7 : Le monocle

Les couverts tintaient sur la porcelaine dans un silence étiré. Nathanaël, Pierre et Judy s’entreregardaient sans savoir quoi dire, et Eustache et Lunaé mangeaient sans sembler s’apercevoir que les mots flottaient au-dessus de la table, non-dits, entre les fumets de la dinde rôtie et du riz empaqueté et fondant. Le silence ne les dérangeait pas.

— Léonard va partir pour préparer la rentrée. Et dans deux jours, nous partirons aussi, dit Lunaé, avec une espièglerie déconcertante.

Judy compta en tapotant sur sa jambe les jours qui la séparaient du moment où elle avait entendu les horloges pour la dernière fois. Seulement deux jours, vraiment ? Tout avait changé si rapidement qu’elle avait l’impression d’avoir vécu une semaine, basculé dans une autre vie, une vie qui n’était plus la sienne. Le vertige la prit. Elle serra le métal des couverts dans ses mains et fixa son verre d’eau. Elle n’arrivait pas à y croire. Elle arrivait à peine à s’en réjouir.

Dire qu’elle pouvait maintenant bouger l’eau à distance… Si facile, vraiment ?

— Fais gaffe, il va finir par exploser, plaisanta Nathanaël à son oreille.

— Faire gaffe ? Pas de risques, je viens seulement de m’éveiller…

Un nœud, comme un petit muscle qui n’existait nulle part, se serra sous son crâne. La connexion s’illuminait à l’intérieur d’elle, elle le sentait, mais la lumière restait invisible. Le verre d’eau se morcela avec des crissements effroyables et éclata en mille morceaux, entre les plats et les assiettes. L’eau se déversa sur la nappe, imbibant un peu le tissu chaque seconde.

— Je suis désolée, dit Judy, en se levant précipitamment.

Un froid intense envahit sa gorge : la peur.

 — Pas de risques ? Je vois ça ! s’exclama Nathanaël, médusé.

— Nathanaël, dit Pierre, exaspéré.

Il leva les yeux au ciel. Il ne peut pas s’en empêcher… disait son expression, comme un grand-père se désole des bêtises de son petit-fils.

— Pas de panique, Judy, dit Eustache. Tu vas apprendre à gérer ta connexion. C’est toujours un peu… explosif au début.

— Je suis trempée, marmonna Judy.

Elle épousseta son pantalon, jonché de bris de verre. Elle était ce verre : brisée, frêle, un coup de vent et elle s’éparpillerait dans le néant.

 

Pendant les quelques jours qui les séparaient du départ, Judy accompagna Lunaé et les deux garçons à la recherche de nouvelles affaires. Elle, qui n’avait plus rien, avait besoin de garnir une nouvelle garde-robe sans déchirure, trous ni taches. Elle surveillait les pots d’eau avec circonspection, avec le froid, la peur viscérale, indélogeable de ses entrailles, en filigrane. Elle ne se faisait plus confiance, l’instabilité de ses émotions lui faisaient redoubler de vigilance : si sa connexion était aussi instable qu’elle, elle n’imaginait pas le désastre. Ce n’avait rien avoir avec ce qu’elle rêvait… Elle avait rêvé d’émerveillement, de pouvoir et de liberté. Elle n’en retirait que peur, honte et prison.

Le matin du départ, elle fixait la fléchette enfoncée sur la porte de sa chambre. Derrière elle, sur le mur où s’appuyait son lit, la tête d’un cerf était figée dans un cri d’impuissance. Elle le comprenait tellement. La fléchette semblait être la dernière chose qu’il ait vu avant de rendre son dernier souffle. Empennage noir et rouge.

Elle imaginait le petit garçon qui l’avait lancée ou bien l’adolescent, Eustache ou M. Olivertown. Ils avaient passé leur enfance au milieu des animaux morts et des trophées de chasse. Peut-être qu’il avait essayé là de tuer une mouche, ou bien…

— Judy, lève-toi un peu, y a du pain sur la planche pour faire entrer tous les bagages dans la mini voiture de Lunaé.

Nathanaël se découpait derrière l’encadrement de la porte ouverte, les mains sur les hanches. Il rappelait Lunaé comme s’il l’imitait inconsciemment. C’est-à-dire qu’il était difficile de ne pas reproduire les mimiques de Lunaé.

— J’arrive.

Judy se redressa à contre-cœur et descendit les multitudes de marches, à la suite de Nathanaël.

— Pierre a réussi à faire une place à sa valise ?

— Oh, il n’y a de la place que pour ça. Quelle idée de faire les courses avant de partir. Il n’y a vraiment aucun magasin à côté d’Otaïla ?

— Non, rien, c’est une île, lui répondit Lunaé. Venez par-là. J’ai deux-trois trucs à vous expliquer avant le départ. Dans la voiture, on aura de la peine à communiquer, et à l’arrivée, on sera pris par les évènements.

Elle posa la main sur l’épaule de Judy.

— Aujourd’hui, on va vous emmener à Otaïla mais lors des jours de repos et des vacances, vous devrez prendre le train pour revenir dans les terres, retrouver vos familles. Nathanaël, pour cela, il n’y pas de soucis. Quant à toi Pierre, tu as une famille d’accueil.

— Famille, vous exagérez un peu, dit Pierre en levant un sourcil.

— Un toit ? suggéra Lunaé, levant elle aussi un sourcil.

Pierre en croisa les bras et Lunaé l’ignora.

— Bien. Et Judy, eh bien, c’est une décision qui reste à prendre. La famille d’accueil, le toit, devrais-je dire, qui héberge Pierre pourrait peut-être te prendre sous son aile, toi aussi. Mais on ne lui a pas encore parlé de toi, vue l’improbabilité des évènements. Je te tiendrai au courant.

Elle lui tapota l’épaule et s’en alla vers la voiture, en donnant à Eustache des indications sur l’horizontalité des bagages sur le toit de l’habitacle, avec sa manière de parler, frôlant l’accent solaire des Calamités. Otaïla se trouvait d’ailleurs dans les Calamités, même si le gouvernement s’entêtait à rappeler que les sept îles étaient devenues un lieu interterritorial, qui n’appartenaient – sur le papier – à personne.

Eustache tira et noua les dernières des ficelles qui maintenaient les bagages en place.

— Waouh, dit Nathanaël, à moitié tordu de rire. Ils veulent te mettre dans la même famille que Pierre ? Bon courage.

Quitte à choisir, finalement, elle aurait peut-être préféré être adoptée par la famille de Nathanaël. S’ils lui ressemblaient, les repas de famille risquaient d’être hilarants…

Il était seize heures quand Judy sortit de la voiturette en emportant sa nouvelle valise avec elle. Le vent balayait les champs et les marais-salants, et la mer qui était partout autour d’eux. Pierre chassait ses cheveux de son visage avec mauvaise humeur.

— Je vais avoir l’air d’un mouton avec tout ce sel.

— Fais pas ta chochotte, Pierrot, dit Nathanaël.

— Tu m’appelles encore Pierrot…

— Oui, tu m’appelleras Naty. Je ne comprends pas ce que tu reproches à ce surnom d’ailleurs.

Pierre secoua la tête, exaspéré.

Les nuages s’amoncelaient autour d’un soleil opalin magnifique.

L’île d’Otaïla combattait férocement les assauts des vagues une dizaine de pas derrière un pont gigantesque parcouru par les rails du train, qu’ils prendraient un jour, tous les trois. Judy sourit. Elle aimerait qu’ils deviennent de bons amis. De ces amis imaginaires qui peuplaient les romans d’aventure et de pirates de son père. Ces matelots pleins d’ambition qui ensemble voguaient vers l’inconnu, qui se disputaient parfois mais qui se comprenaient ! Judy avait rêvé de cette amie toute son enfance, cloîtrée entre les murs de l’horlogerie, de cette école, de ces fous rires…

Mais ces amitiés-là étaient imaginaires. Judy ne savait même pas quoi dire. Elle ne les comprenait pas, elle se demandait chaque instant si elle n’avait pas dit un mot de travers, si son exaspération envers Pierre ne se voyait pas trop, si elle ne riait pas trop fort aux blagues de Nathanaël, si Lunaé plaisantait ou était sérieuse, si Eustache était méchant ou bien était-ce dans sa nature de ne mettre aucune forme à ses propos…

Les clients de l’horlogerie lui avaient appris à vendre, pas à être l’amie de quelqu’un.

Judy secoua la tête. Son imagination la perdait. Otaïla, voilà sur quoi elle devrait concentrer toute son attention. Pour retrouver son père et être capable de se défendre contre les Lombrics, qui reviendraient la chercher, elle en était sûre. Il n’était question que de temps. Le comble pour la fille d’un horloger…

— Suivez-nous ! cria Eustache pour couvrir le tumulte accordé du vent et de l’océan.

Ils marchèrent le long de la falaise où s’alignaient les voitures comme dans un garage. L’île s’approchait. L’enthousiasme pétillait dans le creux de son ventre. Les vitres du phare renvoyaient les rayons du jour au-dessus des arbres aux couleurs ocres et jaune vif ondoyant.

De l’autre côté du pont, un groupe de jeunes, comme eux, s’entassait devant l’orée de la forêt. Les chuchotis couraient entre les froissements des feuilles. Le calme qui parcourait le groupe disait qu’ils ne se connaissaient pas encore : des nouveaux. Comme eux, encore.

— Vous voyez le monsieur avec la moustache ? dit Eustache. C’est Gaétan Peterclock, un surveillant. Il organise aussi les évènements de l’école.

Un grand homme longiligne gigotait derrière le groupe. On voyait sa tête jaillir et disparaître derrière la muraille des nouveaux élèves, avec une moustache aussi longue que lisse et soignée.

— Vous avez vu le phare ?

— Oui, répondit Nathanaël.

— Eh bien si vous avez un problème ou que sais-je, venez nous trouver là-bas. Maintenant allez rejoindre Gaétan. Il va vous faire la visite !

Eustache les poussa dans le dos. Il devait avoir hâte de se débarrasser d’eux !

— Suivez-moi ! cria Peterclock quand ils arrivèrent à sa hauteur, en traînant leur valise derrière eux.

Pierre maugréait car il n’avançait pas et les têtes se tournaient vers lui, intriguées. Judy s’empressa de joindre la tête de file pour ne pas manquer les explications de Peterclock, et puis, elle n’avait pas envie de se retrouver à aider Pierre et à écouter ses lamentations.

Le groupe suivit un chemin tracé dans la terre et entre les troncs des arbres. Le temps parut s’éterniser dans la pénombre. Ils émergèrent dans une vaste clairière, plongeant vers un lac où scintillaient les cinq Tours de l’école sur une île. Une Tour en forme de dôme pointu pour chaque élément et une au centre des quatre autres, plus grande que toutes, triangulaire, en forme de cône qui, à juste titre se nommait le Cône des Esprits. Il symbolisait la liaison des éléments entre les Esprits et les humains, le ciel et la terre, le feu et la glace. Il représentait la connexion.

Le ventre de Judy se mit à pétiller. On devinait l’eau qui dégringolait de la pierre perpétuellement depuis les dômes. Comme dans les livres qui jonchaient le parquet de sa chambre. Au souvenir de son chez soi, la vague glaciale l’envahit de nouveau. Seule. Elle respira l’air saturé de sel. Non, elle n’était pas seule. Ils étaient là, ces autres, même si elle ne les connaissait pas vraiment. Et Mémé l’attendait quelque part…

Le cône de l’Esprit était inquiétant quand on le regardait d’en bas. Il donnait le vertige des grandeurs. À leur passage, le rideau d’eau qui recouvrait l’entrée s’écarta, mû d’une vie inexplicable. Est-ce l’œuvre d’un Connecté de l’Eau ? Ce n’était pas possible ! Sinon, comment feraient les autres Connectés et les Déconnectés pour passer sans se mouiller ? L’eau des bâtiments devaient receler une sorte de charme, une sorte de conscience, qui les écoutaient.

De grosses portes de château fort encadraient le hall. De chaque côté du hall, deux rangées d’escalier en pierre austère s’élançaient vers les hauteurs, dans la pénombre et l’inconnu. Une ouverture tout aussi immense que la porte principale trouait le mur en face d’eux et dévoilait une salle aux dimensions de cathédrale : la salle des repas.

— Judy ! s’exclama Nathanaël. Regarde !

Il lui montra le plafond de la salle des repas : des vitres rondes constellaient les murs et déversaient toute la lumière grisonnante du jour sur les tables en quinconce qui les attendaient avec impatience.

— Viens ! On s’assoit ici ? lui proposa-t-il, aussi émerveillé qu’un enfant qui découvrait les éléments.

Judy s’installa en silence à côté de Nathanaël, en fixant ses cheveux d’un blond étrangement étincelant. Le brouhaha des chaises qui crissent emplit la salle… jusqu’à s’éteindre. Quand le calme revint, Pierre surgit en haletant dans la grande salle. Il les vit, et Judy baissa les yeux, honteuse peut-être d’avoir ignoré qu’il avait besoin d’aide. Il traîna sa valise dans un boucan invraisemblable jusqu’à eux.

— Pierre, tu te plains toujours que j’attire trop l’attention mais regarde-toi, lui dit Nathanaël lorsqu’il fut assis.

Il réarrangeait les plis de son col, fermé à la discussion.

— Tu ne peux pas comprendre. J’ai besoin de cette valise. Et puis, tu ne me connais pas. Tu sais pas ce que c’est que de vivre sans famille.

— C’est vrai, dit Nathanaël.

Son sourire avait disparu.

— Et tu sais quoi, je m’en fiche. Ça ne justifie pas ta mauvaise humeur chronique et de me traiter comme un caca ambulant.

Nathanaël se détourna, un orage dans les yeux. Judy se tortilla sur sa chaise sans savoir quoi faire. Où se trouvait Peterclock ?

Au fond de la salle, une petite porte noire se dessinait. Les cuisines sans doute. Et si on se concentrait, on distinguait une estrade presque aussi grise et sombre que les murs et le sol. Il était là, perché.

— Oyez, oyez ! dit-il. Monsieur Olivertown va venir vous présenter Otaïla. Ensuite, vous pourrez aller trouver vos dortoirs et faire connaissance. N’oubliez pas que le dîner est prévu à dix-neuf heures, ne soyez pas en retard.

Et il descendit, peu importe si tout le monde l’avait bien écouté ou non. Le directeur se présenta quelques minutes plus tard. Quand il prit la parole, tout le monde se tut.

— Chers élèves, bienvenue à Otaïla, l’école qui vous formera afin de faire de vous des maître-connectés accomplis. Vous aurez un emploi du temps composés des cours en salle de classe qui vous enseigneront la théorie et la physique des éléments : hydrologie, aérologie, focologie, géologie… Et puis les mathématiques, l’Océotanien, la mécanique appliquée, si vous vous destinez à d’autres postes que la garde Connectée, telle qu’une prestigieuse carrière au sein du Cabinet des Inventions d’Edel. Ou encore les sciences naturelles pour chercheur à l’Institut élémentaire des terres de Creux. L’Histoire de la lumière et de la géopolitique de l’Océotanie si un poste au Parlement ou à la Justice en tant qu’avocat vous intéresse… Et j’en passe. Et puis, nous avons également une unité de cours qui propose des activités de plein air et de sport avec ou sans les éléments. Otaïla ouvrira les portes de votre avenir. En plus de la théorie, vous vous verrez assigné un mentor qui composera votre quatuor. Pour des raisons de qualité de l’enseignement, nous avons choisi d’enseigner les cours pratiques de connexion élémentaire en quatuor. Trois élèves et un enseignant maître-connecté. Ces séances s’ajouteront à votre emploi du temps.

M. Olivertown sourit.

— J’espère que cette petite présentation vous donnera envie de découvrir davantage Otaïla. Bienvenue à Otaïla, chers élèves et bonne année scolaire !

Il laissa la parole à une dame en costume de cuisine, une toque sur la tête, aux joues rouges que Judy mis sur le compte de la fumée des fourneaux.

— Il est temps pour vous de découvrir vos dortoirs, dit Mme Gustave, en levant avec enthousiasme sa cuiller. Le numéro de votre dortoir doit être noté dans les documents que vous avez reçu suite à votre inscription, ainsi que votre emploi du temps. Je vous souhaite une merveilleuse installation.

— Quels papiers ? s’exclama Judy.

Nathanaël fixait Pierre, la tête penchée.

— Pierre, tu les as mis où ?

— Vous les avez ? Les miens aussi ? dit Judy.

— Lunaé nous les a donnés. Elle a dû oublier de t’en parler. On a les tiens aussi, rajouta-t-il, devant son air paniqué.

— Je les ai, pas d’inquiétude, dit Pierre en farfouillant dans ses poches.

Mais il ne les trouva pas dans sa veste. Il se mit à fouiller les poches extérieures de sa valise.

— Ah, merde. Je crois que je les ai rangés dans ma valise…

— C’est une blague.

Nathanaël se mit à rire, sans pouvoir s’arrêter.

Le temps qu’il ouvre sa valise, ils n’étaient plus qu’eux trois dans la salle, avec pour compagnie les quelques professeurs qui parlaient derrière l’estrade comme des commères. Enfin, il brandit au-dessus de sa tête un papier tout froissé. Nathanaël le lui prit des mains et plissa les yeux.

— On est dans le même dortoir, dit-il à Pierre, avec un sourire dépité. Quelle ironie, on est condamnés à se supporter.

— Mmm, répondit Pierre. Il y a peu de chance qu’on se retrouve dans le même quatuor, ne désespère pas. Quel numéro ?

— Dix-huit. On est avec un certain Samuel et un Basile.

— Chouette.

— Passe-moi ce papier, dit Judy, agacée d’être exclue de la conversation.

Dortoir 31 :

Gabriella Allocchio

Judy Blyton

Kateline Aster

Elle butta sur le nom. Kateline Aster. Par quel hasard possible se retrouvait-elle dans le même dortoir que la fille du ministre de Creux ?

— Dis-donc, tu en fais une tête, Judy, dit Nathanaël.

— Je suis dans le même dortoir que la fille du ministre.

— Ah ? Et c’est un problème ?

— J’ai eu une interaction absolument embarrassante avec elle la semaine dernière.

Pierre leva la tête de sa valise, qu’il tentait tant bien que mal de refermer. 

— Eh bien… bienvenue au club ?

           

Ils gravirent les premiers étages, jusqu’à parvenir à l’étage des dortoirs des garçons. Ici, Judy les laissa porter seuls la valise de Pierre et monta les escaliers qui la séparait de l’étage du dortoir des filles. Son cœur battait la chamade. Qu’est-ce qu’elle allait dire à Kateline ? Comment réussirait-elle à sympathiser avec l’autre fille – Gabriella – avec le souvenir brûlant des gants qu’on refusait de lui prendre flottant dans l’air ? Le rejet calcinait ses poumons. Il fallait pourtant. Elle était Connectée, elle pourrait le prouver à cet ignoble ministre par le biais de sa fille, toute hautaine qu’elle était. Devait-on croire l’adage : Tel père, telle fille ? Avec un peu de chance, elle lui prouverait qu’on ne le devait pas.

Quand elle arriva à la hauteur du numéro 31, elle bouillonnait d’une détermination nouvelle.

Elle toqua et poussa la porte, lentement, comme si un monstre pouvait lui sauter dessus d’une seconde à l’autre. Une vaste pièce s’ouvrit devant elle, deux fenêtres immenses inondaient le parquet d’une lumière triste qui se mêlait à la lumière chaude des lustres du plafond. Les deux lits qui se faisaient face étaient occupés. Le lit encore lisse et bordé qui serait le sien à présent était le plus proche de l’entrée, mais aussi le plus loin de Kateline.

Judy évita de tourner la tête vers la fille dans le coin de ses yeux qui avait des cheveux blonds.

Elle posa sa valise sur ses draps. Le tissu se froissa en étoile autour des affaires qu’elle déballait peu à peu. Kateline restait immobile.

Judy sentit le contact froid et granuleux avec les gants. Elle se figea. Kateline avait dû les voir. Impossible de faire marche arrière. Judy se retourna. Enfin, elle affronta le regard de Kateline.

— Tu ne les veux toujours pas ? demanda-t-elle. Ça n’a pas été le Feu finalement.

Elle haussa les épaules, avec une moue qu’elle voulait moitié désolée moitié fiérote, parce qu’elle ne pouvait s’empêcher de jubiler à l’idée qu’ils avaient eu tort.

Kateline ne dit rien. Alors Judy se tourna vers Gabriella.   

Sa voix était calme, sans porosité, sans hasard, sans hésitation, posée comme un roc dans les flots.

— Gabriella, tu es connectée à quel élément ?

Gabriella regarda les gants ….

— Non, c’est pour Kateline, tu lui as proposé toi-même.

Judy haussa les épaules.

— Tu vois bien qu’elle n’en veut pas. C’est la deuxième fois.

Elle espérait que sa voix ne trahissait pas trop sa rancune mais les mots suffisaient pour la faire parler, que le ton y soit ou non. Elle tendit vers Gabriella les gants avec conviction.

— Allez. Je n’en aurais pas l’usage.

Gabriella tendit une main hésitante. Judy guetta Kateline du coin de l’œil, mais elle gardait son silence, et son air hautain.

Mais Judy se détourna avant que Gabriella n’ait le temps de la remercier. Sentir le poids brûlant du jugement de Kateline était insupportable.

L’heure à son poignet la narguait : l’heure du dîner était encore loin !

Elle se réfugia dans la salle de bain, avant de se rendre à l’évidence : elle ne pourrait pas tenir une minute de plus à l’intérieur de ce dortoir sans que la honte n’ait fini de la dévorer. Qu’est-ce qu’elle venait de faire ? Qu’est-ce que Gabriella penserait d’elle, maintenant ? Pas un bonjour, une présentation, elle lui refilait des gants comme une vieille clef à molette dont elle voudrait se débarrasser.

Elle sortit ; si elle restait une minute de plus, elle se rendrait dingue. Elle priait pour retrouver Nathanaël et même Pierre.

L’air froid du couloir envahit ses poumons. Elle avait laissé sa veste dans le dortoir. Comment y retourner ? Tête baissée, muette, entre des regards sans bruits mais lourds de ce qu’on ne dit pas. Elle frissonna. À cette idée, elle préférait largement frissonner.

Elle descendit les marches avec une lenteur démesurée, chaque marche, un obstacle pour faire passer le temps plus vite.

— Pierre, où est-ce que tu vas ? s’écria une voix dans le couloir.

Judy dégringola les dernières marches de l’escalier.

— Nathanaël ! dit-elle en secouant les bras.

Il était à l’autre bout du couloir et allait s’engager dans l’escalier du même côté, et disparaître. Mais il l’avait vue.

— Judy ! Viens ! On va dehors !

Judy courut la distance qui les séparait. Elle était trop contente de les voir pour marcher sagement dans les couloirs d’Otaïla.

— Qu’est-ce que vous faites ?

— On va dehors a dit Nathanaël, dit Pierre, quelques marches plus bas. Les gars du dortoir ont un pois-chiche dans la cervelle. Je ne pouvais pas les supporter plus longtemps !

Nathanaël fit un clin d’œil à Judy.

— Eux aussi devaient en avoir marre de Pierre, chuchota Judy. C’est gagnant-gagnant, n’est-il pas ?

— Je t’ai entendue, dit Pierre en se retournant, la main sur la rampe.

Il soupira.

— Bon, le grand froid nous attend.

— Et les étoiles, ajouta Nathanaël.

— Et les étoiles, répéta Pierre.

 

Le ciel s’était assombri, mais il y avait autant de nuages que de pénombre, et même la lune semblait manquer au rendez-vous.

— Mince alors, dit Nathanaël. J’ai une idée. Et si on allait visiter les cours dont on nous a parlé ?

— La cour est et la cour ouest ? dit Judy, en enfonçant ses mains gelées dans ses poches.

Elle regrettait vraiment de ne pas être retourner dans le dortoir à présent.

— La cour est, dit Pierre.

— Vendu !

Nathanaël n’attendit pas son reste et traversa en moins de deux l’un des quatre ponts qui enjambaient le lac. Pierre et Judy s’entreregardèrent, surpris.

— Mais attends-nous ! s’écria Pierre sans accélérer l’allure pour autant.

Le silence tomba sur leur petit groupe, comme une nappe de brouillard. Judy ne savait pas ce qu’il voulait dire quand il tombait comme ça. À quoi les autres pouvaient-ils bien penser ? Quel était ce silence ? Tout le monde était-il à l’aise avec lui ? Le simple fait de se poser la question l’agitait et l’embarrassait.

— On ne voit pas grand-chose, dit Nathanaël. Il nous manque cruellement un Connecté au Feu.

— Ou une Connectée, dit Judy, ravie que la conversation reprenne.

— Comment ça ?

— Je suis tombée dans un dortoir de Connectée du Feu. Vous savez la fille du ministre…

— Ah, ça s’est mal passé ? rigola Pierre.

— C’est tout sauf drôle.

— Mais raconte-nous.

— Eh bien, je voulais parler à Lunaé, pour intégrer Otaïla. J’avais ces gants que ma grand-mère m’a offert en espérant que je sois comme elle : Connectée au Feu. Je sais pas… j’ai vu la fille du ministre…

— Schluken ou Aster ?

— Aster.

— Nan, dit Nathanaël, en riant. T’imagines pas toutes les rumeurs qui courent sur lui et qui n’ont jamais été prouvées, c’est ça qui est étrange.

Oh si, j’imagine bien, moi qui habitais au milieu de tout ce qu’il se passe… 

— Et continue, dit Pierre.

 — J’ai proposé les gants. Elle m’a regardée de haut, là, comme ça.

Elle imita son regard hautain et méprisant, en l’exagérant sur les bords.

— Et puis, ils m’ont tous chassés, en me traitant de Déconnectée. Laissez-la, la pauvre, elle ne peut pas se défendre. Bref, j’ai gardé mes gants. Et maintenant, je me retrouve dans le même dortoir qu’elle.

— L’ironie du sort, murmura Nathanaël. Tu vois, c’est comme moi et Pierre. T’imagines si lui et moi on se retrouvait dans le même quatuor ou que toi et… c’est quoi son nom ? Kateline, non ? vous vous retrouviez vous aussi dans le même quatuor… Là, là, ce serait vraiment très drôle.

— Ah, et, j’ai donné les gants à une autre fille du dortoir, Connectée du Feu.

— Devant ses yeux ?

Judy acquiesça :

— Je ne compte plus mes sottises.

— Ça a dû être mythique ! 

Ils se rapprochaient de la cour. Elle était faiblement éclairée par des lampadaires remplis de toiles d’araignée. Les gouttelettes de vapeur du sol trop chaud remontaient et les englobaient comme un halo autour de la silhouette noire du kiosque. Là-bas, des conversations s’animaient, sous forme de murmures d’abord, puis de paroles plus distinctes.

— Il m’a encore filé de la daube.

Judy sentit une main froisser son épaule. Pierre se tenait immobile entre elle et Nathanaël et les agrippait pour qu’ils n’avancent plus.

— C’est Juan. On ferait mieux de faire demi-tour.

— Pourquoi ? dit Nathanaël, sourcils froncés.

Pierre se cachait derrière Nathanaël, mais c’était ridicule, car il faisait presque deux têtes de plus que lui : on aurait dit une girafe de Creux qui se cachait derrière un bâton de bambou.

— D’ailleurs, dit Pierre, ce ne doit pas être très autorisé de sortir comme ça la nuit, à l’extérieur de l’île centrale…

— Depuis quand ça te préoccupe, monsieur Je-m’en-fiche ? dit Nathanaël.

Judy n’y avait même pas pensé. Elle n’était plus à une règle près, après avoir frôlé la mort – ou presque – face aux Lombrics. Quiconque croisait les Lombrics et qui s’en sortaient avait frôlé la mort. Mort et Lombrics allaient toujours de pair.

— Depuis que je me suis pris une bugne par Juan Concalves. C’est suffisant ? Allez, on bouge !

Ils commencèrent à rebrousser chemin quand une voix rauque et moqueuse fendit l’air jusqu’à eux :

— Où est-ce que tu vas comme ça, Forêt, avec ta bande de petits fumiers ?

— Qu’est-ce qu’on lui a fait, nous ? protesta Nathanaël à voix basse.

— Rien, c’est ça le problème. Il en invente pour tout et rien. Il ne suffit de pas de grand-chose pour qu’il t’ait dans son viseur.

Pierre se retourna à demi, vers Juan, mais Nathanaël n’en démordait pas.

— Qu’est-ce que tu lui as fait ?

— Pas tes oignons.

— Bah, je sais pas, il a vraiment l’air furieux. On a aussi peur pour nos pommes, figure-toi. Les ennemis de mes amis sont mes ennemis. Hein, Judy ?

— J’imagine…

Elle ne détachait pas son regard du garçon qui se dirigeait vers eux, à la recherche d’une faiblesse, tapis quelque part. Mémé lui avait toujours dit que tout le monde avait des faiblesses ; il suffisait de viser juste, précis, efficace.

— Tu me dois quelques demi-edels, tu te souviens ? dit Juan, en insistant sur l’euphémisme.

À la lueur des lampadaires, il devint visible. Il était grand et costaud, plutôt massif, avec une mâchoire anguleuse, des cheveux et des sourcils épais. Il devait avoir un ou deux ans de plus qu’eux. Et de fait, plus d’expérience à Otaïla. Sa bande à lui était resté dans les replis ombrés du kiosque. Leurs rires ténus servaient de toile de fond.

Il était à présent face à Pierre. Nathanaël s’écarta de Pierre, comme s’il savait qu’il risquait de se prendre un poing perdu s’il restait près de lui. Juan fulminait, on sentait presque la vapeur autour de lui s’agiter.

— Quelques demi-edels… Si tu veux, je te le rends, pas besoin d’en faire tout un plat, dit Pierre, d’une petite voix. Je n’ai pas d’argent sur moi et je n’en aurais jamais assez pour le prix que tu m’as demandé…

Juan serra son poing autour de son col.

— Tu m’as promis cet argent.

— Qu’est-ce que tu veux faire avec de l’argent, hein ? Allez, laisse-moi te le rendre.

— Mais de quoi à la fin ? s’exclama Nathanaël.

— On t’a pas sonné, le petit blond.

Nathanaël croisa les bras.

— Idiot, lâcha-t-il dans un souffle.

— Qu’est-ce que tu as dit ? dit Juan en se tournant brusquement vers lui.

Le cœur de Judy se mit à battre plus fort.

— Idiot, dit-elle à la place de Nathanaël. Et peut-être qu’il n’a pas tort, tu ne penses pas ?

Ils la regardèrent tous avec des yeux ronds. Ronds de stupeurs pour Pierre et Nathanaël. Ronds d’indignation pour Juan.

Elle vit le poing foncer sur elle avant qu’il n’esquisse un geste. Elle se baissa juste à temps, et elle sentit le souffle du poing sur le dessus de son crâne.

— Courez ! dit-elle à Pierre et Nathanaël.

Elle bouscula Juan sur le côté et fonça droit sur le chemin qu’ils avaient emprunté pour venir sans réfléchir. Elle espérait qu’ils la suivaient. Elle jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Ils couraient derrière elle, talonné par Juan, qui les mains en avant les injuriait. Il avait l’air ridicule à courir en se dandinant de droite à gauche comme un pingouin, mais Judy comprit ce qu’il mijotait quand elle reçut en plein visage une violente rafale de vent.

Connecté à l’Air.

Bientôt, l’air se mit à rouler dans leur sens opposé et à les ralentir. Et les trois ne pouvaient rien faire, car ils ne savaient rien faire avec leur connexion pour l’instant. Nathanaël lui lança un regard désespéré.

Ils atteignaient à peine les ponts qui enjambaient le lac de l’île principale.

— Il va se fatiguer ! cria Pierre.

Il avait raison : presque aussitôt, le vent faiblit. Il devint plus qu’un souvenir de gifle. Ils se précipitèrent sur le pont. Judy se mit à rire en sautant par-dessus les flaques qui reflétaient les lumières vacillantes des feu-follets coincés dans les réverbères et de la pâlotte lune.

Un escadron de minuscules tornades tricota entre leurs jambes jusqu’à ce qu’ils se réfugient dans le hall du cône des Esprits.

— J’ai jamais vécu quelque chose d’aussi hilarant ! s’exclama Judy, secouée d’un rire incontrôlable entre deux souffles entrecoupés.

Pierre avait les mains sur les genoux, haletants.

— Non, non, ce n’était absolument pas drôle.

Judy rit de plus belle et lui tapota l’épaule.

— Oh si.

Nathanaël riait silencieusement derrière Pierre.

— Il est temps d’apprendre à maîtriser nos éléments, tu ne crois pas ? Sans ça, on ne finira jamais l’année indemnes.

Judy tituba jusqu’à la cantine.

— Installons-nous, là où il y a du monde avant que ce dégénéré ne nous retrouve.

— Mais quel éclair de génie, marmonna Pierre.

Mais Judy savait que sous ses faux-airs, il souriait aussi.

Elle tira une chaise. Nathanaël n’avait plus de yeux que pour le potage qui reposait dans une grande soupière au centre de la table. Une dame avec une toque sur la tête s’activait derrière eux et finissait de les installer. La salle commençait à se remplir. Et le silence de leur tablée se retrouva envahi par le bruit des autres, et de leurs conversations enflammées.

La chaleur des épices tomba dans ses tripes, et c’était tout son corps qui revivait. La douceur des légumes l’apaisa après le feu d’artifice de goûts inconnus. Son esprit n’aspirait plus qu’à manger ; Juan, sa connexion, Pierre, Nathanaël, Eustache, Kateline, son père n’étaient plus qu’une tache au tableau recluse dans un coin de cet instant merveilleux, cet instant de rien, qui lui donnait tout ce qu’elle n’avait jamais eu en une seule bouchée.

Elle finit son assiette en premier, et attendit, dans les vapes, un peu comme après avoir trop couru. Elle n’avait jamais aussi bien mangé de toute sa vie. Rien que pour ça, son père aurait dû se battre corps et âme pour la faire entrer dans cette école. Mais non, pour lui, il aurait mieux fallu mourir de faim que de se connecter à un élément. Elle ne le comprendrait jamais. Où était-il ? Que faisait-il ? Elle ne voulait pas l’imaginer. Elle respira plus fort, pour s’arracher à la tornade de pensées qui déboulait dans son esprit.

Nathanaël reposa sa cuiller dans un tintement de porcelaine.

— Alors, dis-nous. Qu’est-ce qu’il voulait, ce Juan ? Tu lui as pris quoi ?

— Je préférerais ne pas en parler, répondit Pierre.

Nathanaël croisa les bras. Judy ressentait le même mécontentement.

— Arrêtez de me fixer comme ça.

Pierre tripota son couteau, posée à côté de son assiette, presque effrayant.

— Un monocle.

— Un monocle ?

— Tu ne comprends pas. C’est un monocle spécial.

Il fuit du regard, comme si cela suffirait à le faire disparaître, lui, de la salle. Judy ouvrit grand les yeux.

— Un monocle spécial, tu dis ?

— Oui, spécial, exactement, répondit Pierre, exaspéré.

— Il a un nom ? insista Judy.

— Comment ça, un nom ?

Cette fois, Pierre se tourna vers elle : elle comprenait donc ?

— Les Lombrics…, ajouta Judy, en suspens.

Il se figea avec un air mi-sérieux, mi-paniqué.

— Il va falloir qu’on parle.

Judy se retint de rire. Elle ne devrait pas avoir envie de rire mais l’expression de Pierre était hilarante. Elle ne devrait pas avoir envie de rire parce que c’était sérieux. Il savait quelque chose de plus qu’elle. Peut-être quelqu’un qui la lierait enfin aux Lombrics… et à son père.

Mais parler ici serait trop risqué. Elle avait fait sa promesse à Mémé ; si elle devait la briser pour retrouver son père, elle voulait le faire quelque part où les murs n’avaient pas d’oreilles. Attendre une nuit serait un enfer, mais les secrets valaient bien cette peine. Elle se leva.

Nathanaël les regardait avec réprobation, une main pianotant sur la table. Le laisser savoir ou non ? Judy n’avait pas encore fait de choix. Elle les connaissait à peine ! C’était le problème de Pierre. Qu’il lui dise ou non, c’était lui qui choisirait de mettre Nathanaël dans la confidence. La seule chose qu’elle pouvait faire, c’était le revoir, pour « parler ».      

— Très bien. Demain, onze heures, à la bibliothèque.

Et elle partit pour ne pas céder à la tentation de poser une question de plus.

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