Tadjou
Alors que les souterrains étaient en alerte maximale, la vie continuait pour les Occupants qui n’avaient pas encore eu connaissance de l’attentat. L’après-midi était déjà bien entamé, pourtant les nouvelles n’avaient pas circulé jusqu’ici, tous étaient bien trop concentrés pour allumer leur bille et consulter les dernières informations.
— Imaginez le monde de L’Entre-Deux comme une immense pièce, racontait l’enseignante debout sur l’estrade. Visualisez le sol et un plafond qui se trouvent à plusieurs milliers de mètres au-dessus de nos têtes. Ils s’habillent de blanc pendant la luminosité et de noir lors de l’obscurité.
Elle fit une pause, testant la concentration de son audience.
— Nous avons remarqué qu’il était possible de creuser le plancher, poursuivit-elle. C’est là où sont enfouies les galeries des souterrains. Dépourvus du jour et de la nuit, le temps qui y passe semble en suspens. Alors à l’instar du parterre, peut-être le ciel est-il lui aussi malléable ?
Assis au fond, Tadjou écoutait les théories de cette femme aux yeux noirs et étirés. Il se trouvait dans un des amphithéâtres de la Grande Académie. Plusieurs sièges confortables formaient des rangées en arc de cercle. Les étudiants de tout âge en apparence prêtaient plus ou moins attention à cette statisticienne décédée dans les années 2000.
— Concernant les murs de cette pièce, personne n’en a encore jamais trouvés, continuait-elle avec passion. Il y a bien des limites infranchissables qui...
— Les plaines vides ne le sont pas, intervint une voix dans le public.
L’enseignante hocha la tête, acquiesçant l’attention d’un élève au premier rang. La frange qui barrait son front concentré voleta doucement tandis qu’elle levait les yeux vers l’assemblée et reprenait. Satisfaite de sa transition, elle se mit à narrer l’expédition qui avait réussi l’exploit de traverser la frontière au Sud de l’Entre-Deux. Constituée de six braves aventuriers, dont la Princesse et le Sauveur, elle avait affronté la tempête de la peur et le phare damné. Elle avait fait alors la grande découverte d’un autre monde que le leur.
C’est à ce moment-là que Tadjou décida de se lever du dernier rang. Il connaissait l’histoire, il y avait été. Sans un bruit, l’adolescent à la peau aussi sombre que le regard de l’enseignante sortit de l’amphithéâtre. Il resta un moment dans le couloir, ses grands yeux marron dans le vide. Il tripota nerveusement le lobe de son oreille, hésitant à contacter ses deux amis. Hans se trouvait à quelques pas de lui, travaillant sur le chantier d’une nouvelle salle de cours dans l’aile Est. Il devait venir le voir un peu plus tard dans la soirée et le jeune Dominicain n’osa pas l’appeler avec sa bille de télépathie. Il avait eu des nouvelles de Johny assez récemment et celui-ci semblait occupé dans les souterrains sûrement à gérer la sécurité ou à s’adonner à son activité préférée.
Le garçon soupira. Deux ans après la Grande Bataille, il ne s’était pas vraiment remis de leur expédition ni de l’Autre-Part. Alors que son esprit encore ébranlé commençait à dériver vers des souvenirs qu’il voulait enfouis au plus profond de son âme, une silhouette apparut dans son champ de vision. Une petite femme au visage allongé trottinait vers lui, le sortant de ses pensées.
— Gabie, salua l’adolescent en essayant de cacher ses émotions derrière un sourire timide. Tu te rends au groupe de parole ?
Son interlocutrice s’arrêta devant lui, silencieuse. Elle avait le regard humide et cet air de souffrance que lui avait connus Tadjou lors de son arrivée. Pourtant la femme d’une cinquantaine d’années avait fait de réels progrès avec cette petite communauté qui aidait les Occupants comme elle, ces cas très rares complètement affolés par la mort.
Tadjou se rappela un des cours de l’enseignante aux yeux noirs et bridés. C’était plus la passion de cette femme envers ses recherches qui le faisait rester pendant des heures à l’écouter que ce qu’elle disait. Et pourtant, chaque fois il s’attardait dans l’amphithéâtre, curieux et attentif à ses nombreuses théories. Un jour, elle avait évoqué l’entrée des individus dans ce monde.
— Lorsqu’un être humain décède sur Terre, avait-elle relaté. Il subit le test des Barrières de la Mort, permettant de guider son âme vers le Paradis, l’Enfer ou ici. Personne ne sait vraiment les conditions exactes pour atteindre notre belle Porte d’Argent, mais il est clair qu’il se passe des choses entre la mort et l’Entre-Deux. Et tandis que nous n’en avons même pas conscience, lorsque nous sommes accueillis par la Gardienne, nous sommes capables de lui donner notre identité ainsi que la ou les causes de notre trépas.
Tadjou avait levé un sourcil intrigué. Il s’était souvenu avec détails la façon dont il avait été battu à mort pendant la révolte des esclaves à Saint-Domingue. Il avait pourtant perdu connaissance, mais il avait su dire avec exactitude que c’était un coup de pied dans les poumons qui l’avait achevé.
— Mais aviez-vous remarqué, avait-elle continué son cours, happant l’attention collective d’un sourire satisfait. Aviez-vous remarqué le calme dont nous avons fait preuve à notre arrivée ? On nous met face à notre mort, vous rendez-vous compte ! Que ce soit un simple arrêt cardiaque, un meurtre ou un accident sanglant, on la revoit, on la revit, comme si on se trouvait à l’extérieur de la scène.
L’enseignante à la frange un peu longue avait laissé passer quelques secondes, observant avec plaisir tous ses étudiants retenir leur respiration. Puis elle avait repris :
— Et au moment où nous nous engageons dans ce monde, aucune frayeur ne nous habite. Nous venions de voir la Mort, avait-elle insisté sur le mot. Nous venions de vivre la Mort, et pourtant nous n’avons jamais été aussi détendus que lorsque nous avons posé un pied dans cette gare au plafond de verre.
Et c’était en cela que Gabie était différente. Cette petite femme au regard fuyant faisait partie des Occupants qui n’étaient pas calmes lorsqu’ils pénétraient dans l’Entre-Deux. Pendant que la Grande Bataille avait eu lieu au château, elle avait franchi le seuil métallique de la Porte d’Argent. L’instant suivant, elle avait fait une crise de panique, cherchant de l’oxygène pour ses poumons et suffocant jusqu’à perdre connaissance. Terrorisée, elle n’avait su gérer la Mort comme l’enseignante l’avait évoqué. Et Tadjou avait assisté à ce spectacle bouleversant jusqu’à ce que Naïra enjoignît au garçon d’emmener l’apeurée à l’écart et de veiller sur elle.
L’adolescent avait appris à s’occuper de ce cas particulier comme l’avait appelé Hans, nom qui ne plaisait toujours pas au jeune Dominicain. Il trouvait cela tellement plus logique et rationnel de paniquer. Le calme que chaque personne ressentait à leur arrivée était tout aussi effrayant que l’idée même de mourir. Gabie s’était laissé rassurer par Tadjou, mais ça avait pris des heures d’abord, puis des jours après le passage du Bien dans la gare qui avait ajouté au choc émotionnel.
Le premier individu possédant ces symptômes avait été répertorié presque un siècle après la création de l’Entre-Deux. Ils formaient à présent un petit groupe d’une trentaine d’Occupants, d’où la rareté de leur particularité. Ils étaient si peu nombreux par rapport à la population globale, qu’ils avaient d’abord été ignorés, considérés comme à part et faibles.
Ils s’étaient alors retrouvés au dortoir pour échanger sur leurs peurs, ne sachant comment surmonter leurs trop-pleins émotionnels. Ils étaient morts. C’était un état définitif. Comment tout le monde autour d’eux pouvait-il agir comme si de rien n’était ? Comment ne pas avoir des regrets sur sa vie ? Comment en commencer une nouvelle dans ce nouveau monde ? Ils cherchaient les réponses à ces questions dans les regards éteints des habitants qu’ils voyaient comme des zombies.
Le processus d’acceptation se faisait au fur et à mesure, grâce à l’expérience de ce groupe et à la considération d’âmes plus rationnelles que les autres. Depuis la construction de la Grande Académie, deux ans plus tôt, Tadjou avait insisté pour qu’ils se réunissent dans ce lieu sans se cacher. Il avait pu alors garder un lien particulier avec Gabie, dont il suivait les exploits et les progrès de près. Il ne l’admettait pas, mais cela lui permettait d’oublier l’Autre-Part.
L’adolescent fit une grimace sans que son amie la remarque. Des images faisaient de nouveau surface dans son esprit. Des dreadlocks blondes. Des mains pâles. Le froid. Il ferma les yeux un instant.
— Tu vas bien ? demanda Gabie d’une voix ténue, faisant sortir Tadjou de son mal-être et le ramenant au présent.
— Je suis désolé, de mauvais souvenirs, confia-t-il sans s’épandre. C’est plutôt à toi de me dire comment tu te sens, enchaîna le garçon. Tu sembles préoccupée.
La petite femme fit une mine encore plus abattue et Tadjou en oublia ses pensées. Il lui proposa de s’installer dans une salle de classe vide non loin de là. Ils s’assirent l’un en face de l’autre et Gabie explosa en sanglots. Elle paraissait avoir contenu ses émotions depuis bien trop longtemps. Le jeune Dominicain la laissa pleurer pendant plusieurs minutes. Inquiet, il lui caressait pudiquement le dos de la main tout en soufflant des mots réconfortants, inconscient de ce qu’elle allait lui raconter.
Si l’ancienne ingénieure était dans cet état-là, où pouvait donc se trouver Gaum ? Il était toujours le premier vers qui elle se tournait. Cela augmenta l’angoisse de l’adolescent. Lorsqu’elle se calma, ses yeux étaient injectés de sang, camouflant l’océan qui y habitait habituellement. Gabie renifla et se moucha bruyamment dans un tissu qu’elle remit machinalement dans sa manche.
— Gaum a disparu, fit-elle d’une toute petite voix.
Tadjou avait dû se pencher pour l’entendre. Il attendit qu’elle poursuive, ne voulant pas la brusquer. Ses craintes semblaient donc bien fondées.
— Nous étions au théâtre, reprit-elle plus sûre d’elle. Il y a eu une attaque. Tu ne l’as pas appris ? demanda-t-elle surprise.
Le garçon secoua la tête, de plus en plus intrigué et soucieux. Pourquoi Johny ne l’avait-il pas prévenu ? Cela semblait mauvais dans le ton de voix de son amie.
— Ça criait de partout, continua-t-elle son histoire. J’ai vu comme des fils blancs de couture sortir de nulle part et transpercer un des acteurs dans la gorge et le genou. Il s’est retrouvé suspendu, suivi des musiciens, puis des spectateurs au-dessus de la scène et des gradins. C’était effrayant ! Les gens hurlaient de peur, ils couraient dans tous les sens.
Elle souffla, reprenant sa respiration et l’adolescent imagina qu’elle retenait de nouvelles larmes. Il savait à quel point il était difficile de raconter un traumatisme et encore plus la première fois. Elle l’observa comme pour le sonder et il lui rendit son regard, l’encourageant à poursuivre.
— C’est devenu la cohue, des gens se faisaient accrocher dans les airs empalés par ces fils. Beaucoup se sont enfuis.
Gabie fit une nouvelle pause. Sa poitrine semblait compressée et elle peinait à continuer. Tadjou lui pressa la main pour lui montrer qu’il était là, mais n’intervint toujours pas.
— Gaum a reçu le… la… dans le cœur, hoqueta la petite femme en déversant de nouvelles larmes qui vinrent s’écraser sur la table entre eux.
Elle tenta de se reprendre afin de terminer son histoire.
— Ce fut dans la cuisse pour moi, j’ai perdu connaissance, je ne me souviens de rien et quand je me suis réveillée, la Princesse Louise était blessée, débita-t-elle pour finir. Et Gaum avait disparu.
Tadjou était abasourdi. Il ne s’était pas attendu à un tel récit. Louise allait-elle bien ? L’adolescent n’osa pas demander et patienta afin d’être sûr qu’elle eût terminé sa narration avant de lâcher :
— Je suis sincèrement désolé, soupira Tadjou en gardant le contact avec elle.
Gabie acquiesça en laissant les dernières perles humides glisser sur sa peau hâlée. Gaum était son meilleur ami. Comme elle, il était effrayé par la Mort et ils s’étaient rencontrés dans le groupe de parole. Ils étaient vite devenus inséparables.
Le jeune Dominicain pensa également à son clan de bras cassés, de traumatisés. Il avait lui aussi ses béquilles, ses peurs. De nouvelles images apparurent, des souvenirs de ce vil serpent qui s’était approché de lui, avait posé ses mains sur son torse, avait touché…
— Tadjou ? s’inquiéta la femme devant lui.
Il n’avait pas remarqué l’humidité sur ses propres joues. Il grogna intérieurement. Ne pouvait-il pas oublier ? S’il n’en avait jamais parlé, c’était bien pour effacer ce passé de sa mémoire. Peut-être devrait-il alors en discuter. Mais à qui ? Gabie ?
— Je…, commença-t-il. Je vais tout faire pour t’aider à retrouver Gaum, se reprit-il, encore incapable d’en dire plus.
L’ancienne ingénieure au teint hâlé et au visage allongé l’observa un instant, avant d’étirer ses lèvres brunes timidement.
— Merci, murmura-t-elle. Merci Tadjou, merci pour tout, pour ton amitié, ta patience, ton écoute, tout. J’ai peur, je suis terrorisée, mais avec toi, ça va mieux. Ça va toujours mieux avec toi.
Ce sourire, il lui fit tout oublier. Ce sourire, il était son soleil. Voir cette petite femme se battre contre la frayeur, contre la tristesse, c’est tout ce dont il avait besoin. Tadjou brisa le lien en retirant ses longs doigts et s’adossa à sa chaise. Le bonheur de ses amis, c’est tout ce qu’il désirait, se mentit-il à lui-même. Et pourtant, il ne mentait jamais aux autres.
***
Chloé
Au même moment, Chloé était installée sur un banc devant la Grande Académie. Elle lisait un livre sur la construction qu’elle avait emprunté à la Bibliothèque du château. Il y était décrit les étapes : trouver un terrain, dessiner les plans, faire couler une dalle de béton pour les fondations de la maison, réguler l’assainissement des eaux usées, monter les murs, la toiture, l’isolation… Un Occupant avait vraiment entrepris de détailler tout cela dans un bouquin ? se demanda intérieurement la jeune fille.
Repoussant une longue mèche blanche qui cachait son visage, Chloé leva les yeux vers le bâtiment qui lui faisait face. Est-ce que les Créateurs s’étaient tracassés avec l’assainissement des eaux usées ? Alors qu’ils pouvaient tout faire à l’aide de leur esprit. Peu importait la réponse, même si ça agaçait l’adolescente d’être dans l’ignorance, le résultat était magnifique. Elle posa son livre ouvert sur l’assise de bois et en choisit un autre : Architecture du monde. D’où venaient toutes ces couleurs ? Est-ce que ce style de bâtiment était particulier ou avait-il été inventé dans l’Entre-Deux ?
Elle feuilleta son ouvrage un instant en jetant des coups d’œil vers la grande bâtisse afin de la mémoriser. De l’extérieur, elle ne ressemblait en rien à une université occidentale. Chloé dut chercher un moment dans son livre avant de trouver des correspondances. Faits en palplanches de béton emboîtées parallèlement, les murs s’élevaient sur plusieurs étages et s’effaçaient sous un toit de chaume peint en couleur brique. De longues terrasses à fines colonnes offraient aux étudiants une vue sur un jardin de verre ou sur de petits étangs reliés les uns avec les autres par des ruisseaux cristallins.
La jeune fille lut que le design de cet immense bâtiment avait été inspiré des maisons coloniales de la République Dominicaine. Mélangé au style victorien du XVIIe siècle, le tout ressemblait plus à un hôtel de luxe qu’à une académie pour Chloé. Les très grandes fenêtres ivoire se trouvaient ornées de fer forgé peint dans les mêmes tons, tout comme les larges balcons ombragés par des auvents d’où pendait comme de la dentelle d’acier pâle.
Si le blanc oppressait l’adolescente par son omniprésence dans ce monde ainsi que sur ses cheveux, il avait ici un impact bien plus apaisant. Cette éclaircie permettait d’encadrer les murs qui avaient été colorés avec des tons vifs très typiques des Caraïbes. Les verts, les bleus, les jaunes, les oranges, les roses habillaient parfaitement chaque façade proposant enfin une alternative au teint laiteux de tous les bâtiments de l’Entre-Deux pendant la luminosité.
Chloé se leva de son banc pour s’approcher de la Grande Académie. Elle avait découvert dans un de ses nombreux manuels que les murs de chaque habitation ne pouvaient être que blanc, noir ou gris en fonction du moment de la journée. Ce détail l’avait particulièrement irrité. Les Occupants avaient soi-disant la possibilité de faire ce qu’ils voulaient, de devenir ceux qu’ils désiraient, mais finalement à plusieurs exceptions près. Alors comment les constructeurs avaient-ils réussi à édifier tant de couleurs ? La jeune fille posa une main sur la planche de bois peinte en violet. À sa grande surprise, ses doigts prirent la même teinte lilas. Lorsqu’elle rompit le contact avec la paroi, sa peau redevint aussi pâle que ce monde.
— Comment ? s’étonna-t-elle.
Un doux rire se fit derrière elle. Chloé se retourna rapidement, méfiante. Elle n’avait pas remarqué qu’elle n’était plus seule. L’homme qui avait troublé sa méditation dut sentir ses craintes puisqu’il plaça ses mains vides devant lui, comme pour la rassurer.
— Désolé, je ne cherchais pas à t’effrayer, fit-il.
Colossal et costaud, il arborait de larges épaules si musclées que s’il avait voulu prendre Chloé dans ses bras, il aurait pu l’écraser, elle qui était frêle à l’extrême opposé. Son crâne pourvu de cheveux noirs très courts était assez conséquent et semblait particulièrement solide. Tout dans ce géant en imposait. Il faisait presque peur s’il n’y avait pas eu ce regard bienveillant et ce sourire accueillant.
— Je m’appelle Hans, se présenta-t-il.
L’adolescente plaqua une main sur sa bouche. Comment n’avait-elle pas su reconnaître un des membres de l’expédition ? Était-ce sa nouvelle coupe plus courte ou le fait qu’elle avait voulu s’éloigner le plus possible de tout ce qui l’agaçait ? Comme cette histoire de Sauveur et de Princesse qui la faisait se sentir dans un conte de fées ridicule. Elle se reprit en voyant le regard interrogateur de son interlocuteur. Il devait attendre qu’elle parle à son tour.
— Je suis désolée, s’empressa-t-elle. Je ne vous avais pas reconnu…
— Tutoie-moi s’il te plaît, la pria-t-il alors en lui coupant la parole.
L’homme semblait quelque peu gêné d’autant de politesse à son égard.
— Pardon, s’excusa une nouvelle fois la jeune fille. Je suis enchantée de faire ta connaissance, dit-elle en cafouillant sur le pronom, imposant un rictus peu convaincant sur ses lèvres. Je m’appelle Chloé.
Elle se remémora alors comment ils en étaient arrivés là.
— Qu’est-ce qui t’a fait rire ? enchaîna-t-elle, encore un peu sur la défensive.
Hans pouffa derechef. Le cœur de la jeune fille en rata un battement. Se moquait-il d’elle ?
— Excuse-moi, reprit le géant demandant pardon à son tour. Je ne me paie pas ta tête si c’est ce que tu penses. Je t’ai vue être surprise par la couleur du mur.
Chloé leva un sourcil. Et en quoi cela avait-il un rapport avec monsieur le colosse de l’expédition ? Qu’est-ce que cela pouvait bien lui faire qu’elle fût étonnée par une paroi ? De plus en plus intriguée, l’adolescente garda ses sarcasmes pour elle. D’un mouvement de tête, elle l’invita à poursuivre, sentant qu’il brûlait d’envie de s’exprimer. Avec un grand sourire, Hans se lança dans des explications :
— J’ai aidé à la construction de cette bâtisse, annonça-t-il fièrement. C’est une idée de Tadjou, un autre membre… Pardon si tu sais qui je suis, tu connais le petit jeune. Il voulait organiser des cours pour ceux qui le souhaitaient. D’après lui, l’être humain est curieux de nature et ressent le besoin d’en apprendre toujours plus. Alors quoi de mieux qu’une académie pour rassembler des professeurs et des élèves ?
L’adolescente se rendit compte de son air impressionné en voyant passer une lueur satisfaite dans les yeux du géant. Elle ferma de nouveau son visage afin de rester la plus neutre possible.
— Et donc ? lâcha-t-elle un peu brusquement.
Hans ne fit pas de remarque, mais son regard se durcit légèrement. Chloé tenta un nouveau sourire maladroit qui, cette fois, parut convaincre l’homme.
— Et donc, tu semblais te demander comment les murs peuvent être colorés dans l’Entre-Deux, je ne me trompe pas ?
— En effet, j’ai lu qu’ils se teintaient soit de noir, soit de blanc, soit d’une des nuances de gris, récita-t-elle, oubliant sa prétendue indifférence. Comment avez-vous fait ? Est-ce un tour des Créateurs ?
Le géant souriait de plus belle face à la réaction de la jeune fille. Elle se souvint alors de ses paroles « l’être humain est curieux de nature » et elle ne put empêcher ses lèvres de s’étirer, cette fois sincèrement et naturellement.
— On peut appeler ça un tour des Créateurs si tu veux, rigola Hans. C’est une idée de Lucas, il imagine beaucoup de choses ce petit.
Chloé se tendit en entendant le nom du Sauveur, mais son interlocuteur ne le remarqua pas et continua :
— Si tu t’approches bien, tu peux voir comme des rétroprojecteurs au sol, fit-il en lui indiquant un endroit près du mur violet. Waouh, j’ai réussi à le dire du premier coup ! Ré-tro-pro-jec-teur ! J’ai mis des mois à le prononcer correctement, Johny n’arrêtait pas de se moquer de moi, il va voir lui.
Pendant que l’homme s’excitait tout seul sur son habileté à énoncer un mot qui ne devait pas être de son temps, l’adolescente se pencha vers ce qu’il lui avait indiqué. Elle aperçut alors, plantée dans le sol, comme une source de lumière qui diffusait une jolie teinte lilas jusqu’à la façade. Chloé posa sa paume sur le dispositif et le dos de sa main s’illumina, faisant apparaître ses veines. La jeune fille tourna la tête et comprit alors le fonctionnement de cet appareil. Sur le mur violet, un large carré était à présent aussi gris que le sol en ce début de soirée. Elle cachait la couleur de ses doigts et en les écartant elle put observer leurs ombres sur la paroi.
— Incroyable, chuchota-t-elle en reportant son regard sur le géant.
Ce dernier avait arrêté de répéter le mot rétroprojecteur et affichait une humble fierté sur son doux visage rond. Chloé avait l’impression d’avoir affaire à un enfant content de lui. À ce moment-là, une foule d’Occupants sortit par la porte principale non loin d’eux. Ils parlaient fort et riaient. Hans se secoua, semblant se rappeler pourquoi il était là.
— Je dois te laisser, je venais voir Tadjou, lui expliqua-t-il. Ce fut un plaisir de te rencontrer Chloé, à la prochaine !
La jeune fille n’eut pas le temps de lui répondre ni de le remercier que le géant était déjà au milieu du flot d’étudiants. Il jouait des coudes pour remonter le courant et entrer dans la Grande Académie. L’adolescente observa la large tête qui dépassait la plupart des autres se frayer un chemin jusqu’à la porte de bois qui, elle, avait gardé une couleur naturelle. Elle admira un dernier moment ses doigts sur le mur avant de les retirer et de retourner sur son banc.
Lorsqu’elle y arriva, un groupe de personnes s’y trouvait. Ils avaient poussé ses livres par terre et s’exprimaient bruyamment.
— Nous sommes dans une pièce, c’est stupéfiant ! commentait un homme de dos.
— Oui, je ne savais pas non plus, répondit une femme dont le corps était âgé.
— Il paraît que c’est Lucas, le Sauveur, qui a découvert qu’il y avait un plafond au-dessus de nous, renchérit un troisième. Grâce à ses ailes !
— Mais non, grogna la mamie. D’autres l’ont su bien avant lui ! Mon aïeul s’est écrasé en avion dessus, il y a bien des années.
— Arrête tes histoires, les avions ce n’est pas si vieux que ça !
Les trois Occupants se chamaillaient à présent. Chloé en profita pour récupérer discrètement ses manuels et s’éloigner le plus vite possible du bruit et des cris. Pour avoir vécu les querelles de ses parents en désaccord concernant le traitement qu’elle eût dû prendre pour survivre quelques mois de plus ou moins souffrir, elle ne supportait plus cela. Chaque fois qu’une personne haussait le ton, elle ne savait que s’enfuir en mettant le plus de distance entre elle et la discorde.
Pourtant cette fois, les paroles de ces individus avaient eu plus d’impact sur sa fuite que la dispute en elle-même. Que voulaient-ils dire par une pièce ? Étaient-ils emprisonnés ? Était-elle de nouveau enfermée ? Et si ce n’était pas une petite chambre d’hôpital, cela y ressemblait fortement. Tout était blanc et rien ne lui semblait accessible. Ni les fleurs que lui apportaient ses frères pour mettre un peu de couleur dans la salle ni la brise fraîche à l’extérieur. Elle aurait tellement aimé pouvoir sentir de nouveau les rayons du soleil réchauffer sa peau pâle, humer l’humidité d’une forêt en automne, éprouver un frisson alors que le vent se glisse dans ses cheveux courts et dans ses vêtements. Elle donnerait tout pour pouvoir toucher les plantes qu’elle aimait tant, la neige qui lui glaçait les doigts et apprécier la sensation des gouttes d’eau qui s’écrasent sur sa peau un jour de pluie. Comment vivre sans tout cela ? Comment survivre ? S’occuper ne lui suffisait pas.
Les bras chargés de livres, Chloé ruminait ses sombres pensées jusqu’au dortoir où elle avait encore un lit. Elle avait décidé d’y récupérer ses affaires et d’aller s’isoler pour de bon dans le manoir près des montagnes blanches. La jeune fille de 17 ans en apparence entra dans l’aile où se trouvait sa couchette, y posa ses ouvrages avant de s’y jeter à son tour. L’obscurité approchait. Même si les ombres avaient été exterminées par le Sauveur, l’adolescente n’aimait pas vraiment être dans le noir. Elle attendrait le matin pour déménager.
La nuit risquait d’être longue alors qu’elle entendait un enfant hurler à la mort à quelques rangées de là.
— Mais faites-le taire, grogna-t-elle.
***
"Gabie était décédée pendant la Grande Bataille. " -> j'ai eu beaucoup de mal a comprendre cette phrase. j'ai d'abord cru qu'elle était morte lors d'un grand conflit sur terre... puis j'ai compris que pendant la Grande Bataille de l'entre-deux, elle était morte (???) dans les deux cas c'était le mindfuck et j'ai bien bugué !
après j'ai compris qu'elle était arrivée dans l'entre deux pendant la grande bataille ! En fait ta phrase est logique et correcte, mais je pense que tu devrais remplacer le "décédée" qui est trompeur par "arrivée".
A part ça tout va bien ! je vais commenter sur le dernier chapitre lu