8 septembre 2002 – Alpharetta, Géorgie
— Debout, bande de morveux ! Allez, allez ! Plus vite que ça !
Un militaire rustre vociférait dans le couloir et fit irruption dans le dortoir de Wyatt. L'adolescent aux yeux bleus avait sursauté à cause de tous ces cris sans être réveillé pour autant. Encore aurait-il fallu dormir. Il avait passé une partie de la nuit dans un van pour ensuite être traîné de force jusqu'au dortoir. Une fois allongé sur son vétuste matelas, un autre adolescent s'était présenté à lui et le premier contact avait été un peu mouvementé :
— Moi, c'est Brian... Brian Felton, et toi ?
— Et moi, j'ai envie de dormir ! avait chuchoté Wyatt, à bout de nerfs.
Discuter avec ce Brian revenait à considérer que la situation était tout ce qu'il y avait de plus banal. Wyatt ne voulait pas se leurrer : il se savait en très mauvaise posture. Il était hors de question de faire comme s'il venait d'arriver dans un vulgaire camp de vacances, à passer son temps à bavarder dans le dortoir à l'instar des surveillants.
— D'accord, je te laisse tranquille. Comme tu voudras... Bonne nuit.
Peut-être avait-il été injuste avec Brian. Parler avec son camarade de chambrée aurait fait passer le temps plus rapidement. Parce qu'une nuit dans un endroit terrifiant et inconnu sans dormir, ce n'était pas une nuit très reposante. Et, le matin s'était à peine levé que le militaire chargé de les réveiller hurla dans les couloirs et fit usage de son sifflet, prenant plaisir à agresser les oreilles des adolescents de bon matin. Malgré les coups de sifflet, Wyatt avait décidé de ne pas se lever. Les autres garçons de son dortoir obéissaient sans opposer de résistance.
— Tu devrais te lever, lui conseilla Brian.
Le conseil tomba dans l'oreille d'un sourd.
— Je l'ai vu faire... Je sais ce qu'il fait subir à ceux qui lui tiennent tête. J'ai peut-être été comme toi au début...
Il se tut, au plus grand bonheur de Wyatt. Sauf que le bonheur fut de courte durée :
— Crois-moi quand je te dis que se rebeller, ce n'est pas la solution.
C'était la phrase de trop pour Wyatt. Il voulait simplement qu'on le laissât tranquille. Pouvoir dormir. Encaisser les événements de ces derniers mois. Ses sentiments pour Jacob. Ce dernier qui était parti du jour au lendemain. Les propos homophobes, dégradants, humiliants de ses parents. L'enlèvement. Son esprit ne parvenait pas à gérer tout cela.
— Fiche-moi la paix ! Il est hors de question que je joue au gentil petit soldat, tu m'entends ? Je vais sortir de là et vite fait !
La mine bienveillante de Brian sembla disparaître tant ses traits s'étaient durcis :
— Qu'est-ce que tu crois ? Qu'on s'est pas battus nous aussi au début ? Mais ils nous laissent pas le choix, avertit Brian à voix basse.
— M'en fiche, je ne me lèverai pas...
— Mec, tu ne sais pas de quoi ils sont capables... Sinon, crois-moi, tu te lèverais ! Et plutôt deux fois qu'une.
En vérité, Wyatt jouait le dur mais il prenait en compte les avertissements de son camarade. Il avait conscience des ennuis qui l'attendaient. Il venait d'arriver. Il n'avait donc aucune idée de ce que ces hommes étaient capables. Et, s'ils kidnappaient des adolescents à leur domicile avec l'accord des parents, quelque chose lui dit qu'ils pouvaient faire bien pire. Qu'ils étaient capables de tout.
— Hé ! Le nouveau ! Tu vas te lever, oui ?
— Non.
— Pardon ? s'offusqua l'homme que Wyatt avait décidé d'appeler Instructeur en survêt.
— M'sieur, il a été malade toute la nuit... Douleurs au ventre qui l'ont plié en deux, je crois, le défendit Brian.
Le soi-disant malade regarda celui qui venait de prendre sa défense d'un air mauvais. Il ne lui avait rien demandé et il commençait déjà à se mêler de ce qui ne le regardait pas. Wyatt le détestait et avait envie de le frapper de toutes ses forces. Seulement, une infime partie de lui fut touchée de voir quelqu'un prendre sa défense. D'enfin voir que quelqu'un tenait à lui. Quoi qu'on ne pouvait pas dire cela de Brian qu'il connaissait depuis quelques heures seulement.
— Je vais bien, rectifia Wyatt. Je n'ai pas envie de me lever, c'est tout.
Son avocat de fortune lui lança un air affolé. Le jeune Mathis savait ce que Brian voulait dire : il allait au devant de grands ennuis. Mais, il s'en fichait. Peut-être que si les hommes venaient à en avoir marre de lui, ils allaient le laisser tranquille au bord d'une route et l'abandonner sans se retourner. Pour l'instant, ce fut le seul plan qu'il avait.
— La fiotte ne veut pas se lever, hein ?
Instructeur en survêt se tenait debout. Il croisait les bras. Il usa ensuite de toutes ses forces en un temps record pour soulever le matelas. Le renverser. Faire tomber l'adolescent sur le sol. Cela le décontenança. Il n'avait pas anticiper ce geste. Il se retrouva avachi sur le sol. Ses bras et ses jambes tremblaient un peu.
Personne ne plaisantait ici. Il venait d'en avoir un petit aperçu. Même Brian lui lança un regard digne d'un «Je te l'avais dit». Wyatt le trouvait de plus en plus agaçant, voire même auto-suffisant. Il n'avait vraiment pas intérêt à le coller de trop près à longueur de journée. Parce qu'il n'allait pas pouvoir refréner ses pulsions de violence bien longtemps.
— Maintenant, sale pédale, tu te lèves et tu descends rejoindre les autres ! ordonna Instructeur en survêt.
Avant de partir, il prit soin de cracher un filet de salive sur l'adolescent. Puis, il tourna les talons pour aboyer sur les autres adolescents. Il reprit ses sifflements pour chasser ceux qui traînaient encore des pieds dans le couloir.
— Ça va ? s'enquit Brian.
— Mais lâche-moi, toi ! Qu'est-ce que tu me veux à la fin ?
Les mains en l'air et reculant jusqu'au couloir, l'autoproclamé sauveur de Wyatt disparut de son champ de vision pour son plus grand bonheur. Le répit fut de courte durée. Il entendit quelqu'un monter quatre à quatre les escaliers menant au dortoir :
— Mathis, c'est ça ? Rawlins te réclame dehors.
— D'accord... Mais c'est qui ce Rawlins au juste ? demanda Wyatt machinalement, sans aucune intention d'obéir à cet ordre.
— Rawlins ? Le type qui nous a réveillés...
Instructeur en survêt se faisait ainsi appeler Rawlins. L'adolescent préférait en rester à ses surnoms, n'ayant aucune envie de sympathiser avec qui que ce soit ici.
— Au fait, moi c'est Léo ! fit l'adolescent-messager avec un sourire compatissant.
— Et moi je n'ai pas de nom, lâcha sèchement Wyatt.
N'insistant pas, Léo quitta la pièce et retourna au rez-de-chaussée. Wyatt était resté par terre. Presque immobile. Les jambes encore tremblantes. Quelques gouttes de bave d'Instructeur en survêt sur la joue et sur son t-shirt blanc de la veille. Figé sur place et luttant pour ne pas fondre en larmes, il voudrait disparaître. De préférence dans un trou de souris. Sortir de cet endroit lugubre.
La fatigue et les humiliations matinales commençaient à avoir raison de lui. Il devait se rendre à l'évidence : le plan consistant à énerver les kidnappeurs n'était pas le meilleur qui soit. Le directeur, Docteur Brute, Instructeur en survêt ou n'importe qui le ferait craquer bien avant qu'il ne puisse mettre un pied dehors. Après tout, Brian avait bien dit qu'ils avaient tous essayé de lutter. Les voilà maintenant agissant comme de bons petits chiens bien domestiqués. Wyatt ne pouvait dire s'il se sentait capable d'en faire de même. Suivre les ordres, subir les humiliations sans broncher, être traité comme un animal à longueur de journée, c'était bien trop difficile à supporter. Au mieux, il tiendrait quelques jours, guère plus. Et cela, dans le meilleur des cas.
Tout en essayant de se relever, il se ravisa tant ses bras et ses jambes continuaient à s'agiter malgré lui. La gorge nouée, il ne prit même pas la peine d'appeler à l'aide. Cela lui allait bien de rester là, livré à lui-même sans personne pour l'humilier ou tenter de se lier d'amitié avec lui. Si son corps n'était pas en train de le lâcher, il aurait tenté de s'évader. La raison lui souffla pourtant d'abandonner cette idée. Cela allait obligatoirement se solder par un échec. Sa tentative se retournerait contre lui. Il ne doutait pas du sérieux des représailles qu'il pourrait subir s'il se faisait attraper.
— Je peux entrer ?
Wyatt n'eut pas besoin de lever les yeux pour mettre un nom sur cette voix. Il avait reconnu Brian. Contre toute attente, il n'était pas aussi agacé de le savoir dans les parages. Ses pulsions de violence s'étaient dissipées à sa vue. Ceci étant dit, il ne tenait pas à le montrer, toujours déterminé à ne pas se créer de liens dans cet endroit sordide.
— Si tu veux entrer, je ne vais pas t'en empêcher, répondit Wyatt sur un ton neutre.
Brian s'exécuta, donnant l'impression qu'il pénétrait dans le dortoir sur la pointe des pieds. Les instructeurs étaient-ils au courant de sa visite ? L'avaient-ils autorisé à tenir compagnie au petit nouveau ? Pire, l'y avaient-ils obligé ? Wyatt s'attendait à toutes les hypothèses.
— Tu vas sans doute me rembarrer quand je vais poser la question mais...
Se sentant incapable de tenir une conversation, ni même de parler de lui, le nouveau venu se retint de lâcher un soupir.
— Comment tu vas ?
L'adolescent semblait vraiment inquiet pour Wyatt. Il pouvait le sentir rien qu'au son de sa voix.
— Ça va comme quelqu'un qui s'est fait kidnapper pour atterrir ici et qui vient de se faire insulter et cracher dessus. Entre autres.
Son sauveur autoproclamé ne répondit rien.
— En fait, pour résumer, je peux facilement dire que j'ai connu mieux.
Les deux adolescents prirent sur eux pour ne pas laisser s'échapper un sourire complice. Brian ne savait que trop bien ce que ressentait Wyatt. Le nouveau venu avait senti peser sur lui son regard compatissant.
— Ça fait longtemps que tu es là, toi ? ne put s'empêcher de demander le fils Mathis.
— Oh... ça ne fera bientôt qu'un an et demi, répondit Brian, défaitiste.
Comment pouvait-on tenir un an et demi dans un endroit pareil ? Cela semblait totalement surréaliste. Wyatt ne se sentait pas capable de supporter ces horreurs aussi longtemps.
— C'est triste à dire mais on finit par s'y faire quand on se plie aux règles, surenchérit-il.
En effet, cette remarque et ce qu'elle signifiait le déprimaient au plus profond de lui-même.
— Le mieux, si j'ai un conseil à te donner, c'est de te faire discret et de voir au jour le jour. L'enfer ne peut pas durer éternellement, tu sais. Honnêtement, moi je m'accroche à ça. Un jour ou l'autre, on viendra nous chercher ou on nous laissera partir. Cette situation ne peut pas durer éternellement. Ils ne peuvent pas nous garder éternellement. C'est impossible...
Wyatt aimerait le croire et s'en persuada de tout son cœur et de toute son âme. Désormais, il allait se focaliser sur cet espoir : l'enfer ne peut pas durer éternellement. Cela le tuait presque de l'admettre mais la présence de Brian à ses côtés rendait son début de matinée un peu moins insupportable que prévu. Peut-être avait-il eu tort de rejeter d'emblée les autres adolescents. Ils étaient eux aussi embarqués dans la même galère que lui, contre leur gré.
— Tu as fait quoi pour être amené ici ?
Se mordant la lèvre inférieure, Wyatt s'en était immédiatement voulu d'avoir posé cette question, sans doute indiscrète. Lui qui s'était juré de ne pas créer de liens avec les autres adolescents. Mais, sans savoir pourquoi, il avait besoin de savoir. Il ressentait l'envie d'apprendre à connaître Brian. Celui qui avait pris sa défense sans réfléchir, sans avoir appris à le connaître, sans le juger.
— Si tu ne veux pas répondre, tu n'y es pas obligé, hein ! ajouta-t-il.
Il craignait d'avoir mis mal à l'aise son sauveur autoproclamé et aussi, il regrettait un peu son élan de curiosité.
— Oh ! Ce n'est un secret pour personne, tu sais. Je faisais du trafic de voitures. Je les piquais avant de les revendre au plus offrant. Mes parents ne savaient plus quoi faire de moi jusqu'au jour où on m'a emmené ici par la force...
Muré dans un silence compatissant, Wyatt appréhenda soudain qu'il ne lui retournât la question. Il n'était pas prêt à parler de lui. De ce qu'il était. De ce qu'il avait enduré.
— Les instructeurs nous ont dit tout à l'heure pourquoi tu étais là, avoua Brian. Il y a quelques cons ici, comme partout tu me diras, mais dans l'ensemble, ça ne nous pose pas de problèmes, tu sais... que...
Le nouveau venu se contenta de hausser les épaules.
— Ce que je veux dire... c'est qu'on n'a pas la même mentalité que les instructeurs. On sait bien que l'homosexualité n'est pas une maladie contagieuse. Franchement, c'est moche de t'envoyer ici pour ça...
Wyatt dut se retenir de ne pas fondre en larmes. Il fut touché en plein cœur par les propos de Brian. Lui qui ne voulait pas se rapprocher des autres détenus du camp... Sa résolution n'aurait pas tenu bien longtemps. Sans doute était-ce une bonne chose.
— Les instructeurs ont l'air d'avoir une dent contre toi. Mais avec les autres, on sera là pour toi, sache-le ! Tu n'es pas tout seul ! On est ensemble dans ce trou et c'est ensemble qu'on en sortira !
— J'aimerais être aussi optimiste que toi, finit par dire Wyatt après plusieurs minutes de silence.
Sa voix ne tremblait plus vraiment. Le choc du réveil finissait par s'atténuer au fil des minutes.
— J'ai entendu tout ce que tu m'as dit et je t'en remercie... Brian... Je suis désolé d'avoir été con tout à l'heure...
L'intéressé laissa s'échapper un sourire que Wyatt lui rendit machinalement.
— Je te rassure, j'étais comme toi lors de mes premiers jours ici. On a tous été comme toi. C'est pour ça que personne ne t'en voudra. Ou alors c'est qu'ils auront oublié ce que ça fait de se retrouver ici sans n'avoir rien demandé à personne.
Brian s'agenouilla à hauteur de Wyatt et mit sa main sur son épaule.
— Ça va aller, d'accord ?
En reniflant un peu les sanglots qu'il étouffait, Wyatt acquiesça de la tête pour signifier qu'il avait compris le message et qu'il le remerciait encore une fois.
— Les instructeurs ne sont pas au courant que je suis là. Je vais devoir te laisser. Tu peux prendre une douche pour te laver un peu et nous rejoindre en bas, au réfectoire. Je ferai en sorte qu'il y ait une place à ma table et de quoi manger, si ça te dit.
Touché par cette attention, Wyatt accepta volontiers avant de voir Brian disparaître dans le couloir. En se donnant un peu de courage, il finit par se lever correctement et à marcher d'un pas hésitant jusqu'aux douches. Tout en se déshabillant, il fit couler l'eau et remarqua sans trop de surprises qu'il allait devoir se contenter d'eau froide.
— Bienvenue en enfer, Wyatt ! se dit-il à lui-même.
Par précaution, il dissimula ses vêtements dans un coin discret des douches. Par prudence, il conserva son caleçon sur lui. Au cas où un autre adolescent voire même un instructeur ne fasse irruption pour le brutaliser davantage.
— L'enfer ne peut pas durer éternellement. L'enfer ne peut pas durer éternellement... Ce n'est pas possible ! se répéta-t-il inlassablement alors qu'il se plaça méticuleusement sous le jet d'eau glacée.
Trois ans, c'est tellement long. Et je ne pourrais pas tout montrer mais je montrerais l'essentiel. L'évolution de son état d'esprit, de ce qu'il subit. Surtout que la vie au camp peut être pas mal routinière. Parait-il qu'il faut savoir varier les plaisirs aussi. Enfin… "plaisirs"... On se comprend.
Des alliés, il en faut bien un peu.