Edmond et la jeune fille arrivèrent à la cité universitaire de Lebisey en silence. Des étudiants discutaient joyeusement dehors, fumant des cigarettes sous la lune. La faible luminosité produite par les lampadaires ne permettait pas de distinguer les visages ; personne ne remarqua la fille. Elle restait tout près d’Edmond, tête baissée, quelque peu gênée. Edmond appuya le badge contre la serrure magnétique, et ouvrit la lourde porte avec la force d’une seule main, l’autre tenant toujours le casque. A l’intérieur, la population d’étudiant grouillait ; Edmond indiqua les escaliers et la jeune fille suivit promptement.
Au fur et à mesure qu’ils montaient, les conversations des étudiants s’emmêlaient, en différentes langues ; il y avait des rires, des exclamations. Et des espaces communs, de douces odeurs fumées ressortaient, des cuisines de différentes cultures, et le ventre de la jeune fille commença à gargouiller bruyamment. Par politesse, Edmond fit comme si il n’avait rien entendu. Arrivés au quatrième et dernier étage, ils marchèrent un peu dans le couloir, et tournèrent à gauche, s’arrêtant à la porte de la chambre 405. Il mit la clé et tourna, la porte s’ouvrit lentement, et ils pénétrèrent dans la pièce.
Elle resta un moment sur le palier. L’homme qui venait de la sauver alluma la lumière. La chambre, refaite récemment, était toute petite pour une personne, alors à deux, c’était carrément serré. A gauche, en blanc, il y avait un bloc comprenant la douche et les toilettes, fermé hermétiquement par une porte mince ; les murs de la chambre étaient quand a eux d’un beau vert citron, très joyeux sans être trop brutal pour les yeux. Un véritable petit cocon, qui sentait la chaleur et le bon vivre. Tout bonnement douillet, pensa-t-elle, les yeux un peu écarquillés.
Edmond ferma la porte derrière elle, installant enfin un véritable sentiment de sécurité. Il posa son casque sur son bureau, déposa le reste de ses affaires, la laissant prendre un certain recul, attendant une quelconque réaction de sa part. Portant toujours sa veste trop grande, les manches tombant mollement au niveau de ses mains, elle n’avait pas bougé du perron de la porte, et observait les alentours. Soudain, elle fondit en larme. Ne sachant que faire, Edmond se rapprocha d’elle et la prit maladroitement dans ses bras, faisant fi de l’aspect repoussant de la jeune femme au premier abord. Elle était sale, les cheveux châtain gras en bataille, plein de poussières et de végétaux divers ; l’odeur rance qu’elle dégageait laissait peu de place à l’imagination : son calvaire dehors devait durer depuis des semaines, voir des mois. Il murmura alors, plein de tendresse :
— Ne pleures pas, tu es en sécurité maintenant.
Elle sanglota comme cela pendant quelques minutes. La situation était assez embarrassante pour lui, ne sachant vraiment quoi faire. Elle se calma peu à peu, et les yeux encore plein de larmes, lui expliqua, d’une voix qu’il trouva douce et belle :
— Je ne pleure pas par peur, je pleure parce que ce que tu as fait ce soir est la première chose gentille que quelqu’un m’ait faite depuis longtemps, et sûrement la chose la plus généreuse que l’on ne m’ait jamais faite.
Son malaise gonfla encore un peu plus. La tenant toujours d’une manière gauche entre ses bras, il demanda :
— Je peux t’offrir autre chose ? Une douche par exemple ?
Elle rigola à sa remarque, releva la tête et le regarda.
— C’est vrai que je ne dois pas sentir très bon, et que je ne dois pas être très présentable.
Elle s’éloigna de lui, observa son accoutrement, remarquant les taches, la crasse dont elle était recouverte. Elle avait laissé des empreintes de pas boueux dans l’entrée, et de fins morceaux de paille étaient tombés de sa tignasse. Un peu honteuse, mais ne pouvant tout de même contenir une joie venue des profondeurs, elle continua :
— J’accepte volontiers la douche. Mais je n’ai pas de vêtements propres.
— Ça, ce n’est pas un souci répondit-il, je vais bien te trouver quelque chose qui ira à ta morphologie. Il l’inspecta rapidement de bas en haut : elle était petite et maigre.
— Je pense que tu rentreras facilement dans mes vêtements.
— Je te remercie, mais il ne faut pas, dit elle très gênée.
— Tu es mon hôte, cela m’importe, continua-t-il sur un ton paternel. Tu as sûrement faim aussi ? Tu veux manger quelque chose ?
— Je ne… Je ne veux pas abuser de ton hospitalité, dit-elle en rougissant, bien que la terre sur ses joues ne permettait pas de le voir.
— Ne t’inquiète pas, ça me fait plaisir.
Elle baissa la tête, réfléchissant. Elle avait extrêmement faim, son ventre gargouillaient comme un troll. Elle voulait quelque chose de chaud. Quelque chose de simple.
— Si… Si tu avais des pates avec du jambon, ça ferais tout mon bonheur, dit elle avec envie.
— Le repas typique de l’étudiant ? sourit-il. Je te fais ça. Tu vas allez te doucher pendant que je prépare.
Il s’approcha de son armoire murale, qu’il ouvrit. Il en sortit un jogging gris large et épais, un caleçon à motif écossais tout aussi large, et un vieux t-shirt Pokémon avec un Rondoudou imprimé dessus. Enfin, une paire de chaussette haute et une veste à capuche bleue à fermeture éclair. Tout en lui tendant, il lui dit :
— Tu pourras laver les tiennes demain si tu veux, il y a une laverie au rez-de-chaussée.
— Demain ? demanda-t-elle étonnée.
— Je ne vais pas te laisser dormir dans la rue. Tu dormiras ici ce soir, dit-il sur un ton plus ferme qu’il ne le voulut.
Son cœur se tortilla tout autant que ses intestins, une douce chaleur remonta le long de sa colonne vertébrale ; une joie ressortie des abîmes si profondes de son âme qu’elle la croyait disparue. Devoir dormir ici la rendait heureuse, soulagea un poids trop longtemps ancré dans son être. Elle avait envie de lui sauter dans les bras. Une confiance étrangement incontestable s’incarnait en cet homme. C’était rafraichissant. Il referma son armoire, et, avec un peu de gêne dans la voix :
— Je n’ai, par contre, pas de soutien-gorge. Désolé.
Elle étouffa un rire, séchant quelque peu ses larmes.
— Ça serait vraiment bizarre répondit-elle. Surtout si tu avais ma taille !
— En effet ! répondit-il lui aussi en rigolant.
La petite blague avait fait mouche ; elle lui avait décoché un sourire sincère.
— Je te laisse te doucher pendant que je vais cuisiner. Tu peux fermer derrière toi si tu veux être tranquille.
Le garçon partant cuisiner dans la salle commune de la résidence, elle se retrouva seule dans la chambre ; secrètement, cela lui fit un peu peur. Reprenant son courage, elle ouvrit la porte de la salle de bain, et entra dedans. Minuscule, blanche et immaculée, elle n’avait rien à envier aux salles d’eau de la station spatiale internationale. Mais bien que spartiate, elle était fonctionnelle. Libérée de la veste trop grande, la jeune fille retira son vieux manteau crasseux, duquel elle retira délicatement, comme si c’étaient les trésors les plus précieux, une brosse à dent usée jusqu’à l’os, un tube de dentifrice délicatement enroulé, une brosse à cheveux en bois de très bonne qualité dont quelques dents étaient manquantes, et enfin une photo qu’elle défroissa et mit à l’abri avec le plus grand soin. Elle retira le reste de ses vêtements délicatement, ceux-ci lui collant à la peau, les mis en boule dans un petit sac à sa disposition par terre ; elle regarda une première fois son corps nu. Sale, elle n’y vit aucune ecchymose visible, la crasse camouflant même ses formes. Elle inspecta ses cheveux rapidement, mais sous l’effroi que cette vision produisit, détourna le regarda et mit un pied dans la douche.
L’eau chaude délecta son corps d’un confort attendrissant, et elle profita longuement de ce luxe qu’elle n’avait pas connu depuis très longtemps. Les shampoings et gels douches étaient pour hommes, mais la bonne odeur de la propreté suffisait à l’émerveillée. L’eau qui lavait son corps coulait marron dans la bonde. Ses cheveux étaient tout emmêlés, et elle dû faire plusieurs shampoings et se battre longtemps avec sa brosse avant d’être satisfaite du résultat. Une hygiène convenable enfin retrouvée, elle se regarda de nouveau dans la glace, nue ; les stigmates de la rue se révélèrent alors ; marques, petits bobos, quelques rides oculaires bien qu’elle n’ait que vingt ans. Son corps était maigre, voir décharnée, ses os visibles au niveau du cou et des cottes. Cette vision la fit frémir, et elle s’habilla rapidement pour cacher ce corps qu’elle ne reconnaissait pas. Elle enfila le caleçon, plutôt étrange à mettre, mais pas déplaisant, le jogging très confortable, et les chaussettes beaucoup trop longues lui arrivant presque aux genoux. La dégaine était contestable, mais les vêtements sentant la lessive propre étaient comme une bénédiction. Elle enfila le t-shirt sur sa poitrine amaigrie ; déjà que peu fournie à la base, cela l’attrista. Bien heureusement pour son égo, elle avait conservé ses fesses.
En sortant de la douche, zippant la veste, elle remarqua que le sol venait d’être nettoyé ; attirée par l’odeur de la nourriture lui chatouillant les nasaux, elle se tourna vers le lit qui servait de chaise, où le garçon l’attendait, avec une grande assiette de coquillettes au beurre et une belle tranche de jambon. Son estomac cria famine, se tordant dans tout les sens comme si il était lui-même vivant. Le garçon faisait toujours semblant de ne pas remarquer. Elle mangea goulûment son assiette comme si il s’agissait d’un met très élaboré, et lui la regardait. Pendant qu’elle s’empiffrait, sa voix timide se risqua à l’interroger :
— Je ne t’ai même pas demandé, comment tu t’appelles ?
La fille déglutit bruyamment :
— Je m’appelle Lucie. Et toi ?
— Edmond.
Elle le regarda avec de grands yeux, surprise.
— Tu peux m’appeler Eddy, pratiquement personne ne m’appelle par mon prénom.
— Va pour Eddy.
Elle ravala une énorme fourchette.
— Edmond ça fait un peu…
— Vieux, je sais, dit-il, soupirant. Ça fait longtemps que tu es dans la rue ?
Elle ne répondit pas tout de suite, trop occupée à avaler son plat de pâtes. Pendant qu’elle mâchait, il la regarda pour la première fois en détail. Sans la crasse et avec les cheveux propres, elle était assez jolie. Des cheveux châtain clair, des yeux verts, un petit nez, un beau sourire. Elle était petite, pas plus d’un mètre soixante-deux, évalua-t-il, et maigre. Terriblement maigre.
— A Caen ? Ça doit faire quatre mois, répondit-elle après quatre fourchettes à la suite
— Tu étais où avant ?
Elle lança un regard qui signifiait que la question l’embarrassait. Trifouillant du bout de sa fourchette les quelques coquillettes qui restaient dans le fond, elle répondit :
— Je ne… Je ne souhaite pas trop en parler.
Compréhensif, il ne chercha pas plus loin, lui laissant du temps et de l’espace. Elle avala tout aussi goulument une crème dessert à la vanille, ne laissant pas une miette sur l’opercule, tout en continuant de discuter avec lui, de choses et d’autres, de la vie dans la cité universitaire. Après le repas, Edmond refusa qu’elle garde son bâton tout décharnée qui lui servait de brosse à dent ; il sortit de sa réserve une neuve, qu’il tendit négligemment. Acceptant cela comme le plus beau présent du monde, l’envie de lui sauter de les bras ne fut retenue que parce qu’elle avait peur d’être prise pour une folle. Après cela, Edmond alluma un petit poste de télévision premier prix qui grésillait gentiment, et ils regardèrent ensemble, quelques instants. Les paupières de Lucie se firent extrêmement lourdes, et en un temps record, elle ferma les yeux et s’endormit, s’affaissant comme une poupée de chiffon sur le dessus du lit. Edmond glissa lentement la couverture sur elle, ne laissant dépasser que sa tête qui affichait un sourire apaisé. Elle soufflait délicatement ce qui semblait être de doux rêves. Il la regarda quelques instants.
Je n’ose même pas imaginer ce qu’elle a pu subir.
Sortant son matelas gonflable utilisé lors de ses soirées arrosés chez ses amis, il le gonfla sans faire de bruit, sortit un duvet et s’installa par terre. Il pensa subrepticement à Anastasia. Il espérait qu’elle allait mieux, et se demandait ce qu’était devenu Etienne. Il n’avait même pas appelé les secours. Peut-être qu’un jour cela lui retomberait dessus. Mais il s’en fichait, il avait sauvé quelqu’un aujourd’hui.
Pauvre Lucie.
Il s’endormit ainsi, le visage souriant de la jeune femme éclatant comme une victoire.
Rose, avec la discrétion qui l’incombait, nota le numéro de la chambre dans laquelle ils étaient rentrés. Repartant aussi discrètement qu’elle les avait suivi, elle réfléchissait à la manière de s’y prendre. D’ici quelques temps, elle le contacterait.
Lucie se réveilla comme une fleur le lendemain. Elle n’avait pas dormi comme cela depuis longtemps. Emergeant, étirant le plus loin possible ses deux bras en l’air qui paraissaient grandir sous l’impulsion, elle sentit un courant d’air froid se glisser sur son ventre dénudé. Elle s’affala sur l’oreiller, se remplissant les poumons de la bonne odeur de propre de sa peau, des draps et de ses vêtements, s’extasiant de la douceur du linge. En regardant le plafond au dessus d’elle, la couette remontée au dessus de la poitrine, elle contempla ce bonheur, ce simple plaisir retrouvé. Reprenant peu à peu conscience de sa situation, elle remarqua avec horreur le matelas gonflable sur le sol ; elle avait squatté le lit de son hôte ! La honte lui rougit les joues, et elle aurait voulu se faire aussi petite qu’une souris. Elle s’attendit à ce qu’il lui dise quelque chose, une quelconque remarque, même qu’il l’engueule, elle l’avait mérité ! Mais elle n’entendit rien. Ni ne vit rien. Edmond n’était plus là en fait. Lançant un regard circulaire autour d’elle, elle vit qu’il avait laissé un mot sur le bureau. Elle se leva, replaçant d’un pincement le caleçon qui lui rentrait dans le séant. Elle prit le mot, se rassit sur le lit, entourant ses jambes de la couette, et lut :
Lucie,
Je suis parti en cours, je ne reviens ce soir que vers 17h. J’ai la clé, tu peux fermer de l’intérieur mais pas de l’extérieur. Il y a de la nourriture dans le frigo et les placards, n’hésite pas à te servir. Idem pour les produits d'hygiène. Je t’ai laissé deux euros si tu veux faire une lessive pour tes vêtements. Essaie de te faire discrète, mais si tu as le moindre souci, n’hésite pas à demander à ma voisine Héloïse (chambre 406), elle n’a pas encore commencé les cours. A ce soir.
Eddy.
Lucie ne comprenait pas comment ce garçon pouvait être aussi serviable, mais elle saisit sa chance soudaine. Elle se rassit sur le lit, le mot à la main, tombant à la renverse, gigotant ses jambes. Elle était heureuse, même si cela devait être éphémère. Ayant de nouveau une grosse faim, elle se servit un bol de céréales et chercha dans le frigo du lait (avec tout de même une appréhension coupable). Le liquide se versant sur les céréales dans le bol était quelque chose de simple, et pourtant de terriblement captivant. Les cuillérées qu’elle se servait étaient tellement grosse que la nourriture dégoulinait sur ses joues. Ses intestins chantaient de joie. Bien repue, elle alluma la télévision et zappa un peu. Le décalage se ressentit, et elle bugua quelques minutes devant les clips musicaux qu'elle ne connaissait pas. Se sentant soudainement poisseuse, elle se dirigea vers la salle de bain ; Edmond lui avait mis un rasoir neuf à sa disposition. Lucie rougit de plus belle. Elle regarda ses jambes. Sa blondeur limitait les dégâts. Pour le reste… Elle regarda le rasoir de face, par défi. Cela faisait une éternité. Depuis… la rue en fait. Décidée, elle s’en sortit avec brio, n’obtenant que quelques microcoupures, même dans la partie la plus sensible. La vie sans domicile s’éloignait peu à peu au fil de ces gestes retrouvés ; sa présence n’était plus qu’un fantôme derrière elle. Vers 11h, quand sa peau blanche fut briquée, elle prit son sac de linge sale qui, elle le remarqua alors, sentait vraiment le poulailler, et descendit au rez-de-chaussée où la laverie se situait, derrière une grande porte en fer peinte en rouge.
Devant l’odeur âcre de son linge, elle s’accorda une double dose de lessive, bourra la machine qu’elle ferma d’un coup de hanche. Le tambour roula dès l’instant où son doigt toucha le bouton ; d’abord contemplative, son cœur s’arrêta net. La bouche sableuse, elle stoppa en catastrophe la machine, ouvrit le hublot à la volée, maculant le sol d’eau, et d’une main tremblante chercha quelque chose dans les poches internes de son manteau mouillé.
Où est-elle ?? Où est-elle ??
Des larmes commençaient à perler aux coins de ses yeux, et elle se rappela soudain qu’elle l’avait enlevé hier, déposée dans un coin de la salle de bain : la photographie, la seule qui lui restait de sa famille. Son cœur battait si fort dans sa poitrine qu’elle en avait mal ; elle s’affala sur le sol, suintant, reprenant difficilement sa respiration. Les angoisses s’entremêlèrent alors sans lien ; à la crainte d’avoir perdu son dernier bien le plus précieux, elle se rappela son agression, ses méandres passés dans la rue, l’événement qui avait tout changé…
Déglutissant avec mal, retenant des spasmes nauséeux, elle se força à respirer normalement, posant une main sur sa poitrine malingre. Non, elle venait de retrouver un semblant de normalité, tout allait bien. Mais qu’allait lui dire Edmond quand il reviendrait ? Sa crainte s’empira. Elle ne pouvait rester, squatter éternellement. Elle ne voulait pas y retourner. Plaçant son visage dans ses mains, elle sentit les larmes chaudes couler entre ses doigts. Il fallait que tout s’arrête. Elle se toucha machinalement les mollets, essayant de s’apaiser elle-même. Ils étaient doux. Ils étaient rasés. Il lui avait offert une brosse à dent, un rasoir, le couvert. Il avait été gentil.
Il… il voudra peut-être que je reste ?
Se raccrochant à cette pensée optimiste, elle sécha ses larmes du revers de la main, ravala difficilement ses anxiétés et reprit le cours de sa lessive. Se forçant à se changer les idées, elle vagabonda dans la laverie, regardant l’intérieur des machines vides, les murs d’une peinture hors du temps, les carreaux beiges et noirs sur le sol, en attendant que son linge soit propre. Quand il le fit, elle ne put que constater les dégâts. Ses vêtements, inchangés depuis plusieurs semaines, étaient troués de partout, usés par le temps et les intempéries. Sa petite culotte rapiécée, inutilisable, défiait la physique par son maintient en un seul morceau ; son t-shirt, très peu récupérable, avait les aisselles béantes, son pantalon tenait encore à peu près debout dû à sa grande qualité, mais il était devenu sacrément moche. Les baleines de son soutient gorge étaient apparentes, et le métal menaçait à tout instant de la transpercer vive. Bien sûr, au cours de sa vie dans la rue, elle eut parfois l’occasion de nettoyer ses vêtements ; quelquefois, une âme charitable lui faisait don de nouveau, où elle en trouvait au bon sauveur. Mais les seuls qu’elle gardait, c’était ceux-ci. C’était tout ce qu’il lui restait. Elle les plia soigneusement, jeta le sac qui était hourdé, et remonta dans la chambre. Elle récupéra sa photographie, cachée dans un coin de la salle de bain, en espérant qu’il ne l’ait pas vu. S’asseyant ensuite sur le lit en tailleur, à côté de ses vêtements, ses idées noires revinrent et elle tenta de les dissiper par la télévision, mais en vain. Elle prit un court repas, et attendit ensuite en silence Edmond, dans les affres grandissantes qu’il allait demander à ce qu’elle parte.
Les yeux dans le vague, elle fut surprise par les coups sur la porte. Elle entendit la clé dans la serrure, et Edmond entra doucement, pour ne pas la brusquer. Dans sa tête, Lucie ne faisait que répéter ce qu’il allait lui dire.
Tu dois partir maintenant. Tu ne peux pas rester.
Elle se força à garder un sourire et de rester digne, tout en posant de pures questions de banalité, afin d’étirer le temps : « Comment ça va, ça a été les cours ? ». Lui déposa ses affaires sur le bureau tout en répondant, fatigué de sa journée. Puis, une fois à l’aise, il lui demanda à son tour :
— Et toi alors ? Ça a été ta journée ? Qu’est ce que tu as fait ?
— Je me suis reposée, j’ai lavé mes vêtements… Sa voix était timide, encore gênée. Je te remercie pour tout, les vêtements, la nourriture, le logement… Tu es vraiment gentil Eddy, tu ne devrais pas.
Elle fixa le sol, ne pouvant soutenir son regard. Ses pieds divaguaient tout seul.
— Cela ne me gêne pas, répondit-il, au contraire. Je ne suis pas spécialement riche mais ma famille n’est pas spécialement pauvre. Cela ne me pose donc aucun problème. Et je préfère l’entraide entre personnes aux conflits. Je serais bien content que quelqu’un me vienne en aide si j’étais à la rue.
Pourtant, malgré qu’il lui dise ça, Lucie baissa encore plus la tête, cachant le fait qu’elle rougissait. Elle devait enlever le sparadrap au plus vite, n’en pouvant plus de la situation anxiogène.
— Tu… Tu me diras quand tu veux que je parte ? dit-elle d’une voix très basse.
Il la regarda, abasourdi.
— Partir ? Pour quoi faire ? Pour aller où ? Non, tu restes là pour l’instant, répondit-il.
Elle ouvrit ses grands yeux verts qui pétillaient. Elle bondit du lit et lui sauta dans les bras, le serrant fortement. Cette fois-ci, ses cheveux sentaient bon. Il était encore gêné. Il la repoussa délicatement, essayant de ne pas la vexer.
— Mais… dit Lucie d’une voix tiraillée, ses yeux imbibés de larmes. Mais pourtant je pourrais être n’importe qui ! Enfin qui te dit que je ne suis pas une psychopathe ? Une voleuse ?
— Rien ne semble être volé, et je suis vivant, cela me suffit.
Elle ne comprenait toujours pas. Il s’expliqua plus longuement, s’asseyant à côté d’elle sur le lit :
— Tu sais, ce sont eux que je suivais, je ne venais pas te secourir toi au départ. Mais quand je t’ai vu, à la merci de gens comme eux, si misérable… et je suis désolé pour ce mot.
Il marqua un temps d’arrêt, la regarda comme on regarderait un chien abandonné.
— Je ne peux pas te laisser repartir dans la rue. Pas comme ça. Ma conscience me l’interdit.
— Pourquoi tu les suivais ? lui demanda-t-elle, curieuse.
— L’un d’entre eux a fait du mal à une personne qui m’est chère.
Le regard de Lucie devint interrogateur, lui rappelant celui de Charlotte.
— Arrête, on dirait ma sœur. Elle me ferait la même réflexion. Je sais, c’est stupide.
— Peut-être, mais tu m’as sauvé, alors je ne jugerais pas cette fois-ci. A qui il a fait du mal ? Petite amie ? demanda-t-elle pleine de curiosité.
— Ex petite amie, répondit-il, la voix soupirante. Il n’avait pas envie d’en parler.
— Tu veux dire que, insistât-elle, avec ton pouvoir, tu t’es dis que tu pourrais les punir ?
Il se renfrogna.
— Mon pouvoir ? Il fit semblant de ne pas comprendre
Elle continua.
— J’étais peut-être à la rue, mais je ne suis pas stupide. Avec ton bout de fer, tu les as repoussé, je ne sais pas comment.
Ce fût à lui de rougir. Elle continua.
— Donc, tu les as menacé, sachant concrètement qu’en temps normal tu t’en serais pas sorti, juste pour sauver une inconnue ? Elle s’arrêta, sourit. Tu as voulu jouer les super-héros ! T’es en peu stupide, mais tu as du courage !
La remarque le fit rire, mais à l’intérieur il sentit une certaine fierté. Il répondit :
— Non. Les super-héros, c’est pour les comics. Je t’ai aidé c’est tout.
— Comment tu fais ça ? Qu’est ce qui t’es arrivé ? demanda-t-elle pleine d'enthousiasme.
Il ne voulait pas parler de ça. Il ne savait pas clairement lui-même ce qui lui était arrivé, et se questionnait assez souvent sur sa santé. Parler de cela l’épouvantait. Il tenta une esquive.
— Je ne sais pas vraiment dit-il. Ecoute, tu ne me parles pas de comment tu es arrivée dans la rue, et je ne te parle pas sur ce sujet. Pour l’instant en tout cas. Ça te va ?
Elle acquiesçât d’un mouvement de tête. Elle comprenait, et elle avait peur d’aller trop loin, trop vite. Elle devait se calmer. Elle voulait rester ici.
— Enfin bref, tu peux rester autant que tu veux ici, mais on doit établir quelques règles.
Elle fut d’un coup plus concentrée.
— Oui, tu as raison, dit-elle.
— D’une, il faut que tu te fasses le plus discrète possible. Normalement je n’ai pas le droit de faire dormir quelqu’un chez moi.
Ses joues s’empourprèrent de plus belle.
— Non ne rougit pas, dit-il en voyant ses pommettes roses, je t’ai déjà dit que je voulais que tu restes. De deux, je préfère tout de même dormir dans mon lit.
Il dit cette deuxième règle sur le ton de la farce, mais cela n’empêcha pas son hôte de continuer à rougir.
— Désolé dit-elle, hier je me suis même pas rendue compte que je m’endormais…
— Ce n’est rien, dit-il d’un mouvement de la main.
Il y eut un court instant de silence. Elle essaya de retirer discrètement le caleçon qui lui rentrait encore une fois dans les fesses, et la gênait. Mais ce n’était pas assez discret et il le remarqua. Tout en éloignant ses yeux d’elle et en se raclant la gorge, il demanda :
— Ça te dira qu’on aille t’acheter des vêtements qui te conviennent ?
Elle devint de la couleur d’une tomate.
— Tu vas… Tu ne vas quand même pas m’acheter des sous-vêtements ? s’inquiéta-t-elle.
— Ecoutes, répondit-il, j’ai trente euros en argent de poche que je risque de dépenser en bière sinon. Je pense qu’ils seraient plus judicieusement dépensés si on t’achetait un lot de euh… de culottes propres et un où deux euh… Il n’arriva pas à prononcer « soutient gorge », mais le mima. Avec cet argent on doit pouvoir trouver ça non ? Et si tu refuses, c’est que tu me pousses à l’alcoolisme.
Elle rigola.
Il est bête.
— Loin de moi l’idée de te pousser à l’alcoolisme !
Il sourit alors, enlevant sa gêne.
— Alors Deal ?
Elle le regarda dans les yeux, et tendit une main.
— Deal.
Ils se sourirent mutuellement. Edmond reprit :
— Par contre, en pantalon et en t-shirt pour l’instant tu prendras dans mon stock, ça te dépannera.
Elle ne savait pas comment le remercier. Une larme de joie roula lentement sur sa joue. Depuis quand quelqu’un n’avait pas été aussi gentil avec elle ? Elle ne s’en souvenait pas. Il se leva d’un bond et reprit sa veste. Elle le regarda incrédule.
— Maintenant ?
Pour toute réponse, il lui tendit la veste en cuir qu’il lui avait prêté la veille. Le supermarché n’était pas loin, la vieille 205 les y emmenant en à peine cinq minutes. Lucie redécouvrit avec émerveillement le plaisir des courses, chose paraissant banale, mais étant devenu rare pour elle. Elle sentit les odeurs, palpa les produits. Elle s’arrêtait à chaque rayon, regardait les gens, qui, pour une fois, ne la regardaient pas avec dédain, malgré son accoutrement et sa coiffure pas vraiment travaillée. Edmond l’emmena dans le rayon vêtements, lui montrant des articles premiers prix.
— Tiens, là, tu as des tailles 38 à pas cher, on peut en prendre plusieurs.
Il y avait des lots de petites culottes à cinq euros les quatre. Deux à rayures horizontales, blanche et rouge, blanche et rose, deux blanches à pois, roses et rouges également. Sobres, pas des plus jolies, mais tout de même mieux qu’un vieux caleçon de garçon.
— Ah oui, elles ont l’air pas trop mal, dit-elle en palpant le sachet plastique et en regardant de plus prêt les sous-vêtements.
Elle s’arrêtât un instant, intriguée.
— Comment as-tu su que 38 était la bonne taille ?
Edmond devint à son tour rouge comme une tomate. Il balbutia :
— Pardon je… je n’aurais pas du dire ça. Avec ce que tu as subit je ne devrais pas… Je suis observateur, et je trouve que ce sont des choses faciles à deviner… alors… j’ai su que tu faisais du 38. Il regarda le sol, près à sentir sa sentence : la guillotine.
Elle resta un moment stoïque, son sauveur venait d’avouer sans le vouloir qu’il avait observé son anatomie arrière. Elle aurait dû être outrée, ressentir une agression, ou simplement disparaitre en lui lançant les slips à la tête. Mais elle ria ; elle ria à pleine dents. De sa part, cela ne pouvait être négatif.
— Ah ah ! Ne t’inquiète pas ce n’est pas grave. Elle posa son bras sur lui pour qu’il ne se sente pas coupable. Il n’était pas comme eux.
— Et tu peux me dire d’autres choses en m’observant ?
Par l’autorisation, Edmond la scruta quelques secondes, puis il se retourna vers le rayon, farfouillant pour éviter son regard, tout en lui disant simplement :
— Tu fais 1m62, tu dois faire un 85B, faire du 37 en chaussure et peser approximativement 48kg.
Elle était bluffée. Tout était exact ; enfin presque.
— Exact, sauf pour le poids, pour le simple fait que je ne le sais pas moi-même. Cela fait très longtemps que je ne me suis pas pesée.
Mais il ne doit pas être loin de la vérité ce con.
Elle repensa à son corps famélique. Elle allait devoir se remplumer.
Ils restèrent un moment au supermarché, achetant finalement bien plus qu’ils ne songeaient à la base. Ils prirent beaucoup de fruits et légumes, pour que Lucie retrouve une alimentation convenable. Elle voulait lui faire goûter des choses auxquelles il n’avait jamais gouté, il acheta de quoi boire un apéritif, pour se détendre un peu. Ils restèrent si longtemps à discuter et à faire les rayons qu’ils furent priés de sortir, car le magasin fermait. Ils en rigolèrent sur le chemin du retour. Et pour la première fois depuis de longs mois, sans s’en rendre compte, Edmond profitait du moment, et ne pensait plus à Anastasia.