6 septembre 2015

Par Dédé

 

6 septembre 2015 – New York

 

Tétanisé devant la devanture du restaurant dans lequel il travaillait, Wyatt ne put s'empêcher d'être hanté par le visage de Brian. New York, le N.Y.Food. C'était comme s'il avait oublié tout cela pour se retrouver propulsé à nouveau dans ce camp de redressement, encore une fois à son insu. Cet horrible camp.

Tous les souvenirs tournoyaient à l'infini dans son esprit. Il se rappela des coups de matraque qu'il recevait aux genoux. Des brûlures de cigarettes partout sur son corps. De l'odeur de pourriture qui traînait partout dans le camp. Des aboiements du Docteur Brute. De toutes les humiliations. Des brimades de certains autres adolescents. Ces pensées parasitèrent toutes les autres. Le reste n'existait plus. Il avait à nouveau quinze ans et subissait les pires tortures à cause de son homosexualité.

Il ignorait combien de temps s'était écoulé entre la rencontre furtive avec le regard de Brian et le moment où il entendit cette voix qui le ramena à la réalité :

— Wyatt ! Wyatt ! Hé ! Ça va ?

Le jeune homme réagit à peine à l'arrivée de son amie et à ce qu'elle lui disait. Sa voix semblait si lointaine, comme appartenant à un autre monde. Un rêve.

Les insultes, les séjours en isolement, les coups, la torture. Cela lui était impossible de se détacher de ces moments cauchemardesques. Il avait fait son possible pour tout enfouir au fond de lui, pour oublier et passer à autre chose. Et, il avait fallu une très brève rencontre avec ce fantôme du passé pour tout faire remonter. Sa psychiatre l'avait averti que le traumatisme pouvait refaire surface à tout moment. Au fond de lui, il ne l'avait pas vraiment cru. Du moins, jusqu'à maintenant.

Sans un mot, le serveur suivit sa collègue à l'intérieur du restaurant et s'apprêta à reprendre du service, sous l’œil inquiet de son amie qui en avertit aussitôt Harry.

— Tu ne trouves pas qu'il n'est pas dans son assiette ? lui demanda-t-elle, soucieuse, en suivant Wyatt du regard.

— Euh... C'est vrai qu'il semble moins en forme qu'avant sa pause. Sauf que je ne sais pas s'il faut s'alarmer pour autant.

Harry poussa un bâillement discret. Puis, un autre. Encore un autre. Le tapage nocturne de ses voisins l'empêchaient de se reposer pleinement. Cela s'en ressentait légèrement sur son travail. Cependant, il fit tout pour que cela se voie le moins possible.

— Mmh, je ne sais pas... J'ai l'impression qu'il s'est passé quelque chose et qu'il ne va pas bien du tout.

— Euh... Qu'est-ce que tu veux qu'il se soit passé ? tenta de rationaliser Harry. Ce doit juste être un léger coup de fatigue, rien de plus.

La serveuse espérait sincèrement se tromper. Toutefois, son intuition l'induisait rarement en erreur. Sa grand-mère était voyante, comme son arrière-grand-mère et son arrière-arrière-grand-mère avant elle. Elle avait toujours pensé que cette intuition était un héritage familial. Elle n'en avait encore parlé à personne, de peur que l'on ne se moquât d'elle. Juliet n'insista pas pour ne pas affoler son collègue. Déterminée à garder un œil sur Wyatt, elle se dirigea vers une des tables du restaurant où plusieurs clients venaient à peine de s'installer.

Pendant que Harry s'attelait à un autre groupe de clients fraîchement arrivés, Wyatt prit sur lui pour faire bonne figure. Il savait que Juliet et Harry pouvaient lire en lui comme dans un livre. Il ne s'était pas regardé dans un miroir. Mais, il pressentait que son teint blême et son regard perdu dans le vide étaient susceptibles de ne pas passer inaperçus. Ses deux amis ne le connaissaient que trop bien malgré le fait qu'il les ait tenus à l'écart de son passé sordide.

— Un smoothie Beauty in Pink, un Princess Diary et un Sunshine... C'est noté, je vous apporte ça tout de suite, déclara Wyatt avant de disparaître.

En vérité, le serveur était déconcentré et avait dû faire répéter cinq fois aux clients leur commande avant de la noter correctement. Le camp de redressement et Brian ne quittaient plus son esprit... La main tremblante, il peina à porter son plateau, ce qui n'échappait pas aux yeux de Juliet, restant silencieusement à l'écart.

Harry revint au niveau de Juliet et annonça avoir quelque chose à lui demander. Or, le regard de son amie était perdu sur Wyatt. L'intuition de la jeune femme s'intensifiait : le jeune homme n'allait pas bien et quelque chose de lourd et de sérieux se cachait derrière ce mal-être.

— Euh... Mes voisins font encore n'importe quoi jusqu'au bout de la nuit. Je n'ai plus mon quota de sommeil depuis des jours... Je pourrais venir squatter chez toi quelques jours ? demanda le serveur.

— Oui... Oui... Si tu veux...

— Tu as entendu ce que j'ai dit au moins ?

— Oui, se vexa Juliet. Tu veux que je t'héberge car tes voisins continuent de te casser les pieds. Ton proprio fait la sourde oreille, tes voisins n'en ont que faire que tu bosses le lendemain. Et, tu passes la journée à bâiller pensant qu'on ne te voie pas. Je t'écoute quand tu me parles, tu sais.

De retour auprès de ses clients, Wyatt manqua de renverser les smoothies. Il se rattrapa au dernier moment. Une à deux minutes plus tard, une femme d'une trentaine d'années, assise à la table dont il venait de s'occuper, l'appela à l'autre bout du restaurant.

Machinalement, il se précipita en sa direction, tout en essayant d'écouter la cliente, mécontente. Docteur Brute qui aboie après lui, les autres adolescents qui scandent son nom pour se moquer de lui. Le camp de redressement restait encore présent dans son esprit.

— Pardon, vous disiez ? interrompit-il la cliente, de nouveau pris au piège dans ses souvenirs douloureux.

Cette dernière s'agaça de répéter sa requête que Wyatt ne parvenait à écouter que d'une oreille :

— Vous êtes sûr qu'il y a de la banane dans votre Princess Diary ? Parce que la banane, je ne la sens pas beaucoup, vous savez.

Si cela avait été Juliet ou Harry, ils auraient remis la cliente à sa place, agacés qu'elle minaude pour si peu. Wyatt était un éternel gentil au N.Y.Food, prenant toute critique avec le sourire.

— Pas de problème, je transmettrai à mon supérieur. Veuillez recevoir mes plus sincères excuses, déclara-t-il le regard charmeur.

Visiblement, son charme ne faisait pas effet. La trentenaire ne comptait pas en rester là :

— Non mais vous m'avez mal comprise... Je veux que l'on me rembourse ou que l'on me serve un autre Princess Diary avec plus de bananes pour remplacer celui-là.

— Madame, si je vous en sers un autre, le restaurant vous facturera les deux smoothies. Je...

— Me facturer les deux ? Vous plaisantez, j'espère ? fit-elle de son air le plus outré.

Incapable de répondre à sa cliente offusquée, Wyatt fut assailli de visions du camp de redressement qui tourbillonnaient dans sa tête. Il revoyait Brian, docteur Brute, le directeur du camp, d'autres camarades de galère, des souvenirs de tortures que l'on lui avait infligées durant tout ce temps. Il ressentait d'anciennes blessures lui lancinant le corps à nouveau. Son esprit était loin de cette polémique de smoothie avec ou sans banane.

— Vous êtes la première à vous en plaindre...

— Vous me traitez de menteuse, monsieur ?

— Non, non, pas du tout... Je...

En vérité, Wyatt n'en avait rien à faire de son satané smoothie. Pour l'avoir goûté plusieurs fois, on décelait très bien le goût de la banane. Il sentait que ses nerfs commençaient à s'effriter. Mais, la cliente n'en démordait pas :

— Si vous me resservez le même que celui que je viens d'avoir, ça ne va pas le faire... Écoutez, je ne veux pas faire le travail à votre place mais faites passer le mot et amenez-moi un smoothie convenable.

— Notre Princess Diary est plus que convenable, je vous prierai de baisser d'un ton ! Je vous parle poliment. Je vous prierai d'en faire de même.

— Non mais je rêve ! Avant de donner des cours de politesse, vous l'avez goûté au moins, le Smoothie ?

Juliet et Harry interrompirent leur discussion et se tournèrent vers leur collègue. Le ton commençait à monter et tout le restaurant avaient les yeux sur eux. Alors qu'il ne s'inquiétait pas pour son ami jusque là, Harry vit que Wyatt perdait patience, ce qui ne lui ressemblait guère.

— Et plutôt deux fois qu'une, si vous voulez savoir ! répliqua Wyatt, piqué au vif. Ce n'est pas le Smoothie, le problème.

Le rouge monta au nez du serveur.

— Est-ce que tout va bien ? demanda Juliet, venue à la rescousse du serveur avec le sourire.

Wyatt resta silencieux. Contrairement à la cliente :

— On m'a servi un Princess Diary et je n'en suis pas satisfaite. C'est pas peu dire... Il y a de la banane normalement, non ? Et elles sont où les bananes dedans ? Non, parce qu'on ne les sent pas beaucoup...

Le serveur tenta de masquer une grimace avant d'ajouter :

— Je vais m'assurer qu'on vous le refasse, votre p... votre smoothie. Ça va... On ne va pas polémiquer cent ans dessus non plus...

Alors qu'il s'éloigna en trombe, faussement calme, Juliet tenta de s'excuser de cet incident. Même si elle avait secrètement envie d'étrangler la cliente pour être parvenue à mettre Wyatt hors de lui. Depuis qu'ils se connaissaient, elle ne l'avait jamais vu dans cet état-là. Elle en était de plus en plus inquiète.

En attendant le retour du serveur avec le nouveau smoothie, Juliet rejoignit Harry dans un coin de la salle de restaurant. Ils chuchotèrent discrètement, soucieux de l'état de leur ami.

— Euh... Il a peut-être reçu une mauvaise nouvelle durant sa pause, tout à l'heure, suggéra Harry.

— Je ne sais pas du tout...

Leur inquiétude fut grandissante au retour du serveur perturbé.

La cliente afficha un sourire ravi lorsque Wyatt revint avec un autre Princess Diary. Ce dernier mit de côté ses jambes tremblantes, la sueur qui menaçait de perler son front. Il repensa aux nuits passées au dortoir du camp de redressement. Ces longues nuits sans aucun confort. Supportant le froid glacial de la nuit. La cliente avait l'impression que le serveur restait là afin de recueillir ses premières impressions sur la boisson. Elle ne perdit pas de temps pour goûter le smoothie. Sa réaction ne se fit pas attendre :

— Je suis désolée mais je ne vois aucune différence. Il n'y a pas de banane.

Perdu dans ses pensées, Wyatt était dans son dortoir miséreux, seul au monde.

— Monsieur ?

Le matelas dur. Le mal de dos. Les insomnies. La sensation d'étouffement causée par la surpopulation des dortoirs. Tout lui revint en mémoire et il était à des années lumière du N.Y.Food. Sa cliente tenait à le ramener sur la terre ferme.

— Monsieur ? Vous vous fichez de moi là ?

Échaudé, le serveur n'était plus maître de ses actions. Ses nerfs avaient lâché. La cliente et son smoothie à la banane lui semblaient tellement dérisoires par rapport aux démons de son passé. Il avait échappé à la mort un nombre incalculable de fois. Il avait passé presque trois ans de sa vie à tenter de survivre dans un monde hostile, violent et isolé. Et, maintenant, une cliente grincheuse se plaignait d'un smoothie dans lequel il n'y avait pas suffisamment de bananes à son goût...

Piégé dans ses souvenirs avec la voix de la cliente résonnant dans un brouhaha incompréhensible, il s'empara de la boisson en prenant soin de la renverser sur la chevelure rousse de la cliente.

— Toujours pas assez de banane dans votre putain de smoothie de merde ? dit-il en lançant ensuite le gobelet à quelques mètres de la table. S'il ne vous plaît pas, vous pouvez vous les foutre au cul, vos bananes ! Et aller voir ailleurs si elles y sont !

Ne prenant pas la peine de regarder la foule réagir autour de lui, Wyatt quitta le restaurant. En larmes. Au bord de la crise de nerfs. Avant de disparaître dans la foule massive de new-yorkais.

Incrédules, Juliet et Harry se regardèrent sans dire un mot. Il était désormais évident pour Harry qu'il n'avait pas voulu voir le mal-être de son ami et pour Juliet, qu'elle avait sous-estimé la situation.

— Dans dix minutes, le temps qu'il se calme un peu, je l'appelle, se décida Juliet.

— Euh... Mon service finit bientôt. S'il ne te répond pas, j'irais le voir, annonça Harry avant de demander fermement à la fameuse cliente de régler ses deux smoothies et de quitter l'établissement au plus vite.

Personne ne comprenait la scène qui venait de se dérouler au restaurant. Une chose était sûre : Wyatt ne s'était pas mis dans un tel état pour rien. La raison devait être grave, très grave. Encore plus grave qu'une histoire de smoothies..

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Jupsy
Posté le 06/10/2019
Coucou Dé,

Je continue encore un peu, et je dois reconnaître que le retour dans le futur est réussi. La manière dont Wyatt réagit face au traumatisme qui remonte est vraiment réussi. Il se perd dans ses souvenirs, est incapable de remettre pieds dans le présent, de s'y intéresser vraiment et ce n'est vraiment pas très gentil de lui mettre une cliente aussi casse-pied dans les pattes. La rechute dans le passé n'était-elle pas suffisante ?

Je note que Juliet et Harry sont là pour s'inquiéter et c'est une bonne chance. Il n'est pas seul et j'espère que cela l'aidera à affronter la suite.

Quant à Brian, je me demande s'il l'a vu et s'il a vécu la même chose. Ou s'il le vit mieux. Bon après si ça se trouve, il y a des choses qu'on ne sait pas le concernant et qui pourrait montrer qu'une interaction verbale était loin d'être nécessaire...

Et je n'ose pas imaginer quelle réaction aurait eu ce pauvre Wyatt si l'autre Brute avait surgi au détour d'une ruelle !

J'espère que ça ira mieux même si je suis pas sûre que ce soit le cas de suite dès le prochain chapitre ! ^^'
Dédé
Posté le 06/10/2019
J'essaie d'alterner avec les deux timelines (l'histoire en soi n'était pas compliquée du tout déjà…).

J'ai pris soin aussi de bien soigner le côté psychologique. J'ai donc été très touché que tu dises que c'est réussi. Je suis maso car j'aime bien le perso mais je ne cesse de lui faire bobo. La rechute n'était pas suffisante, je confirme. Il fallait montrer que dans le bond dans le temps, non tout n'était pas rose. Que l'équilibre est fragile. Que tout peut revenir en mémoire comme un boomerang.

J'aime montrer aussi que Wyatt n'est pas seul. Ca laisse de l'espoir. A voir maintenant si c'est bon de s'y accrocher, à l'espoir.

Je ne vais pas dire si ça ira mieux ou pas. Je te laisse découvrir cela quand tu te sentiras prête.

A très bientôt et merci pour ton retour ! Il m'a fait super plaisir ! Je te sens investie dans l'histoire, prendre du "plaisir" à lire le texte (je suis pas sûr que "plaisir" soit le mot mais je me comprends) et j'en suis vraiment fier. Notamment car avec Sej tu fais partie des gens qui étaient là à mes débuts et ça me rend à la fois nostalgique de ce temps-là mais aussi fier de mon évolution.
Keina
Posté le 28/08/2019
Ah ! Je pensais qu'il y aurait une interaction avec ce Brian, mais en fait non, son apparition c'était juste histoire de bien replonger Wyatt dans ses angoisses. xD En tout cas, encore un chapitre très bien géré ! Je te sens plus à l'aise sur le futur, non ? Là, on ressent parfaitement l'a crise d'angoisse grandissante de Wyatt, et son pétage de plomb. J'espère que ses amis sauront l'entourer et dépasser ça !
Dédé
Posté le 15/09/2019
C'est vrai que je suis plus à l'aise avec le futur. Quoique… L'angoisse et les traumatismes, c'est pas évident à retranscrire. Mais, dans le passé, je dois justifier ce qui le met dans cet état, sans en faire trop mais suffisamment pour que ça traumatise. Je joue à un jeu dangereux avec cette histoire. Ma crédibilité peut se casser la figure à tout moment.

Le futur, c'est aussi un "univers" où il peut y avoir de l'optimisme. Et c'est bien l'optimisme. Tant qu'il y en a.
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