Samedi 29 octobre 2016
Dans la librairie dans laquelle elle doit voler Les liaisons dangereuses, Zoé essaie de garder Aurélien et Anne-Laure dans son champ de vision. Toute seule, elle se sent comme figée dans le marbre. Incapable. Inutile. Elle ignore le plan de son frère. Cependant, elle sent au plus profond d’elle qu’elle va tout gâcher. Parce qu’elle échoue dans tout ce qu’elle entreprend. Ou, si elle réussit, c’est uniquement par chance. À moins que ce soit ce que l’on cherche à lui faire croire.
Il y a même une voix dans sa tête qui lui murmure que son propre frère peut lui tendre un piège en ce moment-même. Faire confiance, c’est un acte à la fois courageux et compliqué. Alors, quand les autres la trahissent avec la plus grande méchanceté du monde et ce, à plusieurs reprises, Zoé ne sait plus à qui faire confiance. Elle se souvient de tellement de jours, de nuits où elle s’est sentie seule. Seule contre tous. Zoé est perdue, elle ne sait plus où elle en est, ni ce qu’elle fait.
— Vous êtes perdue, mademoiselle ?
La voix de la libraire fait sursauter l’adolescente. Elle qui veut passer inaperçue, c’est raté. Elle a dû attirer l’attention avec sa mine de déterrée, tournant en rond dans les rayons.
— Je suis là, si vous avez besoin. N’hésitez surtout pas !
Zoé trouve que la libraire insiste beaucoup sur le « n’hésitez surtout pas ! ». Comme s’il y avait un message caché dessous. A-t-elle pu percevoir sa détresse ? Bien sûr que non. Qui peut deviner ? Il faudrait déjà une volonté d’ouvrir les yeux pour un tel constat. Encore que la femme n’a pas été témoin de scènes humiliantes pour Zoé. La libraire n’est pas la professeure de sport qui n’a pas réagi au surnom blessant de Niagara alors qu’elle en connaît l’origine. La libraire n’est pas le professeur d’anglais qui fait désormais comme si elle n’était plus dans la classe, se ravisant dès qu’il a envie de l’interroger. La libraire n’est pas non plus sa mère ou son père qui pensent qu’elle mérite ce qui lui arrive au lycée ou qu’elle dramatise pour attirer leur attention. La pauvre libraire n’a rien fait de tout cela mais l’adolescente n’y peut rien… Elle a tendance à en vouloir à tous les adultes. Ces adultes supposés la protéger du danger. Au lieu de cela, elle est dans l’arène, seule, face à un ennemi invisible avec un public qui regarde le spectacle ou détourne le regard. Anne-Laure et Aurélien sont là, avec elle, mais les messages de l’ennemi invisible et sa voix intérieure lui hurlent méchamment qu’elle est seule. Que quoi qu’il arrive, elle est et restera seule.
— Merci, finit par répondre Zoé alors que la libraire semble attendre une réaction ou une réponse.
La professionnelle du livre s’éloigne, la tête légèrement baissée, comme si elle était à la fois blasée et impuissante. Zoé la voit s’emparer de son téléphone et dire à son interlocuteur :
— C’est d’accord. On fait comme on a dit. Vous pouvez compter sur moi.
Elle raccroche aussitôt. Zoé a juré que la libraire lui a lancé un regard triste.
— On n’a jamais vraiment parlé toutes les deux mais sachez que je sais que vous venez souvent, confie-t-elle à l’adolescente. Et que vous aimez les livres. Ça se voit !
Zoé ne sait que faire de cette remarque. Être gênée, touchée, mal à l’aise, remercier, prendre peur, se taire et ignorer…
— C’est vrai.
Ce sont les seuls mots qui arrivent à sortir. Avec le temps, elle a appris à peu parler. Parce que sa voix peut trembloter à tout moment, la trahir, la faire fondre en larmes. Et, Zoé ne veut pas de cela. Elle sent de la gentillesse dans le regard de cette femme, derrière ses lunettes rondes. De la sincérité. Avec Anne-Laure et Aurélien, c’est pareil. Mais elle ne peut pas faire confiance, baisser sa garde. Cela l’a tellement fait souffrir par le passé. Comme si un tracteur lui avait roulé dessus en avançant et reculant à de nombreuses reprises. La vérité, c’est que moralement, elle se sent détruite.
— Il vous reste un exemplaire des Liaisons dangereuses en rayon ? C’est que… euh… j’en ai besoin… pour… bac de français.
Zoé sent ses joues rougir avec intensité. Le mensonge doit se voir à des kilomètres. Elle doit être tellement ridicule, face à cette pauvre libraire. Peut-être qu’elle lui inspire de la pitié. Cela expliquerait qu’elle soit aimable avec l’adolescente, qu’elle daigne même lui adresser la parole spontanément.
— Un grand classique. Il nous en reste, même s’ils sont beaucoup demandés en ce moment !
La libraire lui indique le rayon. Zoé s’est attendue à ce qu’elle l’accompagne ou lui remette l’exemplaire en main propre. Au lieu de cela, la vendeuse semble se cacher dans un rayon à l’autre bout du magasin. Cela donne le champ libre à l’adolescente pour s’emparer du roman, le cacher sous son t-shirt et s’en aller. En priant très fort pour ne pas se faire repérer. En s’attendant à ce que Vivien, Rosie ou n’importe qui d’autre l’attende à l’entrée pour vérifier qu’elle ait réussi sa « mission » ou pour l’humilier encore un peu plus. Elle ferme les yeux très fort en craignant de déclencher une sonnerie ou une alarme en sortant.
Il n’en est rien. Aucune trace de la libraire lorsque Zoé jette un dernier regard à l’intérieur. Personne ne l’attend pour la prendre la main dans le sac. Sur le trottoir d’en face, derrière une moto, Aurélien et Anne-Laure l’attendent comme prévu. Zoé prend soin de traverser la rue pour les rejoindre :
— Vous avez vu quelqu’un de suspect ? demande-t-elle sans tarder.
La réponse la terrifie mais elle a besoin de savoir. Il faut qu’elle sache qui lui en veut à ce point. Elle veut un nom. Pouvoir mettre un visage sur la personne qu’elle a envie de frapper de toutes ces forces avec ses pieds, ses poings. Frapper jusqu’à ce qu’elle ait le sentiment que justice a été faite.
— Rien de particulier, admet Aurélien à contrecœur.
— Personne du lycée, rajoute Anne-Laure.
Zoé se décourage. Elle a donc cédé à ce chantage pour rien. Ils ne sont pas parvenus à renverser la situation. Mettre un nom et un visage aux corbeaux qui sévissent sur Internet.
— Tout ne s’est pas passé comme on voulait mais rien n’est perdu, Zo. On est là. Anne-Laure et moi. Tu n’es pas seule.
Aurélien étreint sa sœur et Anne-Laure les rejoint peu de temps après. Tous les trois, ils sont en train de former un groupe soudé.
— Je parlerai aux parents s’il faut. Je rentre pas à la fac. Je reste. Je vais taper du poing sur la table, crier un peu et j’arrêterai pas jusqu’à ce qu’ils comprennent. Je ne laisserai personne te dénigrer, tu m’entends ? Personne ?
Le portable de Zoé vibre du fond de la poche de son pantalon. Une nouvelle notification sur un article parlant cinéma :
La nullité a un nom, devine lequel ? Le tien.
— Un nouveau message ? s’inquiète Anne-Laure en serrant les poings.
Zoé n’a plus de force. Elle s’écroule sur le trottoir, rattrapée de justesse par son frère.
— Ça ne s’arrêtera jamais. Jamais.
Sa respiration devient incontrôlable. Son frère et sa meilleure amie tentent de l’apaiser du mieux possible. En lui parlant calmement, sincèrement aussi. En lui faisant voir que ces messages ne reflètent en rien la réalité.
— Si la nullité a un nom, Zoé, c’est le leur. Tu m’entends ? Le leur ! Et on aura leurs noms. On va finir par leur mettre la main dessus. On les dénoncera. Ils paieront pour ce qu’ils t’ont fait subir.
— On nous dira que c’est pas grand-chose… que je suis trop faible… trop susceptible… trop…
Aurélien l’interrompt en la prenant à nouveau dans ses bras :
— Ce qu’ils te font, c’est immonde, inhumain. Ce n’est en rien de ta faute. Tu n’es pas responsable de tout ça.
Il hésite à continuer :
— Tu peux pas savoir comme je suis fier d’avoir une sœur telle que toi. La force que tu as… Tu ne le vois pas mais moi je le vois. Et je te promets que moi aussi, je vais m’acharner contre eux. Je n’arrêterai pas. Eux devront s’arrêter avant moi.
— Pareil pour moi. Je suis là et je n’irai nulle part, déclare Anne-Laure.
— Si les parents, les profs font l’autruche, je vais m’en occuper. C’est fini, ces conneries ! Ça va trop loin et ça doit cesser.
Sentant qu’il peut faire peur à Zoé, elle qui craint les accès de violence de son frère qui attaque quand on s’en prend à l’un des siens, Aurélien se calme :
— Je te rassure, Zo. On ne fera que leur parler. Fermement, certes. Avec acharnement, je te l’accorde. Mais, on ne fera que parler. Mes poings seront sagement rangés, même s’il y a des coups qui se perdent. Avec le temps, j’ai appris que la violence ne résolvait rien.
— Au lycée, dans la rue, les médias, tout le monde fait comme si le harcèlement n’existait pas, se désole Anne-Laure.
— Désormais, avec nous dans les parages, ils n’auront pas le choix. Ils vont voir la réalité en face et se bouger les fesses, affirme le frère de Zoé.
L’adolescente les regarde prendre sa défense avec tellement de force, de détermination dans la voix, leur gestuelle. Comment a-t-elle pu douter d’eux ?
— Je ne sais pas… Je ne sais pas ce que je ferai sans vous, dit Zoé alors que leurs propos l’ont ému en plein cœur. Vous n’avez pas idée… Je… Je… Merci. Merci d’être là. Vraiment.
Toujours sur le rebord du trottoir, Zoé, Anne-Laure et Aurélien se tapent dans la main, scellant ainsi une alliance que rien ne pourra ébranler. Peu de temps auparavant, ce sont Anne-Laure et Aurélien qui ont scellé un pacte secret, rien qu’entre eux. Ils vont tout faire pour préserver Zoé, la défendre, même si cela les conduit à téléphoner à une libraire pour lui expliquer la situation, faire appel à son humanité et trouver un accord avec elle. Comme quoi, quelque part, il y a encore des gens prêts à aider les gens en détresse.
C'est vraiment horrible de penser qu'elle doute même de son frère. Heureusement ça ne dure pas.
Ceci dit, dans mon esprit tordu s'est formée l'hypothèse d'un rapprochement entre Aurélien et Anne-Laure. Or, je ne suis pas sûre que dans l'état où est cette pauvre Zoé, ça soit une bonne idée...
Comme tu le vois, je vibre pour tes persos !
Vraiment bravo : à la fois pour le choix du sujet et pour la maîtrise de l'exécution !
Pour la discussion devant la librairie, tu marques sans doute un point. Il faudrait que je retravaille ça à l'occasion.
Merci de dire que je maîtrise ! Ca me touche vraiment, en particulier sur cette histoire ! :3
Puis Aurélien et Anne-Laure quoi, je les aime d'amour, genre vraiment. Ils ont vraiment tous les bons réflexes, et je suis ravie de voir que tu intègres des persos qui font chaud au coeur comme ça à cette histoire très dure. Ça fait du bien, vraiment.
Tu as exactement la réaction que j'attendais en écrivant cette partie de l'histoire !
Merci, merci, Slib !
Ces adultes me frustrent vraiment !! C'est ignoble de penser que ce ne sont que des gamineries pour attirer l'attention !!
La libraire est juste 😍 Ca redonne un soupçon d'espoir... 😕💪
Et je me doutais bien que c'était à Adrien qu'elle parlait, haha, elle est super gentille, et lui aussi d'ailleurs ! On voit énormément l'amour qu'il porte à sa soeur, c'est super touchant ^^
En espérant que ça va s'arranger pour Zoé 🤞
La libraire est là pour montrer qu'il y a quand même des adultes qui tiennent la route.
Merci pour ce commentaire, HP !