sur le point de mourir. Regarde le dessin suivant, là. L’un de ses frères, à l’aide d’une hache en pierre, coupe la carapace d’où sort la tortue Caguama, celle qui est peinte au-dessus. Tu vois, ici. C’est elle qui engendrera les hommes.
Mabó regardait les peintures en écoutant les explications de son guide improvisé. C’était comme si la pierre elle-même lui parlait, il suffisait de suivre les dessins. Ils continuèrent à parcourir la grande salle dans laquelle ils se trouvaient. Des scènes de cohoba, des oiseaux se disputant des poissons, une femme enceinte, un chien-muet, un enfant qui chevauche un dauphin, la lune qui s’oppose au soleil, un cacique avec sa couronne… Les images se succédaient, s’affranchissant des lieux et du temps comme une série de rêves improbables lors d’une nuit agitée.
— Regarde ce pivert, appela Arasibo. En connais-tu la légende ?
Mabó sourit et se contenta d’un hochement de tête affirmatif. Il passa la main sur un rocher où était gravée une tête de chauve-souris, ses doigts suivant les contours ronds qui formaient la tête, puis les triangles qui représentaient les ailes. Combien de temps avait-il fallu pour réaliser ces gravures ? Combien de générations de Taïnos, de douzaines de générations, s’étaient succédé pour compiler cette œuvre ?
Les premières torches crépitèrent puis s’éteignirent et la lumière diminua. Les nitaïnos se rassemblèrent et se préparèrent pour sortir. Seul manquait le bohique, qui dans un recoin de la cavité continuait à graver un rocher à l’aide d’outils en pierre.
— Cela fait plusieurs lunes qu’il a commencé cette gravure en l’honneur de Janico, lui souffla l’un des hommes du groupe. Je crois qu’il souhaite la terminer aujourd’hui.
Mabó se rapprocha. Sur la roche apparaissait une figure humaine souriante et coiffée d’une couronne de feu, avec des rayons telle un soleil. Le bohique posa finalement ses outils, passa la main sur la pierre et se releva. Il pleurait.
Mazette, quel temps que je n'étais pas revenue par ici ! Cela dit depuis quelques semaines je songe à me l'offrir dans son entier, ton roman - je lis beaucoup, beaucoup plus vite avec un bouquin sur sur ordi.
En tout cas je retrouve avec plaisir cette ambiance très documentée, et Mabó que l'on suit dans ses émotions - intenses dans ce passage. Comme une catabase, descente au royaume des mors, et cette immense salle est très impressionnante. Les divinités présentes, le poids de la mémoire.
Merci de poursuivre ta lecture et tes commentaires... J'espère bien que tu franchiras le pas pour le roman complet ;))
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J'imagine que tu as du te rendre au moins une fois dans ces grottes pour les décrire avec tant de minutie et de détails. Tu retranscrit bien le mystique de ce lieu à travers ses peintures et légendes millénaires. Pour un peu, on pourrait frissonner.
Top ce chapitre ! Je trouve que les grottes en général sont des lieux fascinants. Mon chapitre préféré depuis le début, mais peut-être nous feras-tu découvrir d'autres lieux mystiques tout aussi passionnants.
Sur la forme :
"Y pénétrer de jour ou de nuit de fait" -> ne fait
"de douzaines de générations, s’étaient succédé" -> succédées
Un plaisir de te lire,
A très vite !
Je suis allé quelques fois sous terre, effectivement, et c’est une sensation assez étrange quand on y reste longtemps. La grotte décrite dans ce chapitre appartient à un ensemble appelé « grottes du pommier » ou « grottes de Borbón ». Les sensations de Mabó sont un mélange d’expériences propres, ressenties dans différentes cavernes.
Bien corrigé la faute de frappe « ne fait », merci ! (aarghhh, il en reste toujours !)
Par contre pas d’accord pour le participe passé de «se succéder » (ne me demande pas pourquoi, ça fait partie des règles du français qui n’ont pas vraiment de sens pour moi)
www.academie-francaise.fr/se-succeder-au-participe-passe
et aussi j'adore ton Mabo, il es attachant.
Tu retranscrit bien les croyances de ce peuple
et je comprend les craintes de Mabo, les grottes le noir ce passage entre la vie et la mort, le monde des vivants et le monde des dieux.
Alors penser que des hommes y allaient pour peindre et sculpter, probablement pendant des heures, juste à l’aide de torches… brrrr, j’en ai des frissons !
J'ai releve quelques points, peut-etre coquilles ou simple erreur de ma part. Je ne suis pas certaine.
"La construction du collier de feu, connu de tous" j'ai l'impression que c'est la construction qui est connuE de tous?
"Saches, brave guerrier protecteur du peuple d’Ayiti" : ca me fait un effet trop bizarre, je suis presque sure que "sache" devrait s'ecrire sans S final, comme l'imperatif.
"Le jour déclinait sombre" : je crois que decliner est un verbe qui n'accepte pas un adjectif a sa suite. Le jour devenait sombre, ou il declinait.
"Sur la roche apparaissait une figure humaine souriante et coiffée d’une couronne de feu, avec des rayons tel un soleil." a quoi se refere "tel un soleil"? Si c'est la figure humaine ou la couronne de feu, est-ce qu'on ne devrait pas dire "telle un soleil"?
Fautes corrigées, merci !
(connu peut de référer aussi bien à la construction qu’au collier,
Pour le « tel un soleil », j’avoue que j’ai du mal… j’ai beau lire la règle dans tous les sens…)