Ils ne sont pas faciles à convaincre. Pourtant, je ferai tout pour qu’ils me laissent traîner un peu plus avec eux. C’est du temps de moins à passer à la maison. Je n’en peux plus. Seule Olga est gentille avec moi. J’ai l’impression d’être revenu vingt ans en arrière. On a beau grandir, mûrir, une fois qu’on renferme une fratrie entre quatre murs, ils redeviennent entre eux les gamins imbuvables qu’ils étaient. Si Arnaud m’ignore comme la peste, le plus petit de mes frères passe son temps à me suivre et imiter tout ce que je fais – au grand dam de ma mère – et Lucia crache dans mon dos toutes les cinq minutes ou me pince dès qu’elle s’approche à moins d’un mètre. Ils n’ont pas une vie, en dehors de ce manoir de malheur ?
Je l’avoue, c’était un peu présomptueux de ma part de débarquer chez cette fille avec cette idée saugrenue, mais la vérité, c’est que je n’ai pas un sous en poche et que j’aime tenir parole. Je lui ai dit que je ferai un don, mais je n’ai rien à donner, à part moi-même – de manière purement platonique, bien sûr.
Si son employé – mari, ami, amant ? – semble se méfier de moi sans pourtant donner l’impression de me faire déguerpir à coups de marteaux, c’est une autre histoire avec la fille. Femme. C’est moi qui ai halluciné la première fois que je l’ai vue. J’aurais parié qu’elle était aussi jeune qu’Oscar, mais maintenant que je la revois, je me rends compte que c’est faux. Je ne dois pas être bien plus âgé qu’elle. J’étais sûrement trop stressé par mon retour à la maison pour y faire attention. Peut-être que son regard n’était pas si dur.
J’en ai des frissons de frousse dès qu’elle pose les yeux sur moi. Ce n’est pas qu’elle n’a pas l’air gentille, mais pas facile d’accès, c’est sûr. La couche de vêtement qu’elle porte n’aide pas non plus à se faire une idée de sa silhouette. Seules ses prunelles couleur d’ambre sont visibles, entre son bonnet et son écharpe, et des mèches de cheveux bleues dépassent au niveau de ses oreilles. Si elle sourit, je ne le saurais probablement jamais. Bien que je doute que ce soit à l’ordre du jour pour l’instant.
Il faut dire que je n’ai pas su me montrer convaincant. N’est-ce pas la triste histoire de ma vie et pourquoi je foire tous mes projets ?
— A vrai dire, aider les entreprises à se développer, c’est un peu mon boulot !
Quand je ne les fais pas couler. C’est un peu fanfaron de ma part de lui dire ça. Depuis que je suis parti de chez mes parents, j’ai dû créer au moins trois start-up. Elles ont toutes fait faillites, sans exception. La première, je préfère mettre ça sur le compte de l’expérience, je n’avais que dix-huit dans. La deuxième, je l’ai vendue, ce qui m’a rapporté un peu d’argent, mais quatre mois plus tard, elle coulait. La troisième est celle qui m’amène ici aujourd’hui.
Une chose est sûre, j’apprends de mes erreurs, et je me suis renseigné sur le refuge avant de venir. Il est vieux de plus de deux générations. Je ne vois pas comment je pourrais le déloger. Il était là avant ma naissance, je ne suis pas un cas à ce point.
La jeune femme me dévisage comme si j’avais mangé un clown avant de venir, et je tente un regard vers son compatriote. Je n’obtiens rien de mieux. Si elle ne semble pas enclin à me faire confiance et qu’elle me traite comme un moustique sur son passage, lui me jauge comme si j’étais le poison de son existence.
— Je m’appelle Maël, tenté-je pour alléger l’ambiance.
Pas de réponse. Je cligne plusieurs fois des yeux, dans l’espoir que ce malaise soit vite dissipé.
— Popo !! hurle quelqu’un à l’intérieur de la maison.
La jeune femme devient blême et se fige le temps de quelques instants. Un enfant, entièrement nu à part une couche odorante qui lui pend au fessier, débarque sous le porche, un morceau de pain de la taille de sa tête à la main.
Je grimace. L’odeur est... très forte. Cela fait déjà une semaine que le mot « bébé » est sur toutes les bouches des personnes de ma famille, je n’étais pas pressé d’en voir un en vrai. Je ne suis pas doué avec les enfants, ils me détestent, ou me prennent pour un idiot – même si cet adjectif ne fait pas encore partie de leur vocabulaire.
Pour exprimer avec plus de clarté ses propos, le nouveau venu fait un tour sur lui-même et nous offre, par la même occasion, une vue sur sa couche bombée. Le message est on ne peut plus limpide, il demande une extraction. La jeune femme s’élance vers l’enfant en laissant tomber au sol son barda et empoigne le bambin à bout de bras.
— Où est Papa ? demande-t-elle.
— Dodo.
Il doit être midi. Si j’avais pu faire une aussi belle grasse matinée, moi-aussi, j’aurais adoré. Ils disparaissent dans la maison, me laissant seul avec le jeune homme. Lui non plus ne doit pas être bien plus âgé que moi.
— Je suppose que...
Sans un mot, il fait volte-face et s’en va vers l’un des champs. Super. Les mains dans les poches de mon pantalon, j’ai un regard pour ma voiture, pleine de poussière suite à notre vadrouille jusqu’ici et le chemin dans les bois qui laisse à désirer si on n’a pas un 4X4 et des amortisseurs en béton. Après une moue déterminée, je m’avance vers la porte d’entrée de la maison restée ouverte. Ce n’est pas bon pour le chauffage, vu le froid qu’il fait à l’extérieur.
— Je peux entrer ? lancé-je à qui veut bien l’entendre. J’aimerais beaucoup aussi voir les chiots, si c’est possible.
Je suis désespéré. Je devrais avoir honte, mais pas du tout. Il en va de ma survie. Si j’entends encore une fois une personne de ma famille me casser du sucre sur le dos, j’irai me perdre dans les bois pour ne jamais revenir.
— Vous êtes bon en calcul ? me répond une voix lointaine.
Je m’autorise à faire un pas de plus sur le carrelage et à fermer la porte derrière moi. Personne n’a envie de perdre la chaleur emmagasinée à l’intérieur. D’ailleurs, il ne fait pas bien chaud ici.
— Ça va.
Au pire, je peux toujours sortir mon téléphone.
— Trois kilomètres à vingt euros le mètre.
Quoi ?
— Soixante milles.
J’entends d’ici le grognement qui me répond.
— En combien de temps, avec votre truc upule je sais pas quoi, il me faudrait pour avoir cette somme ?
— Des années, risqué-je.
Nouveau grognement. Mauvaise réponse.
Je fais un pas de plus dans le couloir d’entrée. Un escalier semble mener à l’étage, et une porte sur ma droite à la cuisine et une autre sur ma gauche, sur le salon. Des tas d’objets s’entassent un peu partout, alors du cadre de photo de famille qui date de plusieurs générations, à une lampe à huile et un vase chinois.
Avant que j’arrive jusqu’au salon, l’enfant passe en courant entre mes jambes, m’arrachant un cri de surprise. Il est maintenant habillé d’un pyjama pilou et se trimballe toujours son quignon de pain. Un deuxième bêlement de stupeur m’échappe quand la jeune femme se plante devant moi, les mains sur les hanches.
— Vous savez négocier ?
Pris sur le fait, je ne suis jamais très bon orateur. Il me faut toujours rédiger mes discours à l’avance si je veux avoir l’air crédible, sinon, je me retrouve toujours à rajouter tout plein de détails inutiles et des blagues nulles.
— Euh.
— Vous connaissez les gens de la région ? renchérit-elle.
— Bah, à part ma... Non, en fait.
Même quand j’étais adolescent et que je vivais ici, je me mélangeais peu aux autres. J’étais un gamin solitaire, persuadé qu’il ne trouverait jamais son bonheur ici, qui rêvait de grands voyages et de fugues.
Elle fait mine de réfléchir et j’observe un peu plus la pièce dans son dos. Le salon est rempli à craquer de fauteuils et canapés, comme si deux familles vivaient en même temps ici. Nous sommes sans aucun doute plus nombreux chez moi, et il y a souvent des gens qui doivent rester debout parce qu’il n’y a pas assez de quoi s’asseoir pour tout le monde. Chaque siège est recouvert de coussins et de plaids en tout genre. Un bon feu brûle dans la cheminée, amenant un peu de chaleur à la pièce. Les murs sont recouverts de photos et des magazines vieux comme le monde traînent un peu partout. Je remarque, aux pieds des braises, une caisse en carton, et à côté, des biberons, lingettes et compresses.
— Les chiots sont là ?
La jeune femme hoche la tête, ailleurs, et je traverse le salon en quelques enjambées, slalomant entre les paires de chaussons oubliés et les jouets pour enfant. Je m’accroupis près des petits animaux endormis.
— Euh. Il en manque un, non ?
— Perdu la deuxième nuit.
Un froid que je n’avais jamais senti jusqu’ici parcourt mon corps tout entier. Ce n’est pas tant le détachement avec lequel elle m’annonce la nouvelle, mais plutôt l’idée que je n’ai peut-être pas trouvé ces pauvres bêtes assez tôt. Quelques heures avant, et ils auraient reçu chaleur et nourriture plus vite.
— C’est pas à vous de vous en vouloir, déclare-t-elle avec humeur – comme un reproche, mais à ceux qui les ont abandonnés.
— Ça vous arrive souvent, hein ?
— Trop, souffle-t-elle.
Elle se laisse tomber dans un des canapés et pose son regard sur le bois qui flambe près de moi. Tout à coup, elle a l’air épuisée. Elle se débarrasse de son écharpe, puis de son bonnet, et mon cœur se gonfle tout à coup, comme un ballon de baudruche. C’est si soudain que je me mets à toussoter pour retrouver le contrôle de mon corps, sans savoir ce qui m’a pris.
— C’était pour quoi, le calcul ?
— M’enlever une grosse épine du pied.
Pas facile d’avoir des informations. En même temps, ça devrait me paraître normal. Je débarque dans le salon d’une inconnue avec mes gros sabots, ce n’est pas le moment de quémander quoi que ce soit – malgré le fait que ce soit déjà un peu ce que je suis en train de faire.
— Vous devez en avoir pas mal, commenté-je en fixant mon regard sur la fenêtre.
Après tout, je ne suis pas né de la dernière pluie, bien que je ne passe pas mon temps à arpenter les associations de protection des animaux. Pourtant, je sais que la plupart sont bénévoles et trouvent peu dans les aides de l’état de quoi se subventionner convenablement. Elles sont souvent pleines à craquer et comptent beaucoup sur les personnes sensibles à la cause pour survivre. Même si se serait déduire et faire des conclusions hâtives, la boîte aux lettres à l’entrée du domaine qui est de travers sur un poteau cassé en deux, la vieille voiture datant d’une autre époque garée devant la maison, le chauffage inexistant dans la maison, la bâche sur le toit de la grange, sont tout un panel de détails qui laissent penser soit qu’ils sont trop flemmard pour réparer tout ça, soit en manque de moyen. Au visage fatigué de la jeune femme, de la trace de terre que je découvre sur sa joue, de ses gants sales et usés, j’en déduis qu’elle n’a pas peur de travailler. Alors je penche fortement pour la deuxième option.
— Attention à pas en devenir une, raille-t-elle en plantant son regard ambrée sur moi.
De nouveau, ces frissons de crainte. Elle me donne vraiment les chocottes. Néanmoins...
— Je pense vraiment que je peux vous aider. Mettre en place une campagne Ulule ne vous coûtera rien, au contraire. Peut-être pas soixante milles, mais un peu quand même.