7. Il faut qu'on parle

Par Dédé

 

Dimanche 6 novembre 2016

 

Aurélien dévale les escaliers quatre à quatre. Zoé le suit de près, comme son ombre. Le frère et la sœur ont passé la semaine à réfléchir à comment parler aux parents. Car, ils ont énormément à leur dire. Et, ils doivent entendre. Tout entendre.

— Papa ! Maman ! Il faut qu’on parle ! Rendez-vous dans la cuisine !

Les parents y sont déjà. Patricia vérifie ses mails sur son portable, une tasse de café encore fumante dans son autre main. Richard, lui, lit le journal avec des lunettes de lecture pendues sur le bout du nez :

— Qu’est-ce qui se passe ? ronchonne-t-il sans prendre la peine de lever la tête.

Aurélien lui ôte le journal des mains. Le portable de Patricia finit également en sa possession :

— Une vraie discussion.

Richard siffle d’admiration, en réaction au ton solennel de son fils. Patricia ne réagit pas et se contente de prendre place autour de la table. Les parents côte à côte, Aurélien et Zoé se placent en face d’eux.

— On vous écoute, s’impatiente leur mère.

En prenant une profonde respiration, Zoé s’apprête à parler mais elle bafouille. Beaucoup. Ses pensées s’emmêlent. Elle entend plusieurs voix dans sa tête lui dire qu’elle n’est qu’une incapable, une moins que rien. Aurélien se tourne vers elle et voit bien que les mots ne sortent pas. Alors, il va parler pour elle :

— Zoé ne va pas bien. Et, il serait grand temps qu’on prenne la situation très au sérieux. Nous tous.

— Chérie, que t’arrive-t-il ? s’inquiète Richard.

L’adolescente veut répondre, parler, mettre des mots sur ce qui ne va pas. Mais elle n’y arrive pas. Elle sait qu’elle ne sera pas prise au sérieux, que toute cette discussion sera vaine, malgré toute la volonté du monde d’Aurélien.

— Ses camarades la harcèlent, voilà ce qu’il y a.

Zoé croit voir sa mère lever les yeux au ciel. Richard reste muet, se lève et se sert un café serré.

— Ils la harcèlent, c’est-à-dire ? demande Patricia.

— Pour la faire courte, critiques perpétuelles, intimidations, insultes, menaces, chantage, explique son fils.

— C’est classique, à l’adolescence. Si ça, c’est du harcèlement, on a tous été harcelés au lycée, temporise Richard.

Si Zoé n’est pas surprise par ces réactions, Aurélien a la rage. Il n’en revient pas. Il ne reconnaît plus ses parents. Pire, il en a même honte :

— Vous êtes sérieux ? Zoé est persécutée, humiliée à longueur de journée et vous êtes là, à siroter votre café comme si c’était normal. Vous vous entendez parler des fois ?

— Depuis quand tu te mêles des histoires de ta sœur ? s’étonne Patricia.

— Depuis quand ? Depuis que personne d’autre ne le fait. Depuis que ses profs laissent faire. Depuis que vous faites comme si c’était dans l’ordre naturel des choses. Depuis que personne ne remarque qu’elle ne va pas bien. Depuis qu’elle passe ses journées enfermée dans sa chambre, plongée dans le noir. Depuis que je l’entends pleurer par moments. Depuis que j’ai constaté qu’elle se rabaissait sans arrêt. Depuis qu’on l’oblige à commettre des délits parce qu’on l’a menacée de s’en prendre à notre famille.

Les yeux écarquillés de Richard et la mâchoire tombante de Patricia parlent d’eux-mêmes. Aurélien est en train de marquer des points. Zoé a conscience que la partie est loin d’être gagnée. Mais, elle est fière de son frère. Cette discussion le fait souffrir, elle le voit bien. Cela lui demande une énergie et un sang-froid de compétition pour s’opposer à ce point aux parents, de les secouer suffisamment fort pour qu’ils acceptent d’affronter la réalité.

— Qui ?

C’est le seul mot qu’arrive à articuler Richard.

— Le maître-chanteur est anonyme. Mais, pour ce qui se passe dans l’enceinte du lycée, on a des noms. Voici la liste !

Sous l’impulsion de son frère, Zoé sort de la poche de son pantalon une feuille pliée en quatre sur laquelle elle a noté le nom de tous ses camarades qui s’en prennent à elle, tous ceux qui s’acharnent.

— Peut-être que le chantage vient de l’un d’eux, on ne peut rien prouver, se désole le fils aîné.

— Zoé… Euh… ça va ?

L’adolescente est incapable de répondre à sa mère. Pire, elle trouve la question stupide. Néanmoins, elle trouve la force d’exprimer son état d’esprit, le plus simplement possible :

— Non. Non, je ne vais pas bien…

— Vous n’avez même pas vu tout ça, se désole Aurélien. Vous n’avez même pas vu que ses résultats scolaires sont en baisse. Parce qu’on s’acharne tellement sur elle qu’elle n’ose pas se donner les moyens de réussir. Ils la détruisent à petits feux. En sous-estimant la situation, vous leur avez permis de continuer. Vous êtes tellement focalisés sur votre boulot qu’en fin de compte, il n’y a plus que ça qui compte…

Offusquée, Patricia, la main sur le cœur, menace de s’effondrer. Au fond d’elle, elle n’a pas voulu creuser. Minimiser, c’était rassurant. Aurélien a raison. Elle n’a rien vu de tout cela. Rien vu car elle a tenu à avoir les yeux fermés. Son cœur se brise pendant cette remise en question. Elle a échoué dans son rôle de mère.

— Je… Je… Je suis désolée… J’aurais dû… J’aurais dû…

La mère d’Aurélien et de Zoé craque. Richard essaie de la réconforter mais elle le rejette. Elle quitte la cuisine pour se réfugier dans sa chambre.

Richard semble en colère. Il n’a pas aimé le ton employé par son fils. Jamais il ne s’est senti aussi rabaissé. Le fait qu’Aurélien lui dise tout cela, que Zoé n’a pas protesté, qu’il ait parlé au nom de sa sœur. Il ne peut le tolérer. Patricia est maintenant dans tous ses états. Ils les ont fait culpabiliser. Ils ne sont pas responsables du comportement des adolescents d’aujourd’hui. Ils font de leur mieux pour éduquer, concilier vie professionnelle et vie de famille. Mais, ce qui se passe dans le lycée, c’est aux professeurs de réagir. Ce sont eux qui méritent un tel discours moralisateur.

— On va prendre rendez-vous avec tous tes professeurs. Tous. Dès demain. On va régler cette histoire avant que tout le quartier soit alerté.

Zoé et Aurélien se sont sentis soulagés d’entendre les paroles fermes de leur père. Sauf qu’Aurélien ne digère pas la dernière phrase. Richard ne se préoccupe pas de Zoé. Uniquement de la réputation de la famille et du « qu’en dira-t-on ? ». Leur travail, la renommée familiale, tout est prétexte à contourner le problème. Au fond, même la réunion avec les professeurs ne va servir finalement qu’à renvoyer la balle du côté du lycée. Est-ce que la discussion va vraiment être productive ? Plus il y réfléchit et plus Aurélien en doute. Zoé, quant à elle, ne dit toujours rien. Personne ne sait ce à quoi elle peut penser. Elle ne laisse rien paraître. Est-elle également en train de comprendre les vraies motivations de son père ?

— Il ne faudrait surtout pas que le mal-être de Zoé nuise à la famille, ohlala, ironise Aurélien, plein de colère.

— Aurélien, ça suffit. Je t’ai laissé parler jusqu’à présent. Mais là, stop. Tu vas trop loin.

Le jeune homme manque de s’étouffer. D’abord, il croit avoir mal entendu, mal compris. Il prend la défense de sa sœur, il est celui qui ouvre les yeux à tout le monde et c’est lui qui va trop loin ?

— C’est la faute des profs, maintenant de la mienne. On va blâmer qui, après ? Les voisins ? Le maire ? Le président de la République ? Qu’importe du moment que ce n’est pas toi, n’est-ce pas ?

Zoé n’aime pas la tournure que prend la discussion. Ce qui est en train de se passer, elle l’a redouté. Son père et son frère se déchirent sous ses yeux, à cause d’elle… Elle a envie d’intervenir, de tout arrêter. Avant que l’un d’eux ne dise quelque chose qu’il va ensuite regretter. Mais elle en est incapable. Elle n’a plus aucune force. Il y a dix minutes, elle a entendu son portable vibrer. Elle a peur d’une nouvelle notification. Peur d’une nouvelle « mission ». Peur d’une nouvelle insulte qui va la blesser encore une fois. Peur de se sentir faible, en-dessous de tout. Alors que son frère prend sa défense avec panache, elle ne pense qu’à jeter son portable à la poubelle ou dans les toilettes.

— Tu n’as pas ton train, bientôt ? se contente de répondre Richard.

Vu la mine qu’affiche son fils, il aurait mieux fait de se taire.

— On n’aime pas la vérité alors on envoie loin le messager, c’est ça l’idée ?

Aurélien n’aurait jamais pensé que son père aille si loin dans le déni, qu’il soit prêt à tout pour éviter d’affronter le vrai problème.

— C’est pour ça, la réunion avec les profs aussi, pas vrai ? S’assurer que personne n’en parle. Si Zoé continue d’être persécutée, c’est pas grave du moment que personne ne le voie. C’est vraiment ce que tu penses ?

Richard ne répond pas et finit son café, pourtant refroidi.

— Regarde ta fille dans les yeux et dis-lui que ça ne te fait rien qu’elle souffre. Qu’elle pourrait avoir la décence d’au moins souffrir en silence pour ne pas déranger notre petit train-train. Vas-y ! Dis-lui !

Zoé n’a jamais vu son frère dans cet état. Sa voix et son regard n’ont jamais été aussi durs, sévères, fermes.

— Papa, je te préviens. Si tu ne rattrapes pas… Si tu ne joues pas le rôle de père comme tu devrais le faire… En plus de ne plus jamais me revoir, tu ne reverras jamais Zoé. Je m’assurerai qu’elle reste loin de vous. Car si vous laissez la situation s’empirer, vous êtes tout aussi toxiques que ses harceleurs. Tout aussi lâches…

Si Aurélien est dans un tel état de rage qu’il ne maîtrise plus les mots sortant de sa bouche, Richard perd lui aussi le contrôle. La paume de sa main atterrit sur la joue de son fils, malgré le fait qu’ils soient l’un en face de l’autre. La gifle est telle que la chaise d’Aurélien manque de se renverser.

Zoé est choquée de ce dont elle vient d’être témoin. Elle se sent responsable de la situation. Elle a envie de défendre son frère, à son tour. Mais, les mots lui manquent. Elle ne se sent pas à la hauteur. Elle en est incapable. Même si de voir son frère tout aussi choqué qu’elle, voire plus, lui brise le cœur. Richard reste impassible. Personne ne peut dire s’il regrette son geste. La conversation est tendue depuis le début mais l’adolescente craint qu’ils aient tous les deux atteint le point de non-retour. Tout cela parce qu’elle n’a pas osé parler. Parce qu’elle est trop faible. Comme d’habitude.

— J’en déduis donc que tu ne me laisses pas d’autres choix, déclare Aurélien. Je ne retournerai pas à la fac. Tant que je ne saurai pas Zoé en sécurité avec vous, je reste. Et s’il vous vient l’envie de me jeter dehors, Zoé me suivra.

Aurélien se lève, encore un peu secoué par la gifle qu’il a reçue. Il n’a plus aucun argument pour faire pencher la balance. La balle est dans le camp de ses parents. Une part de lui culpabilise d’avoir été aussi dur avec eux. Sauf qu’il n’a pas pu hausser les épaules et se dire que Zoé finira par s’en remettre, que ses harceleurs vont se lasser, que toute cette histoire contribue à l’apprentissage de la vie. C’est plus fort que lui. Il a fallu qu’il défende sa sœur parce qu’elle est aujourd’hui trop fragilisée pour le faire toute seule.

— J’espère avoir été très clair, conclut-il avant de se réfugier dans sa chambre, les yeux au bord des larmes.

 

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Isapass
Posté le 16/03/2021
Bon alors je confirme, les parents sont des cons ! Entre la mère qui fuit et qui se victimise et le père qui frappe son fils parce qu'il ne gère pas sa culpabilité, elle a vraiment pas de bol, Zoé ! Heureusement qu'Aurélien est là !
Ceci dit, pour qu'il ait une telle conscience de l'effet du harcèlement sur sa sœur, je me demande si il n'a pas été victime de ça, lui aussi, au lycée.
Pour en revenir à des considérations plus techniques, je me demande quand même si tu ne devrais pas présenter les parents un peu en amont. Ou sans forcément écrire de scène avec eux, au moins parler dans les chapitres précédents de leurs traits de caractère. Ca expliquerait encore mieux pourquoi Aurélien et Zoé mettent une semaine entière à se décider à parler, et pourquoi Zoé toute seule n'a pas réussi à insister.
Si ça se trouve, c'était dans les tout premiers chapitres et je ne m'en souviens plus, hein...
Dédé
Posté le 05/12/2024
Il faudrait que je revoie pour les parents, moi-même je ne me souviens plus. Je crois qu'au début, on sent qu'ils ne sont pas proches de Zoé, qu'ils ne communiquent pas...

Merci Isa pour ta fidèle lecture ! :3
Alice_Lath
Posté le 18/08/2020
Raaah, à nouveau les frissons, mais purée, Aurélien, c'est mon modèle à partir de maintenant, je veux être une grande soeur exactement comme il est un grand frère : c'est à dire pas loin de la perfection, bordel. Je m'attache tellement à tes personnages, c'est fou. Puis la réaction de l'entourage est si crédible (haaaaa, rien que récemment j'en ai eu un bel exemple). Bref, c'est une très belle histoire et un petit manuel de comment gérer qqun de harcelé que tu nous délivres là. On devrait le distribuer dans tous les collèges.
Dédé
Posté le 05/12/2024
Waouh ! Merci Slib ! C'est ton commentaire qui me donne des frissons maintenant, et même la larme à l'oeil...

Merci pour tout ce que tu me dis, Slib ! Merci ! :3
Cocochoup
Posté le 15/08/2020
J'ai tout avalé d'une traite et... Mai où est la suite ?
C'est "rigolo" Parceque tu adoptes un style okutot détaché mais ça fonctionne. On évite l'écueil de la pitié. Tu es factuel et ça rend cette histoire terriblement vraie et cruelle
J'attend avec impatiente la suite !
Dédé
Posté le 05/12/2024
Pour écrire, j'avais besoin de me détacher. C'est aussi ma façon de séparer mon expérience avec celle de Zoé. Ca m'assure une limite à ne pas franchir. Parce que mon expérience, je ne peux pas la coucher sur papier et la publier comme ça...

La suite arrivera peut-être un jour, je suis désolé d'avoir laissé l'histoire en plan comme ça...

Merci Coco d'avoir tout avalé d'une traite !
_HP_
Posté le 10/08/2020
Purée !! Mais ces parents quoi !! 😠😠
Je suis à fond derrière Aurélien 😅💪
J'avoue que le père de Zoé est allé un peu loin... Être dans le déni, ok, mais à ce point ? J'espère au moins qu'il va repenser aux paroles de son fils, qu'elles vont faire leur petit chemin dans sa tête. :/
J'admire le courage dont fait preuve Aurélien, pour s'opposer comme ça à ses parents, pour défendre sa soeur ; il savait qu'il risquait d'aller loin, qu'il allait loin, mais il ne s'est pas arrêté, parce qu'il ne voulait pas laisser tomber Zoé... Enfin, je trouve qu'on a tous besoin d'un Aurélien dans nos vies. 😕🤗
Très bon chapitre encore, tu as réussi à très bien décrire les émotions, la tension dans la pièce ^^ Je lirais la suite avec plaisir ;p
Dédé
Posté le 05/12/2024
Merci HP !

Je suis désolé, du coup, de ne pas t'avoir offert la suite... Mais un jour, qui sait. Quand je me sentirai d'attaque pour aborder ce sujet qui reste encore sensible pour moi.

Merci pour ta lecture ! :D
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