5 - L'air

Par Elodie

Ce matin-là, Lily avait le moral dans les chaussettes. Plusieurs jours s’étaient écoulés depuis que les feux d’artifice du 450e anniversaire de la Grande Réforme s’étaient éteints. Depuis, ses espoirs de faire évoluer les choses s’étaient bien dissipés. Elle avait bien essayé de se montrer plus proche de ses convictions, mais la réalité l’avait rattrapée. Son obligation de concilier ses prises en charge de patients avec l’encadrement de son équipe et la gestion de la ribambelle de nouvelles demandes de consultation en continuelle expansion avaient eu raison de sa détermination.

Pour commencer, elle avait dû recontacter toutes les familles qu’elle avait laissées en plan pour sa sieste impromptue sur le locomoteur de l’Académie. Les replacer dans son emploi du temps déjà saturé avait été un premier casse-tête. Ensuite, Lucien l’avait contactée pour transmettre un questionnaire de satisfaction à tous les anciens patients de l’ensemble de la Consultation d’enfants prédisposés. Bien entendu, ces patients n’avaient jamais été formellement répertoriés. Chaque thérapeute devait donc dresser une liste exhaustive de son historique de consultation. « Visiblement, il est nécessaire que la supervision de ce travail rébarbatif me soit assignée ! » s’était exprimée Lily, interloquée, en découvrant qu’elle était la responsable sélectionnée pour cette tâche.

Comme si cela ne suffisait pas, elle avait été sollicitée plus que de raison par ses collègues de l’antenne ouest. Lily savait se rendre disponible pour son équipe qui le lui rendait bien, mais pas toujours de manière adéquate… Un de ses collègues, notamment, montrait une fâcheuse tendance à chercher constamment son approbation. Son manque d’autonomie, conjuguée avec une extrême lenteur de parole n’aidait en rien la difficile gestion du temps de Lily. Pas plus que les irruptions inopportunes d’un autre collègue qui, à l’inverse, envoyait une quantité astronomique de phrases à la minute mais uniquement pour s’épancher sur ses problèmes personnels. Comme il ne reprenait jamais son souffle, il levait ainsi toute possibilité pour son interlocuteur de placer la moindre interjection afin de clore la conversation.

Avec tout ça, Lily n’avait pas trouvé le temps de se charger de l’analyse des nouvelles demandes de consultation qu’elle recevait déjà des messages provenant de parents mécontents de n’avoir reçu encore aucune nouvelle pour la prise en charge de leur enfant. Après tout, les Très Hautes Autorités garantissaient une évaluation rapide et efficace. Tentant de les rassurer au mieux, Lily s’évertuait à donner la priorité aux besoins des patients et de leur famille. Ainsi, elle avait totalement délaissé son travail administratif qui s’accumulait sur son bureau aussi vite que ses chaussettes dans son panier à linge sale. Malheureusement, à la différence de ses sous-vêtements, elle ne pouvait passer tous ces documents à la lessive pour repartir à neuf.

Ces intermèdes dont Lily était coutumière auraient été encore maîtrisables s’ils n’avaient pas été accompagnés par une série d’aléas plus aberrants les uns que les autres. La confusion générale qui avait découlé de l’exercice d’évacuation « surprise » de son antenne aurait dû en être l’apothéose. Mais elle fut détrônée haut la main par le débarquement, la semaine suivante, d’artisans recrutés pour le changement non programmé de l’ensemble des vitrages de la consultation.

Cet épisode avait fini d’achever les élans militants de Lily.

Aussi, ce matin-là, elle se sentait découragée et lasse. Au réveil, elle n’avait pas réussi à cacher les valises qui avaient clandestinement débarqué pendant la nuit pour s’installer sous ses yeux, trahissant ses insomnies de plus en plus longues et répétées. La couleur même de ses prunelles était passée du bleu turquoise à une teinte terne, poussiéreuse et triste. Tout chez elle semblait dégouliner de fatigue. Même ses cheveux bouclés, rassemblés par un crayon en un chignon hirsute, s’apparentaient bien plus à un bouquet fané qu’à l’habituel palmier mutin qui égayait son visage pâle.

« Comment améliorer tout ça ? » s’interrogea-t-elle, dépitée, devant le miroir. D’ordinaire peu coquette, Lily se surprit à essayer tenue après tenue pour finalement enfiler par défaut une vulgaire paire de jeans sombre avec un chemisier noir des plus sobres. « Quel cache-misère ! » conclut-elle, morose. Les habits n’étaient pas usés ; c’était son moral qu’elle camouflait. En refermant l’armoire, Lily se rappela qu’elle s’était engagée à se rendre à la table ronde prévue en deuxième partie de matinée. « Allez, un dernier effort ! » s’encouragea-t-elle en troquant ses traditionnelles Converse contre des escarpins à talons. Au lieu de se satisfaire de cette touche de féminité, elle s’énerva contre elle-même : « Comme si des talons avaient le pouvoir de me faire me sentir à la hauteur ! » Décidément, Lily broyait du noir.

La perspective de son premier rendez-vous de la journée ne faisait qu’ajouter un arrière-goût âcre à son humeur chagrine. Ou il en était peut-être la raison, à vrai dire.

Lily ressentait habituellement beaucoup de curiosité avant une première rencontre avec un enfant au sein de sa consultation. Cette fois, elle avait hésité en découvrant la fiche remplie par ses collègues chargés de la détection précoce. En une phrase, elle cristallisait toutes les angoisses qui la privaient de sommeil depuis tant de nuits.

La fiche signalétique était plutôt standard et ne l’aurait pas inquiétée s’il n’y avait eu cette petite note ajoutée subrepticement par les Très Hautes Autorités.

Prénom : Abel

Âge : 6 ans

Famille :

Sœur aînée de 15 ans (aphénome)

Parents mariés, grand-mère active (aphénome)

Madame (47 ans) mère (aphénome)

Monsieur (49 ans) trésorier (aphénome)

Motif de signalement : enfant décrit par l’école comme distrait, souffleur potentiel

Prodromes des phénomènes : climat environnant constamment doux, tendance à anesthésier son entourage (à évaluer)

Note : merci d’accompagner progressivement ce petit vers l’avenir qui l’appelle, nous nous réjouissons de son faste épanouissement (signé : les Très Hautes Autorités)

Les Très Hautes Autorités n’intervenaient jamais sans but précis auprès des organisations qu’elles avaient instaurées des siècles plus tôt. Elles étaient bien trop absorbées par le développement et le maintien de leur idéologie. Mais Lily connaissait la pénurie actuelle des officiers mécaniciens naviguant. Elle avait ainsi deviné que cette note a priori inoffensive dissimulait bien mal une sommation portée par des impératifs communautaires. Lucide, elle avait vite fait de traduire le post-scriptum : « Merci d’accompagner urgemment ce petit vers l’aéronautique, nous nous réjouissons de son intégration satisfaisante au sein de la Compagnie des aéroplanes ».

Abasourdie par ce qu’elle lisait entre les lignes, Lily avait alors empoigné son crayon avec empressement, renversant par la même occasion sa tasse de café sur sa pile de dossiers. Elle devait absolument écrire à Lucien. Elle avait besoin qu’il lui confirme qu’elle s’était trompée. « Je dois délirer, se rassurait-elle. Lucien va me confirmer que jamais les Très Hautes Autorités ne feraient passer l’intérêt commun avant le bien-être individuel. Il va me dire que rien qu’imaginer cela est de la diffamation gratuite et farfelue ! » Pourtant, pendant qu’elle épongeait la mare brunâtre qui ruisselait le long de sa table de bureau, elle avait reçu en retour un laconique : « Nous en reparlerons à la prochaine table ronde, sois présente (signé : Lucien) ».

D’où ses talons hauts et son humeur des plus maussades.

Perché sur son baobab, Sagesse piailla dans une tonalité grincheuse, comme pour rappeler à Lily qu’il était inutile de repousser l’inévitable. Après avoir consulté une dernière fois la fameuse fiche signalétique, comme si une réponse réconfortante pouvait jaillir de cet ensemble de mots critiquables, Lily se résigna à aller chercher son jeune patient dans la salle d’attente.

Elle le chercha silencieusement et le découvrit tout au fond de la pièce. Il était debout, les coudes appuyés sur le rebord de la fenêtre, la tête légèrement inclinée sur le côté et le regard perdu au loin. Tout son être désertait le petit espace de jeux qui passait pour défraîchi à côté du paysage enchanteur qu’il dévorait des yeux. S’approchant doucement de lui, Lily osa un regard par-dessus son épaule. Elle reconsidéra instantanément son point de vue sur sa journée. Finalement, le temps était radieux. Le printemps pointait le bout de son nez, avec tous ses délices. Les oiseaux chantaient dans les arbres en fleurs, l’air était doux et il y flottait une odeur de légèreté. Le tableau qui s’offrait à Lily était si angélique que toutes ses préoccupations s’envolèrent. « La vie est belle, en somme ! » songea-t-elle, le sourire aux lèvres.

Ne pouvant et ne voulant sortir de cet état d’extase, elle ne s’aperçut pas que le petit garçon était parti de la fenêtre pour se réfugier vers sa mère. Subitement, le charme fut rompu et l’état de félicité de Lily du même coup.

- Merci, Abel, dit-elle tout d’abord sans se retourner, c’était vraiment très beau !

Il la regarda de ses grands yeux ronds et Lily fut plongée à nouveau dans un abîme de douceur. Les yeux bruns de l’enfant s’étaient métamorphosés en deux ours câlins qui l’étreignaient entre leurs grosses pattes moelleuses.

- Tu es vraiment doué, continua-t-elle en s’extirpant à contrecœur de ses douillettes prunelles. Tu veux bien m’expliquer comment tu t’y prends ?

Lily avait décidé de profiter de ces belles manifestations des phénomènes d’Abel pour aborder directement le sujet, ne se préoccupant ni de se présenter ni de commencer la séance dans la salle d’attente.

- C’est simple : j’augmente la quantité du protoxyde d’azote environnant et hop : vous êtes de bonne humeur ! C’est chouette, hein ?

Lily fut émue par sa candeur… et surprise par son vocabulaire. De son côté, elle dut aller fouiller dans les mémoires transmises par son arrière-grand-mère, membre de l’ordre des guérisseurs, pour comprendre.

- Passionnant ! s’exclama-t-elle. Donc tu sais manipuler le gaz hilarant…

- Oui, mais avec modération, interjeta sa mère d’un ton solennel et le regard sévère.

- Moi ça ne me fait rien, répliqua le petit Abel, fâché.

La maman tressaillit et se ressaisit très rapidement. Elle se montrait visiblement peu encline à l’arrogance, mais semblait juger que la priorité demeurait de faire bonne figure. Elle lissa sa robe impeccable d’un geste sec et poursuivit avec une intonation catégorique qui calma instantanément l’enthousiasme d’Abel :

- Tu sais que ce n’est pas le cas pour ton entourage, alors arrête immédiatement ton petit jeu.

Lily entendait l’inquiétude maternelle derrière ces remarques autoritaires. Elle n’en fut pas moins attristée en découvrant la mine affaissée qui avait pris la place du jovial visage d’Abel. Semblant coutumière de ce triste spectacle, sa mère poursuivit à l’égard de Lily avec une expression guindée :

- Eugénie, sa grande sœur, souffre de problèmes d’équilibre à cause de l’engourdissement aux jambes que lui provoquent les petits tours d’Abel. Pour ma part, je suis en proie à de violentes migraines et ma mère ne peut assurément pas rester plus d’un repas avec nous, au risque d’avoir des nausées des heures durant. Son père est le seul immunisé. Bon, il faut dire qu’il est vraiment peu présent à la maison. Son travail, vous voyez…

- D’accord, je vois, merci, coupa Lily. Je vous propose d’entrer dans mon bureau pour que nous fassions plus ample connaissance.

Elle avait interrompu son interlocutrice, craignant le règlement de compte conjugal devant le pauvre Abel. Il endossait déjà assez de charges dans les souffrances familiales pour qu’on n’y ajoute pas encore la responsabilité de problèmes de couple.

Lorsque Lily ouvrit la porte de son bureau pour faire entrer son innocent patient et son intransigeante mère, elle ne savait pas alors qu’elle déverrouillait par ce geste les premiers rouages d’une mission essentielle dont elle allait être la protagoniste.

Comme à l’accoutumée, elle parcourut docilement l’anamnèse d’Abel ainsi que son contexte familial et social avant de s’éloigner de sa mère pour s’asseoir à la petite table qu’occupait l’enfant.

- Qu’es-tu en train de dessiner ?

- Ce que je veux faire plus tard : je veux être guérisseur !

Abel avait répondu avec vigueur. Et son dessin reflétait son engouement. À côté de ce qui semblait être un hôpital, un immense bonhomme occupait la plus grande partie de la page. Ses vêtements étaient de la traditionnelle couleur aubergine des guérisseurs et ses longs bras s’ouvraient en grand de chaque côté d’un buste rectangulaire sur lequel figurait l’emblème du Service de la santé. Au-dessus de ce torse d’athlète trônait une tête particulièrement démesurée, agrémentée d’une fine ligne souriant d’une oreille à l’autre. Deux ronds vides avaient été rapidement tracés sous un grand nuage bleu en lieu et place du front. En guise de cheveux, des petits bâtons désordonnés couronnaient cette projection d’Abel dans son futur métier.

- Guérisseur, dis-tu ?

- Oh oui ! Vous avez vu comme vous étiez heureuse juste avant, devant la fenêtre ?

Lily acquiesça silencieusement.

- C’est ce que j’aime par-dessus tout : rendre les gens heureux !

Puis, faisant la moue :

- Maman me dit que je crée plus d’effets secondaires que de bonheur, mais je suis sûr que je peux apprendre.

Lily resta coite. Abel, dans toute sa spontanéité et son innocence, la mettait dos au mur.

- C’est bien pour ça que je suis ici, hein ? Pour apprendre à faire du bien sans faire de mal… Réaliser mon rêve : être un guérisseur de compétition !

Après avoir dégluti à grand bruit, Lily se força à lui répondre. Sa voix était éraillée quand elle articula :

- Oui, c’est ce que nous allons travailler ensemble…

Tandis qu’Abel colorait son dessin, Lily sentit le regard lourd de sa mère sur ses épaules. « Que suis-je en train de lui faire miroiter ? » considéra-t-elle. Lily sentit une énorme tristesse s’abattre sur elle. Puis, sans crier gare, un mouvement de colère la gagna en même temps qu’une conviction qui lui venait des tripes. C’est dans cet état d’esprit qu’elle ajouta d’une voix forte qui la surprit elle-même :

- Tu veux faire du bien aux autres, nous allons faire en sorte que ton rêve se réalise. Un guérisseur de compétition, c’est bien ça ?

Abel opina vivement du chef. Lily conclut, déterminée :

- Alors oui, tu peux compter sur moi !

Sur ces mots, Abel leva la main en direction de Lily qui répondit à son geste avec un sourire presque aussi grand que celui du dessin. En arrière-plan, elle aperçut la mère de son petit patient qui la scrutait, perplexe. Une pointe d’espoir avait adouci son visage austère, mais des rides indélébiles creusaient son front méfiant. Tout comme Lily, elle savait que tenir cette promesse ne serait pas aussi simple que le geste qui l’avait scellée.

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So26
Posté le 06/03/2022
Je trouve très intéressant le principe que les pathologies se transforment en dons. En découvrant cela on se dit que c'est génial que les personnes les plus en marge de la société se retrouvent intégrés et puissent en faire partie. Mais on découvre aussi que ce n'est pas un monde tout rose pour autant, puisque maintenant que leur pathologie est considérée comme un avantage elle est exploitée et du coup ça pose un problème nouveau. C'est bien très bien pensé! J'ai adoré le personnage d'Abel, il est particulièrement attachant et on se prend à espérer qu'il puisse se choisir un avenir sans qu'on lui en impose un!
J'aime bien aussi les séances comme au début on sent bien le vécu professionnel derrière ;)
Elodie
Posté le 06/03/2022
Merci beaucoup pour tes compliments! Hi hi! Oui il n’y a pas de monde parfait… je me dis que la race humaine a quand même tendance à juste passer d’un extrême à un autre et que les exceptions sont rarement gagnantes, bien malheureusement!
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