6 : La pluie

La rentrée aura lieu le 2 novembre. Qu’est-ce que ça voulait dire ? Que s’il paraissait accepter le mensonge aujourd’hui, il n’avait pas abandonné l’affaire.

Mais pourquoi lui permettait-il d’entrer à Otaïla malgré tous les arguments qui devraient lui faire rejeter sa candidature ? Judy pianota nerveusement sur la table du salon. Est-ce que c’était pour cette marque en forme d’étoile à quatre branches ? Impossible. Comment le saurait-il ? Et d’ailleurs, comment le savaient les Lombrics ? Elle tuerait pour savoir. Mais elle devait garder son secret pour elle. C’était dangereux. Elle mourrait d’envie de trouver Mémé et de déverser ses questions à ses pieds. La colère enflait dans son ventre. Elle lui en voulait d’avoir elle aussi disparu sans rien lui dire pour la retrouver, et de lui avoir envoyé ce message de cendre. Elle devait avoir des raisons légitimes. Les Lombrics l’avaient-elle aussi emportée ? Comment savoir ?

Pourtant : en plan, voilà comment Judy se sentait.

— Judy, tu m’entends ?

Lunaé attendait les mains sur les hanches, en tapant du plat de la semelle.

— Pardon, j’étais dans mes pensées.

— Eustache vous attend dehors. Pierre a retrouvé Nathanaël. Quelle tête il faisait… Mais je suis sûre que, malgré ses ronchonnements, il est content d’avoir un ami.

Elle lui fit un clin d’œil.

 

Ils étaient assis par terre dans l’herbe mouillée, au milieu du parc forestier derrière le chalet. Il bruinait. Ils allaient avoir les fesses trempées. Eustache tenait ses yeux fermés. Pierre avait l’air absent et Nathanaël pouffait avec une discrétion douteuse. Elle se racla la gorge.

— Ah ! Judy, enfin ! dit Eustache. Assieds-toi ! On va t’aider à t’éveiller.

Judy émit un petit rire incrédule.

— Ça fait quatre ans que j’essaie et je n’y suis pas arrivée. Je suis une cause perdue.

Eustache ouvrit soudainement les yeux ; ils lançaient des éclairs.

— Je t’entends encore dire ça et tu vas retourner voir Léonard lui dire que tu laisses ta place à quelqu’un de plus talentueux.

Judy accusa le coup comme si elle venait de se prendre un coup dans les poumons.

— Assieds-toi.

Judy obtempéra, honteuse. Elle aimerait ne plus exister, le temps d’un moment, mais non, elle existait et elle avait même une place : ils avaient pris soin de lui laisser un espace entre Eustache et Nathanaël.

— Merci !

Il fit un geste vers le centre de leur cercle.

— La Terre, le Feu, l’Eau et l’Air.

Tout était déjà dans l’environnement, à part le feu qui brûlait dans une lanterne aux vitres pleines de pluie.

— Sais-tu ce qu’il se passe quand on s’éveille ?

— On se connecte à l’un des quatre éléments, dit Judy, se doutant que cela n’était pas la réponse attendue.

— Certes. Mais qu’est-ce qu’il se passe en nous quand on s’éveille ?

— Il faut l’avoir expérimenté pour le savoir ?

— Tu n’as jamais entendu les histoires des Connectés ?

— Aux Doigts de fée, il vaut mieux ne pas poser des questions et ne pas parler de connexion. Encore moins en faire usage.

— Bien sûr, marmonna Eustache. Dans ce cas, c’est une bonne explication à tes nombreux échecs. Eh bien, quand on s’éveille, notre élément s’agite brusquement. On ne le contrôle pas. C’est nos émotions qui dictent ses actions. C’est pour ça qu’il vaut mieux encadrer un éveil et ne pas s’éveiller n’importe où : on pourrait blesser quelqu’un, détruire quelque chose. C’est ce que nous reprochent les Lombrics, d’ailleurs. Ne les laissons pas avoir raison. D’un point de vue intérieur, tu sens la connexion se faire. Un déclic, une force, une nouvelle présence. Imagine ce que tu ressentiras. Tu le sauras, tu le vivras.

Il referma les yeux.

— Mais qu’est-ce que je dois faire ?

— Écoute.

Pierre et Nathanaël les fixaient avec amusement. C’était drôle pour eux : ils étaient déjà connectés. Judy se renfrogna. Écouter. Écouter quoi ? Elle soupira. Elle était une cause perdue. Elle devrait l’écouter – oui, voilà, l’écouter, lui – et retourner voir M. Olivertown pour… Oh non… Ses paupières se remplissaient de larmes. Ce n’était pas le moment ! Elle courba la nuque pour cacher son visage, serrant fort ses paupières les unes contre les autres.

Elle agrippa de ses mains crispées dans l’herbe emperlée de bruine. L’air se faufilait entre ses narines, seule issue à ses pensées. Déclic, force, présence ? Déclic, force, présence. Quand l’orage intérieur se calma, les sons nets et aigus lui parvinrent : le ploc-ploc des lourdes gouttelettes sur les feuilles des figuiers ; le craquement des arbres ; le froissement des respirations ; le grésillement des rares insectes ; le chant du vent qui usait la peau et piquait le nez.

Son front était collé à la terre à présent. Tout son corps se laissait choir, accablé de fatigue. Elle n’avait pas dormi depuis un jour entier. Elle esquissa un geste pour se relever, mais devant l’effort, elle abandonna. Les quatre-cent foulées qui les séparaient de la maison lui paraissaient à mille lieues…

Sommeil douloureux, sommeil douloureux.

— Judy ?

Une voix sans timbre ni forme sonna dans un endroit sans définition ni forme.

— Judy ?

— Oui ?

La voix ne lui répondit pas et Judy sut qu’elle ne lui répondrait jamais. « Je suis là », la voix n’avait pas besoin de le dire, Judy le savait. Il était là, l’Esprit de l’Eau. Si elle tendait la main… un peu, juste un peu plus loin. Elle ne l’atteindrait jamais.

— Je suis Déconnectée, hein ?

Elle entendait ses propres sanglots la secouer. Mais à sa grande surprise, l’Esprit s’approcha et sécha ses larmes avec des mains qui n’existaient pas. Judy se pencha en arrière, perplexe de gratitude. Pourquoi ? Judy mit ses mains en coupe et l’eau ruissela entre les sillons de ses lignes de vie, et elle but comme une assoiffée.

Un lourd choc l’envahit, glacial. L’Esprit venait de se confondre avec son âme.

Judy ouvrit grand les yeux et se redressa subitement, comme si elle venait de retrouver la surface après avoir manqué de se noyer. Des bouts d’herbe mêlés à la glaise et à ses cheveux pendaient devant ses cils. Elle s’essuya le visage. Eustache souriait en coin, Pierre était bouche bée et Nathanaël, momentanément étonné, était en train de glousser.

— Je me suis connectée, dit Judy, sans réaliser la signification de ces mots.

Elle avait l’impression d’être deux, loin d’elle-même. L’herbe craqua anormalement sous ses jambes. En fait, la flamme vacillante dans la lanterne n’était plus rien qu’une étroite lame de glace ondulée et partout autour d’elle, la terre était recouverte de givre.

— Oui, dit Eustache. Écouter…

Il se mit debout.

— L’Eau ! Qui l’eut cru ? Entre tous ces connectés à la Terre, ça va nous faire du bien !

— Je suis connecté à l’Air, marmonna Pierre.

Surprise, Judy se tourna vers lui.

— Pourquoi tu ne m’as pas corrigée ? Tu te souviens quand j’ai deviné que tu étais connecté à la Terre ?

Elle faisait un beau dodilon de la farce. Elle fixa Nathanaël d’un air de reproche : il leva les mains, innocent.

— Parce qu’une pierre qui maîtrise le vent, c’est moins drôle, répondit Pierre, comme si c’était normal. Et puis c’est moins évident.

Judy s’apprêta à protester mais Eustache, étranger à son énervement, avait d’autres projets en tête.

— Maintenant, il ne vous reste plus qu’à rejoindre à Otaïla, dit Eustache, satisfait.

— Bravo, dit Nathanaël en lui assénant une petite tape sur l’épaule.

— Tu ne m’as pas contredite quand j’ai dit que vous étiez connectés à la Terre, reprit-elle sans en démordre.

— Ah bon ? Bah, tu sais l’Air, ce n’est que du vent.

Il haussa les épaules et suivit Eustache de son pas assuré habituel. Judy retint un grognement de frustration. La fatigue était toujours tapie sous son crâne. Elle les suivit, entre terre et ciel. Le givre avait fondu et l’herbe avait roussi. Pierre, quant à lui, demeura prostré assis.

— Ça va, Pierre-le-vent ? lui demanda Judy.

— Oui, oui, Judilo, dit-il en tournant la tête vers elle. J’arrive.

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