Lily arriva tout essoufflée sur le flotteur. Ses infernales échasses ne l’avaient pas aidée et elle avait évité de justesse de se tordre méchamment la cheville mais était finalement parvenue à prendre intacte la navette de 9h12, lui permettant d’arriver dans les temps à la Table Ronde. Elle avait maintenant les trente minutes du trajet en flotteur pour retrouver son calme et rassembler ses idées. La séance du matin avait été riche en émotions et avait déclenché chez elle un déclic. Les choses devaient changer. Lily en était maintenant persuadée. Aucun retour en arrière n’était possible.
Elle avait été bouleversée par sa rencontre avec le petit Abel et sa mère. Le garçon s’était montré fidèle à lui-même jusqu’à la fin de la séance : d’une candeur angélique et d’une douceur débonnaire, même face aux incertitudes de sa mère. Lily se demandait comment un parent si anxieux et antipathique pouvait donner vie à un enfant aussi confiant et généreux. Toutefois, elle savait voir au-delà des apparences et avait été terriblement touchée par l’amour que portait cette mère aux abords insensibles pour son enfant si différent d’elle. D’une intuition insoupçonnée, elle s’était révélée lucide par rapport aux attentes des Hautes Autorités et véritablement inquiète pour l’avenir de son fils.
« C’est une Mère : elle connait son enfant mieux que personne et sait que l’entraîner vers un avenir tout tracé brisera ce qu’il a de plus beau en lui » médita Lily, accompagnée par le frémissement des vagues contre le flotteur qui avançait à contre-courant au fil de l’eau. Alors qu’elle avait démarré sa journée renfrognée, elle était ressortie de cette séance décidée et optimiste. Avec son innocente authenticité, Abel lui avait ouvert les yeux sur l’importance primordiale de ses propres valeurs.
En y repensant, Lily se redressa et serra les poings. Elle était maintenant convaincue que son travail allait de plus en plus consister à soutenir les enfants prédisposés à l’encontre des pressions qu’exerçaient les Hautes Autorités. La Noble Cause devait rester avant tout une acceptation de chacun et non son assimilation au seul profit de la majorité. Alors que ce constat lui paraissait désormais limpide, Lily se rappela ses doutes de ces derniers mois et admît de mauvaise grâce qu’il fallait qu’elle en parle à ses collègues. Cette conviction était peut-être évidente pour toutes les équipes de la Consultation d’Enfants Prédisposés mais il fallait urgemment trouver des solutions concrètes permettant son application. Sa convocation à la Table Ronde était finalement une aubaine.
Lorsqu’elle arriva dans la salle de conférence de la consultation, Lily était la première sur place. Elle s’installa le plus confortablement possible autour de la table modulable – qui n’avait paradoxalement rien de rond – et s’acharna à trouver la manière dont elle pouvait aborder la question des libertés individuelles de leurs patients sans blâmer les Hautes Autorités ou accuser ses collègues de désobligeance.
Retournant en boucle des embryons de phrases peu convaincants dans sa tête, elle se mit à fouiller dans son sac à la recherche de son porte-bonheur préféré : un baume pour les lèvres, saveur fraises des bois. Lily se l’était offert le jour où elle avait réussi à parler de ses difficultés à Séraphin alors qu’elle n’était qu’une enfant. Depuis, elle s’en enduisait scrupuleusement les lèvres à chaque fois qu’elle devait s’adresser à quelqu’un d’important. Très superstitieuse, Lily lui avait conféré le pouvoir de transformer ses pensées désordonnées en énoncés clairs et concis. Bien que ce cérémonial ne se fût plus reproduit depuis longtemps, plus par souci d’économie du gri-gri que par progrès d’élocution, il était à ce moment-là indispensable pour lui redonner sa dose de courage. Elle se préparait à s’adresser à un auditoire tout entier. Pour leur dire qu’il fallait changer. Rien que ça.
Lily n’avait jamais apprécié prendre la parole en public et encore moins devant ses collègues dirigeants, ne se sentant pas à la hauteur de leurs regards aiguisés. Avant de se badigeonner les lèvres, elle marqua un temps d’hésitation. Il ne restait presque plus rien de son baume et son parfum s’était à jamais envolé. Sagesse lui manquait. Il se montrait tellement fatigué ces derniers jours qu’elle l’avait laissé endormi dans son bureau. En cet instant solennel, lui seul lui aurait permis d’épargner son produit fétiche. Il parvenait toujours à lui rappeler que les autres participants des Tables Rondes n’étaient rien de plus que des hommes, s’amusant à leur picorer les cheveux ou à voler en surplace juste devant leur visage alors qu’ils épiloguaient en prenant un air important.
Lily était la plus jeune des cinq responsables des secteurs périphériques de la Consultation d’Enfants Prédisposés. Bien que personne n’eût jamais expressément remis en question la pertinence de sa place à leurs côtés, elle ne pouvait s’empêcher de se sentir comme un imposteur parmi ces personnalités éloquentes et émérites. A ces quatre responsables présents aux réunions d’équipe s’ajoutaient les douze représentants des différents départements rassemblés dans le siège principal de la consultation. Tous ces responsables étaient sélectionnés par les Hautes Autorités et affichaient une tendance générale à se montrer imbus de leur personne, ce qui rendait Lily encore plus complexée. Elle était l’une des seules intervenantes à avoir été choisie pour ce poste directement par Lucien.
La considérant comme excessivement discrète lors de ces rencontres, ce dernier ne manquait jamais une occasion pour la mettre en lumière, comportement qui l’embarrassait trop pour la rassurer sur l’estime qu’il lui portait. Depuis quelques années pourtant, il s’était assagi, laissant Lily se décarcasser seule lors de ses timides interventions et réponses qu’elle jugeait d’une gaucherie navrante. Petit à petit, par manque de temps mais aussi de courage, ses présences aux Tables Rondes s’étaient espacées et elle ne connaissait, à ce jour, plus la totalité des personnes convoquées.
Ce matin-là, Lily était pourtant prête à prendre la parole devant eux, tant elle était convaincue de son point de vue et de l’importance qu’il soit partagé. Il lui fallait seulement trouver l’art et la manière de l’amener. Avec précautions, elle tourna le petit mécanisme qui permettait à son élixir magique de sortir de son refuge et s’en habilla délicatement les lèvres. Déjà, ses idées lui semblaient plus claires.
Concentrée sur son exposé en cours d’élaboration, elle n’entendit pas le son de l’hydrophone qui glougloutait, posé sur son support au milieu de la table de conférence. Ce ne fut que quand un jeune homme en tenue de groom fît irruption en haletant dans la salle qu’elle releva la tête et réalisa qu’elle était toujours toute seule alors que l’heure du début de la Table Ronde était largement dépassée.
- Bonjour heu… Mademoiselle. Vous êtes heu… Lily ? Heu… Madeleine cherche en vain à vous heu… joindre, hoqueta-t-il en essayant à la fois de reprendre son souffle et vérifier que l’appareil de transmission était fonctionnel.
Notant que ce dernier était en parfait état de marche, il interrogea Lily, les yeux exorbités, à point pour une partie de ping-pong :
- Vous n’avez pas répondu ?
- Heu… je… bredouilla Lily à son tour, envahie par la surprise et le malaise de son vis-à-vis.
- Il y a eu un changement de salle, continua-t-il, estimant qu’il était inapproprié de mettre en doute quelqu’un du statut de Lily. Nous avons essayé de vous joindre : la Table Ronde a commencé dans l’auditoire des Mirages.
Face à ce constat, Lily rassembla ses affaires en toute hâte et s’empressa de suivre le petit groom qui n’en était pas un. Lucien devait lui avoir envoyé un stagiaire… Mais pourquoi avoir déplacé la Table Ronde dans la salle des Mirages ?
Beaucoup plus grande que l’habituelle salle de conférence utilisée pour leurs Tables Rondes – ou étaient-ce les habitudes qui avaient changé depuis la dernière fois qu’elle avait fait l’effort de se présenter ? – et équipée d’une scène de sable qu’un Terrien pouvait mettre en mouvement pour illustrer les conférences, cette aula résidait à l’autre bout du site et demanda à Lily de s’impatienter pendant encore une dizaine de minutes sur le locomoteur avant d’atteindre le plus ancien et le plus particulier de ses monuments : le Cottage.
Lucien l’avait baptisé ainsi – chaque chef ayant la liberté de renommer les bâtiments lors de son mandat – car il y flottait, selon lui, un air bucolique. Il était vrai que cette vieille bâtisse en bois était un rare vestige des constructions d’avant la Grande Réforme. Lucien avait même réussi à récupérer des meubles d’époque pour habiller la salle d’attente, dont des vieux fauteuils en cuirs défoncés et un authentique babyfoot. Il appréciait tellement ce bâtiment qu’il y avait gardé son bureau, quand bien même il ne pouvait pas profiter du confort apporté par l’art des Terriens dont bénéficiaient les nouvelles constructions réalisées ces dernières décennies. Car la consultation n’avait cessé de croître depuis sa mise sur pieds. Face à l’abondance et à la complexité grandissante des demandes de prise en charge, les locaux d’origine s’étaient rapidement révélés trop petits et rudimentaires. Depuis plusieurs générations, chaque chef avait par conséquent rajouté une extension pour former, graduellement, un ensemble architectural hétéroclite, fascinant cadavre-exquis qui n’avait pas fini d’évoluer. Lucien était le seul d’entre eux à s’être concentré sur l’édifice préexistant pour le restaurer et lui redonner vie.
Vivante, Lily l’était tout juste quand elle arriva à destination. Comme de temps à autre, le locomoteur lui avait joué quelques tours durant son trajet et fait perdre de précieuses minutes. Fébrile, elle bondit en bas de l’escalier débrayable dès qu’elle pût et se précipita pour ouvrir la porte de l’amphithéâtre des Mirages, oubliant complètement, dans son empressement, que la réunion avait commencé et que la discrétion était de mise pour les retardataires. Alors qu’elle détestait sentir tout l’attention sur elle, Lily avait déboulé comme une furie dans un auditoire absorbé, trébuchant sur le palier de la porte – maudits escarpins ! – renversant par la même occasion la totalité de son sac boutonné à la hâte à travers les rangs avoisinant. Sans surprise, une série infinie de mines sévères se retournèrent vers elle. Essayant maladroitement de récupérer ses affaires le plus discrètement et le plus rapidement possible, Lily vivait un de ses pires cauchemars.
- Chut !
- Mais silence !
- Du calme, elle ne savait pas que la salle avait changé…
- Mais ce n’est pas une raison pour faire un tel vacarme !
- Lily, il y en a encore par ici…
- Bon ! On peut reprendre là ?!
Ne quittant pas le sol des yeux, les joues en feu et les jambes flageolantes, Lily finit de ramasser son sanctuaire dévoilé aux yeux de tous. Elle se rassura au mieux, se rappelant que, pour eux, ce n’était certainement qu’un amalgame d’objets aussi insolites qu’inutiles puis referma son sac, plus consciencieusement cette fois-ci. Elle vérifierait n’avoir rien perdu plus tard, quand son rythme cardiaque serait rétabli. Elle ne pouvait supporter l’idée qu’elle eût égaré un de ses porte-bonheur mais elle avait assez attiré l’attention sur elle pour l’heure.
Comme la présentation avait recommencé, Lily s’obligea finalement à relever la tête pour prendre connaissance de ce qui se déroulait. La séance devait avoir débuté à peine quelques minutes plus tôt car Madeleine était encore en train d’énumérer les sujets à traiter durant les deux heures à venir.
Madeleine était la Secrétaire particulière de Lucien. Elle s’était rapidement montrée indispensable lors des Tables Rondes, non seulement pour ses PV impeccables mais pour rappeler à Lucien les informations administratives qu’il devait traiter avec ses collaborateurs. Car si Lucien excellait dans son domaine, il n’échappait pas au manque de rigueur et de structure typiques des Souffleurs.
Comme à son habitude, ce dernier ne se montrait nullement intéressé par ce qui était dit et Lily fut embarrassée de constater que c’était par elle qu’il était distrait, en l’occurrence. Comme il la dévisageait, elle rougit encore plus, si cela était possible. Sa recherche de prestance grâce à ses chaussures de malheur n’avait qu’abouti à une arrivée grotesque. Evidemment, elle n’avait pas échappé à Lucien.
Essayant de donner le change en lui grimaçant un sourire qu’elle voulait décontracté, Lily croisa son regard. Ce petit coup d’œil, qui aurait pu être anodin si elle n’avait pas pris conscience depuis quelques années de la rareté des regards francs accordés par son chef, ne dura qu’une seconde mais l’emporta dans une bulle de bien-être et de sérénité. A cet instant, plus rien d’autres ne comptait pour Lily que de flotter dans ce ciel azuré, voltigeant parmi des nuages immaculés et réconfortants. Toutes ses préoccupations et résolutions de la journée s’étaient envolées. C’était donc ça la liberté.
Puis, sans avertissement, Lily se sentit retomber durement sur sa chaise en même temps que les paupières de Lucien se refermaient en un clin d’œil narquois sur l’immensité céleste dans laquelle il l’avait embarquée. Ce rêve éveillé rappela un instant à Lily sa rencontre avec Abel et sa capacité à rendre autrui pleinement heureux. A la différence de l’enfant, Lucien démontrait une maîtrise prodigieuse de ses phénomènes pour réussir à cibler ses effets de manière si précise et discrète à travers un auditoire absorbé. Elle lui sourit, reconnaissante. Son cœur s’était enfin calmé et ses joues devaient avoir retrouvé leur pâleur d’origine.
Comme ensommeillée, Lily entendit Madeleine conclure ses propos qui lui avaient complètement échappés. Elle avait d’ailleurs la vague impression d’avoir oublié quelque chose, comme si son début de journée n’avait été qu’un songe qui s’estompait au fur et à mesure qu’elle essayait de s’en souvenir. « Bon ! Peu importe, ça me reviendra… » se consola-t-elle dans un bâillement.
- S’il n’y a rien d’autres à l’ordre du jour, Lucien je te propose de commencer par le premier point : la présentation de notre invitée.
« Mais bien sûr, sursauta Lily pour elle-même. J’ai quelque chose à l’ordre du jour ! » Trop tard, son moment était passé.
- Tout-à-fait ! entonna Lucien visiblement bien plus alerte qu’elle après cette escapade onirique.
Lily ne pouvait s’empêcher de rager. Lucien l’avait volontairement déconcentrée. Elle en était convaincue et elle s’était fait avoir comme une débutante. Dépitée, elle n’écouta que d’une oreille lorsqu’il poursuivit.
- Je vous demande de faire un accueil chaleureux à Victorine.